Brüno
Alors que le diptyque Junk (avec Nicolas Pothier) vient de se conclure, et que se profile à l’horizon un troisième volume du Commando Colonial avec son complice Appolo, Brüno fait preuve d’une belle activité ces derniers temps. L’occasion d’explorer un peu la démarche de cet auteur, au trait rond et reconnaissable, version personnelle d’une ligne claire nourrie de références tant musicales et que cinématographiques.
Etienne Roux : Lorsque l’on parcourt ton blog, ce qui marque immédiatement ce sont les références fréquentes à la culture américaine des années 70 et le jazz… D’où te vient ce goût ?
Brüno : Ca remonte assez loin, en fait à la fac. Avant je n’écoutais pas de musique noire américaine, j’ai eu pas mal de périodes comme plein de monde j’imagine. Je suis passé par le rock progressif, la new wave, le punk, un peu d’indus etc. Le jazz, la soul, ça fait quinze ans maintenant, et je n’arrive pas à m’en lasser…
ER : Ca semble assez influencer ton travail ?
B : Peut-être que ça l’influence de manière inconsciente, parce que c’est vrai que c’est ce que j’écoute en travaillant. Dans certains bouquins tu peux retrouver cette influence musicale, comme dans Inner City Blues puisque ça traite des années 70 aux Etats-Unis.
Mais dans Commando Colonial ou dans Junk il n’y a pas vraiment de lien direct… Dans Biotope, on peut retrouver mon attirance pour les années ’70, car j’ai voulu recréer une sorte de «rétro-science fiction» inspirée de la science-fiction de ces années là, inspirée des films comme THX-1138, 2001, Silent Running ou même des séries télé un peu pourries genre Cosmos 1999. Je préfère cette science-fiction très dépouillée à la SF baroque et steampunk qu’on voit depuis depuis Alien.
ER : Tu as souvent travaillé sur des récits de genre, c’est quelque chose qui t’attire particulièrement ?
B : Oui mais c’est un peu l’occasion qui fait le larron, au fil des rencontres avec les scénaristes. Mais c’est vrai que naturellement je suis plus attiré par du récit de genre ou de l’aventure, que par des trucs intimistes qui me soûleraient un peu à dessiner. Le prochain bouquin en chantier est avec Fabien Nury au scénario et ça se passe au début du XIXieme siècle pendant la traite négrière. Ca sera un univers encore très différent et encore une fois ça va être assez épique avec un peu de piraterie, de la vengeance, etc.
ER : C’est vrai que c’est un domaine que tu n’avais pas encore abordé.
B : Oui, en costume presque «de cape et d’épées». Là c’est encore le hasard d’une rencontre avec un scénariste. Fabien avait deux scénarii, celui-là qui était quasiment fait et puis un autre, qui m’aurait peut-être plus correspondu, dans le sens où c’était, si je me souviens bien, sur l’Amérique des années 60 mais dont le scénario restait à écrire.
ER : D’ailleurs par rapport à ton travail avec des scénaristes, avec Nicolas Pothier pour Junk en particulier, vous vous êtes rencontrés comment ?
B : On s’est rencontrés lors d’un festival et ce qui nous a permis de sympathiser c’était des goûts en commun au niveau cinéma, le western, entre autres. Nos films de référence quand on a commencé à évoqué l’idée de faire Junk c’était les westerns spaghetti, notamment Le Grand Silence de Sergio Corbucci, qui se passe dans la neige, qui est assez glauque, avec Jean-Louis Trintignant et Klaus Kinski.
ER : Donc, et ça se sent un peu, ça a été un travail assez référentiel ?
B : On est parti du Grand Silence qu’on aimait beaucoup, d’où le décorum neigeux. Je sais que Nicolas s’est amusé à glisser quelques références dans le récit. Le nom des personnages par exemple : Jill Mc Bain c’est en référence à Il était une fois dans l’Ouest, Woody Strode c’est le nom d’un acteur noir qui a joué dans plusieurs films de John Ford,… C’est encore Nicolas qui a eu l’idée de reprendre l’affiche de Rio Bravo pour faire la couverture du diptyque. Mais Junk n’est pas un jeu de piste, il n’y a pas tant que ça de de références aussi directes. Mais quand tu te lances dans un genre aussi codifié que le western, le lecteur ne peux pas s’empêcher de faire des parallèles avec d’autres westerns. Un peu comme avec le polar ou le cinéma d’épouvante…
ER : J’en reviens au jazz et à la musique noire américaine en général : tu as fait un travail d’improvisation avec Thomas Jousselin (les Aventures de Michel Swing), il y a les planches de Lorna sur ton blog qui en est aussi un peu. Est-ce que l’improvisation c’est quelque chose qui t’attire comme travail ?
B : Dans mon travail, je ne peux malheureusement pas me permettre de trop improviser, car j’ai un dessin assez laborieux, qui me demande pas mal de travail en amont avant de réaliser la planche. Pour faire de l’impro, je pense qu’il faut être un bon technicien. Certains auteurs peuvent dessiner un peu en roue libre, ils ont ce potentiel de réaliser des pages en laissant filer le dessin, au gré de leur imagination. Mais pour moi c’est quasiment impossible, je me sens capable de faire de l’impro au niveau du scénario mais pas question en dessin.
ER : Justement tu as un style qui semble très en place. Quel est ton travail en amont, pour une ambiance, par rapport à un récit, et comment as-tu mis en place ton dessin ?
B : La mise en place de mon dessin s’est fait progressivement. Au départ, je me suis essayé à un dessin réaliste, mais c’est une école qui ne souffre pas le manque de rigueur, et je ne possédait pas le bagage technique à la hauteur de ces ambitions réalistes. Je ne suis pas un très bon technicien, disons que j’essaie de faire en sorte que mon dessin soit un peu sexy malgré mes lacunes graphiques. Les travaux de gens comme Morris ou Muñoz, par exemple, m’ont décomplexés graphiquement. Naïvement, j’y ai vu des solutions pour déformer la réalité, pour m’éloigner du réalisme. C’était assez naïf dans le sens où Muñoz, Morris sont de fantastiques dessinateurs, possédant autre bagage technique que le mien. Mais ça m’a décomplexé au niveau dessin et cela m’a permis d’insister. J’ai opté pour ce style dans une veine franco-belge déformée, qui me permettait plus d’approximations. Tout ça s’est affiné au fur à mesure des albums. Dans mes derniers livres, Commando Colonial ou Junk, le dessin est beaucoup plus tenu, plus subtil que dans Nemo, qui était assez brut de décoffrage. Quand j’ai fait Nemo, c’était une époque où je ne me sentais pas capable de dessiner certaines choses. A ce propos, par peur de représenter des voiliers, j’ai décalé l’action du roman de Jules Verne au début du XXeme siècle, parce que c’était plus simple pour moi de dessiner des bateaux à vapeur. L’année prochaine, il y aura ce projet avec Fabien Nury. Je sais que je vais en baver car il va y avoir plein de bateaux à voiles à dessiner, mais je trouve cela stimulant. Cela signifie que je progresse un peu au fil des albums, mon dessin s’est affiné, je peux raconter plus de choses, je peux aborder plus d’univers différents…
ER : Appollo, en parlant de votre collaboration sur Biotope, avait qualifié ton trait de «néo-ligne claire»…
B : Je ne sais pas si c’est le bon terme, mais je crois que ça défini assez bien mon travail,… Dans le sens où, oui, il y a une espèce de parenté avec Hergé, et en même temps c’est un peu déformé et j’ai peut-être des apports un peu autres, quand je parlais de Muñoz, ou plus classique. La copie a été une bonne école pour moi, j’ai appris à dessiner comme ça, comme ce fut le cas pour pas mal de gens, j’imagine. La narration, le dessin, il n’y a qu’à ouvrir les livres, et à recopier. En recopiant tu apprends beaucoup, ça ne remplace pas les conseils directs, mais c’est une bonne base. Parfois, le risque c’est de ne s’inspirer et de recopier qu’une seule sorte de graphisme. Je crois que c’est important de se nourrir de choses très différentes, même de choses qui ne nous attirent pas de prime abord. Peut-être que mon dessin vient du fait que j’allais voir aussi bien du coté de Peyo que de Breccia. Malheureusement, avec le temps, je lis moins de BD car j’ai du mal à retrouver un simple plaisir de lecteur…
ER : tu ne peux pas t’empêcher de voir pourquoi l’auteur a fait tel choix, ou tel autre…
B : Oui, ma lecture est perturbée par la confrontation avec mon boulot, et la plupart du temps, cela me met face à mes propres incapacités. C’est dommage. J’ai toujours adoré lire des bandes dessinées, mais depuis que c’est devenu mon métier, j’ai arrêté d’en lire. J’en achète mais je ne les lis plus. A part quelques vieux trucs franco-belges que je connais par cœur. En revanche, je regarde beaucoup de films, parce que là, la magie opère encore. J’analyse un peu le film, mais vu que c’est un média différent, j’arrive à rester un simple spectateur.
ER : Pour revenir un peu à ton travail, au-delà du trait en soit, ton dessin lui-même semble minimaliste, les planches, les ambiances, les actions…
B : Oui, mon dessin est ultra-codifié. J’ai un code pour la course, j’ai un code pour le mec qui marche nonchalamment, un code pour celui qui court etc. Tu trouves ça aussi dans les bandes d’Hergé, par exemple. Son code est beaucoup plus vaste que le mien, mais quand tu regardes tous les Tintin, tu peux repérer des poses qui sont «réutilisées». C’est beaucoup plus travaillé, mais il a quand même une pose pour la surprise, la colère, à chaque fois qu’il a besoin de cette intention, il va piocher dans une sorte de banque d’images. Je trouve que c’est intéressant, cette bande dessinée, qui, en étant plus synthétique, tend vers un vrai langage idéographique. C’est vrai aussi que je trouve le dépouillement intéressant au niveau graphique. C’est peut-être aussi pour ça que je préfère le dessin en noir et blanc. Il y a cette simplicité dans le noir et blanc, le dessin va plus à l’essentiel, la couleur rajoute une couche d’information qui, n’a pas toujours lieu d’être.
ER : Tu veux dire que la couleur soulignerait inutilement le dessin, c’est ça ?
B : Même si c’est intéressant de travailler la couleur, je trouve plus sensuel de voir un dessin en noir et blanc. Ce que je regrette c’est que la couleur éloigne un peu du dessin. En noir et blanc, tu es plus proche du geste original de l’auteur. C’est imprimé certes, c’est plus propre qu’un original, mais il y a quand même cette espèce d’immédiateté. C’est un peu la différence qu’il pourrait y avoir entre un texte manuscrit et un texte tapé à l’ordi.
Pour en revenir à l’aspect codifié du dessin, j’avoue qu’il y a aussi une part de «flemme» de ma part. Pendant la réalisation, je me dis que je pourrais pousser plus loin le niveau de réalisme. Mais je crois que cela deviendrait pénible à dessiner. Ce n’est pas tant une histoire de temps passé sur la page, c’est plus que j’aime prendre un peu de liberté avec la représentation de la réalité….
ER : Tu trouves qu’en mettant plus de réalisme tu enlèverais de la vie au dessin ?
B : Je ne sais pas, en tout cas je prendrais moins de plaisir à faire les pages. Après tout, je dis ça, mais je n’ai jamais essayé… Cela serait peut-être plus beau, ça plairait peut-être à plus de monde en tout cas, car pour la plupart des gens, quand on pense «beau dessin» c’est un dessin qui est le plus proche possible du réel.
ER : Pour le travail que tu as fait sur Nemo, il y a l’édition en tomes séparés en couleur au format comics, et l’édition intégrale en noir et blanc au format carré. Est-ce que la différence de découpage était prévue à la base ?
B : Oui c’était prévu à la base. Il y avait une contrainte de découpage, avec deux pages ou devait pouvoir en faire trois ce qui faisait que je ne pouvais pas faire de pleine page par exemple. J’ai mis ça en place comme contrainte, mais après j’ai trouvé ça beaucoup trop dur d’à la fois me demander ce que ça allait donner au format comics et ce que ça allait donner en format carré. Du coup j’ai privilégié le format comics en espérant qu’il n’y ait pas de mauvaise surprise au moment de la deuxième mouture. Mais quand j’ai tout remonté au format carré, ça passait bien, la narration était aussi fluide sur les deux formats, et je n’ai rien changé.
ER : Le travail de la planche en soi, le montage et le découpage, ce sont des aspects que tu travailles ? Tu disais regarder beaucoup de travaux d’auteurs différents…
B : Question narration, j’aime beaucoup Andréas, pour ses prises de libertés avec le découpage. Il en fait souvent trop, mais j’aime bien ce côté jusqu’au-boutiste, à l’instar de gens comme Chris Ware, ou Seth, qui poussent le potentiel de la mise en page de bande dessinée dans ses retranchements. Quand je travaille avec Nicolas Pothier ou avec Appollo, ils me fournissent un scénario assez succinct en termes de description du découpage parce que j’aime bien m’approprier la mise en scène. Je trouve que la bande dessinée se joue à ce moment-là, le dessin, la mise au propre, n’étant jamais qu’un emballage. La bande dessinée ça reste quand même l’art d’agencer des cases de telle ou telle forme, les unes avec les autres pour raconter une action. Après que tu dessines comme Parrondo ou comme Giraud… Ce serait marrant d’ailleurs de voir le même découpage dessiné avec plein de styles graphiques différents pour voir ce qu’apporte le style graphique en plus après. Mais globalement l’action et la valeur de l’action vont être induits par ce que tu fais comme découpage. J’ai tendance à rechercher un espèce d’idéal qui serait d’arriver à faire une planche qui serait à la fois très belle graphiquement et très pertinente du point de vue narratif. Ce n’est pas toujours possible parce que parfois, je me sens contraint par le récit à faire une case un peu quelconque, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen d’expliquer cette action.
ER : Une perte de liberté pour gagner en lisibilité…
B : Oui voilà. Pour en revenir à mes influences franco-belges qui sont très marquées, c’est vrai que j’ai le souci de proposer un récit le plus fluide et le plus lisible possible. Après j’espère que ça se ressent dans mes bouquins, ma priorité c’est ça.
[Entretien réalisé par téléphone, le 18 Février 2010.]
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