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Commando Colonial t.2 Le Loup Gris de la Désolation

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La guerre, on le sait, est une affaire d’hommes. Mouais. Disons une affaire de grands garçons : il faut quand même manquer d’une certaine maturité pour s’extasier de postures guerrières, de dialogues dont le sérieux éhonté ne fait que masquer l’abjecte réalité des carnages qu’ils éludent. De quel genre d’honneur est l’honneur du soldat ? Le même que pour n’importe quel assassin, quelle que soit sa cause : un honneur sans doute factice, mais terriblement photogénique. 
Est-il même possible de faire un récit de guerre qui ne se fourvoie pas un peu dans ses intentions ? Je me suis posé cette question, une fois, en voyant des dessins agrandis de Tardi, tirés d’une de ses œuvres sur la Première Guerre. Je trouvais très belles les explosions, très réussies les têtes de soldat défoncées par les obus : c’était d’un esthétisme consommé. Une débauche sanglante digne du plus grand des maîtres. Ça ne me fait pas aimer la guerre pour autant et pourtant, j’y trouve une étrange satisfaction, à ce charnier humain. Pourquoi ? 
Si on souhaite déserter ce genre de questions, on peut bien entendu faire, je ne sais pas, comme certains films néo-réalistes, Allemagne année zéro par exemple, montrer le résultat de la guerre : les villes ravagées, les morts qu’on enterre, les mamans et les veuves qui pleurent. Mais ça devient une histoire de femmes, c’est bon pour saper le moral des troupes, çà oui, mais où est l’héroïsme là-dedans ? Le lecteur n’est pas un assassin, il ne cherche pas de justification à une quelconque idéologie et pour ce qu’on en sait, il est pacifiste jusqu’à l’os : mais il est d’abord un lecteur et il cherche une certaine exaltation. Il aimerait certes également justifier, par morale, par curiosité, cette recherche d’exaltation. Pourquoi aimons-nous tant lire la guerre, à défaut, certainement, de souhaiter la vivre ? 

Pratt avait, en quelque sorte, réponse à cette question : la guerre se passe que vous le désirez ou non, le tout est d’y participer sans prendre position pour un camp ou pour un autre. Corto Maltese, quand il se trouve en zone de conflit, ne s’intéresse qu’aux individus qu’il rencontre et qui, pour peu qu’ils sachent trouver deux ou trois phrases suffisamment empreintes de gravitas, deviennent pour toujours ses amis, ou ses ennemis, c’est pareil. Ne leur reste plus qu’à mourir quelques pages plus tard en prononçant un dernier bon mot pour la religion, la patrie, ou bien pour la dame qui les attend peut-être toujours à la maison (ah çà, elles ont bon dos, les veuves de guerre). Le voilà, l’honneur, le vrai : pas tant dans la manière de tuer que dans celle de mourir : avec verve, ou à tout le moins un silence riche en éloquents sous-entendus. 
Évidemment, quand on part de situations historiques avérées, c’est plus facile : la guerre s’est faite, on ne l’a pas inventée juste pour faire une bonne histoire. Des «Tuniques bleues», c’est Blutch qui gagne le plus facilement la sympathie du lecteur, parce que contrairement à Chesterfield il voudrait être n’importe où sauf sur le champ de bataille. En somme, le lecteur l’encourage à déserter mais, bien sûr, s’il le faisait réellement, la série perdrait illico son intérêt : le lecteur demande à voir la guerre mise en scène, elle l’excite, elle le fascine au plus haut point. Le lecteur se dédouane donc alors même qu’il se commet. Et quand je dis «il», je dis bien sûr «je». 

Que font Appollo et Brüno, qui avec Commando colonial nous concoctent de vraies de vraies histoires de guerre, comme dans le temps ? Un peu de tout ça : leurs héros ne sont pas là contre leur gré, non, seulement ça ne leur plaît pas vraiment, cette guerre, surtout Maurice, qui est un peu le Blutch du couple. Alors, quand ils se trouvent coincés sur une île, ça l’arrange un peu, pas au point de déserter bien sûr mais il veut bien prendre un moment pour se reposer. Antoine, lui, c’est le militaire de carrière mais il n’a pas la naïveté de Chesterfield, heureusement : c’est un homme stoïque, plein d’autorité tranquille. Les origines créoles de nos héros, Réunionnais l’un, Mauricien l’autre, assurent que, peu importe leurs motivations réelles, cette guerre qui les a rejoints ne sera jamais vraiment la leur. Aussi se trouvent-ils de facto dans le rôle du héros de Pratt, fidèle d’abord à certains idéaux, ensuite peut-être à la patrie. Maurice et Anselme sont unis au premier chef par leur haine des Nazis : leur identité française commune doit leur sembler bien abstraite, en comparaison. Aussi, les gens qu’ils trouvent sur leur chemin sont d’abord cela : des gens, touchés comme eux par la guerre qui s’invite et qui s’installe. 

Appollo a beau nous raconter des histoires de guerre, il n’est pas non plus dupe : son scénario pour La Grippe Coloniale l’avait déjà montré, il y a chez lui une sensibilité pour les effets collatéraux de la Seconde Guerre. Il ne nous vend pas une guerre «propre» ou bien «noble». Mais il veut bien jouer avec le principe : et le point de référence le plus clair de ce Loup Gris, c’est au demeurant La Grande Illusion. Le dialogue entre Anselme et Lothar est évidemment parallèle à celui de Boëldieu et Rauffenstein dans le film de Renoir — au point où Maurice lance un «votre Von Stroheim» pour faire référence au commandant nazi, ce qui implique que lui-même a vu le film et qu’il se rappelle de la fameuse performance de l’acteur autrichien, ce qui, du reste, ne serait pas tellement étonnant : La Grande Illusion fut très diffusé à sa sortie en 1937, sans parler des prix qu’il a récoltés. 
Cette intrusion d’un grand film dans la petite histoire n’est pas sans signification. Car voilà, La Grande Illusion parle de la Première Guerre, pas de la Seconde. Ce que nous dit le film de Renoir, c’est que le dialogue entre nations est possible, qu’un Allemand et un Français de même classe ont autant, sinon davantage, à partager que deux Français de classes différentes. Mais la réalité est que le temps des classes est révolu (enfin, c’est ce qu’on imaginait, à l’époque). Dans Le Loup Gris, le dialogue entre ennemis est soudain beaucoup moins pittoresque, devient trahison : on ne discute pas avec un nazi, et pourquoi ? Parce que, dit Maurice, très persuasif, chacun doit vivre avec ses choix : «Moi non plus, je n’avais pas le choix. J’aurais dû suivre Pétain et sa clique de collabos ! C’est ce que me demandait mon pays, non ?» Voilà le genre de réflexion qu’on ne lirait pas chez Pratt… 

C’est de cette manière, très habile, qu’Appollo parvient à mettre en scène les choses de l’honneur et du devoir sans inspirer trop de fascination suspecte à leur endroit, ce en quoi il est aidé par la ligne claire de Brüno qui pour le coup devient une ligne neutre. La guerre est peut-être inévitable mais individuellement, on a le loisir de choisir son camp. Reste qu’on ne peut la justifier réellement qu’après coup, la guerre, un peu démagogiquement (car comment savoir ce qui serait advenu sans elle ?). Ce qui rassure, finalement, dans ce genre de récits, c’est qu’on n’y est pas, que leur époque est forcément loin derrière nous. La Grande Illusion a pu ainsi, sans doute, à sa sortie, réchauffer les cœurs, conforter les imaginations, élever les esprits, inspirer, qui sait, une fraternité nouvelle. Mais deux ans plus tard, Hitler envahissait la Pologne. Assez joué, les garçons : il est temps de faire la guerre pour vrai… Vous savez ce qu’on fait aux déserteurs.

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Site officiel de Dargaud (Poisson Pilote)
Chroniqué par en septembre 2009