Appollo
Dans le petit monde de la «nouvelle bande dessinée», le réunionnais Appollo est l’un des rares scénaristes à plein temps. Marquant les esprits avec la première partie de La Grippe coloniale (avec Serge Huo-Chao-Si), il signe une grande année 2007 avec Île Bourbon 1730 (avec Lewis Trondheim) et le diptyque Biotope (avec Brüno). L’occasion d’explorer un peu plus avant certains thèmes et procédés qui commencent à définir son œuvre.
David Turgeon : Appollo, on te connaissait comme un scénariste de récits historiques, ou en tout cas «d’époque», mais avec Biotope tu nous offres plutôt un récit de science-fiction. Est-ce quelque chose qui te tentait depuis longtemps ?
Appollo : Je ne me suis jamais considéré comme un scénariste de récits historiques. En fait, je ne suis pas tellement friand du «genre», de manière générale, même si je me reconnais un goût certain pour l’Histoire, mais de l’Histoire en ce sens qu’elle parle de nous, d’aujourd’hui. Il se trouve que La Grippe coloniale est le livre qui m’a fait un peu connaître, et que j’ai enchaîné avec un diptyque d’époque (Fantômes blancs), et que donc l’étiquette «historique» a pu m’être accolée.
Or, dans La Grippe comme dans Fantômes, ce qui m’intéressait fondamentalement, c’était de parler de la Réunion, et plus encore de l’identité réunionnaise. Il me semblait indispensable de passer par sa singulière histoire, d’autant que la bande dessinée me semble un art particulièrement efficace pour proposer des représentations — oui, c’est une évidence — pour une île qui n’a pas la possibilité de s’offrir le cinéma, et dont la production romanesque est encore réduite. Bref, il y avait quelque chose de la «mission», même si c’est stupide et agaçant de le dire comme ça, lorsque j’ai écrit La Grippe : affirmer une identité (mais une identité complexe, pas du tout régionaliste ou chauvine), retrouver une histoire commune, ce genre de choses.
Ce n’est donc pas tant l’Histoire en général qui m’intéressait, mais celle très particulière de mon île, parce qu’elle aborde des problématiques très modernes.
Biotope est peut-être arrivé plus comme une réaction de peur à l’idée d’être étiqueté «scénariste de récits historiques» que par goût pour la science fiction, car en fait je ne suis pas tellement amateur de SF (je n’y connais même rien). Mon éditeur de l’époque me poussait à continuer dans la voie de la Grippe, et je me voyais ressasser éternellement le même genre de récit, ça m’effrayait plutôt. Avec Biotope, je prenais le contre-pied de ce que j’avais fait auparavant, et en même temps, je me lançais le défi de faire un récit dans un genre qui m’est totalement étranger : après tout, peu importait le décorum, ce qui comptait c’était le traitement et la thématique (pas si différente de celle de La Grippe, du reste).
Enfin, les choses ne se passent jamais aussi clairement : ce qui s’est passé aussi, c’est que j’ai rencontré Brüno et qu’il m’avait fait part de son désir de dessiner une récit de SF, et je trouvais l’idée emballante parce que je trouvais que son graphisme néo-ligne claire pouvait donner quelque chose de différent de ce que l’on voit d’habitude. Et puis aussi, j’aimais bien l’idée de reprendre des thématiques de la tradition franco-belge en leur appliquant un traitement que je pensais être «nouvelle bande dessinée».
DT : Je trouve intéressant (et surprenant !) que tu me parles de thématiques de la tradition franco-belge en référence à Biotope, car j’ai trouvé ce diptyque assez peu «traditionnel» dans son traitement. Pourrais-tu élaborer ce point ?
A : La bande dessinée de genre, comme la science-fiction, est une tradition dans la bande dessinée franco-belge : c’est même ce qui a fait son succès, puisqu’en France, elle a repris à son compte des thématiques de la littérature populaire qui avaient été délaissées par les autres formes narratives (cinéma et roman, en l’occurrence). De Tintin à Blueberry, c’est vraiment sur ce terreau que s’est développée la bande dessinée, ce qui a fait à la fois sa force — son succès — et sa faiblesse — son infortune critique.
Or, assez paradoxalement, la Nouvelle Bande Dessinée, qui est quand même le fait d’auteurs en rupture avec le mainstream, est revenue à ce récit de genre, par exemple avec Blain qui se réapproprie les pirates, ou Sfar (avec Tanquerelle) qui remet le couvert du polar fantastique. Ce qui change fondamentalement, c’est le traitement ; il y a une forme de post-modernisme qui consiste à tout à la fois jouer le jeu du récit de genre tout en lui proposant une nouvelle lecture, plus mature, plus consciente d’elle-même, et, en un sens, plus littéraire.
D’une certaine manière, c’est précisément ce que nous voulions faire, dans Biotope : le huis-clos, le polar, le récit de SF peuvent être considérés comme un héritage de la tradition (au cinéma, Hitchcock s’est nourri de ce genre de choses), mais comme il ne peut plus s’agir de retrouver l’innocence originelle des premiers récits (ça n’aurait pas de sens), nous l’avons traité à notre manière, en jouant sur le récit off à la première personne, et en y mêlant des éléments qu’on n’y trouve généralement pas : le mode déceptif, une forme d’humour un peu déprimé, l’ennui, et un arrière-fond politique.
Il y a chez Brüno comme chez moi, un vrai goût pour les classiques de la bande dessinée, de Hergé à Pratt, et il nous semblait que la production commerciale actuelle s’était complètement éloignée de cet héritage, comme si à force de faire de l’héroic-fantasy, ou à mimer le cinéma américain, on avait oublié cette saveur qui avait fait la singularité de la bande dessinée en Europe. Alors, nous tâchons de retrouver ce genre de récit, sans le singer, ni le reconstruire de manière artificielle, avec notre regard actuel, notre culture. Je crois que finalement, c’est déjà ce que faisait, à sa manière, Pratt avec Corto Maltese.
Du coup, Biotope — mais aussi le projet sur lequel nous travaillons en ce moment — est à mi-chemin entre une forme de classicisme et de modernité. Le trait de Brüno, cette sorte de néo-ligne claire, correspond tout à fait à ce projet.
De mon côté, comme scénariste, je veux tout à la fois jouer le jeu du récit, et proposer une écriture personnelle. C’est aussi ainsi que nous l’avions convenu avec Lewis Trondheim, lorsque nous travaillions sur Île Bourbon : retrouver un souffle romanesque, tout en gardant un ton actuel — peut-être un peu désillusionné. Mais Île Bourbon se positionnait clairement, par son format, sa pagination, son dessin, comme un «roman graphique» (pour reprendre la dénomination consacrée), alors que Biotope s’inscrit formellement dans une forme de classicisme, avec sa ligne claire, le format 48cc, et donc, le genre balisé de la science-fiction. Le pari, d’une certaine manière, c’était de réussir à faire autrement avec les mêmes recettes.
DT : Effectivement, cette volonté de renouvellement de la bande dessinée de genre te rapproche de plusieurs auteurs apparentés à la «nouvelle bande dessinée», notamment Blain. Pourtant, il me semble que tu te démarques clairement de ces auteurs sur plusieurs points que j’aimerais approfondir.
Par exemple, lorsque tu parles de ta façon de raconter, le «mode déceptif» que tu évoques, je pense qu’on touche à un de tes thèmes de prédilection, l’individu face à la société ou l’environnement. Peu importe combien têtus ou optimistes soient tes protagonistes, ils finissent toujours démunis face à une situation qui les dépasse et que, finalement, aucun individu seul ne pourrait régler. En bref, même lorsque tu donnes à ton récit une forme en apparence classique, il n’y a jamais chez toi le «triomphe du héros» auquel la littérature populaire nous a habitué. Est-ce là une volonté consciente de ta part ?
A : C’est de cette naïveté originelle et perdue dont je parlais. En clair, je ne crois pas à l’homme providentiel, au héros qui sauve le monde. Malgré tout mon amour pour Tintin, Spirou ou Lucky Luke, j’ai l’impression qu’on ne peut plus inventer des héros comme ça, ou, en tout cas, que moi, je ne peux pas le faire. Ça tient sans doute à ma formation littéraire : le roman a abandonné l’idée du héros — du héros épique — depuis quelques siècles déjà.
Je suis attaché à une forme de réalisme, non pas graphique — parce que je sais que ça ne veut pas dire grand chose — mais psychologique, humain. Je veux que mes personnages soient vivants, humains, pas des super-héros (je déteste les super-héros), donc qu’ils soient faillibles, pleins de doutes, fragiles. Ça ne signifie pas qu’ils soient forcément des anti-héros, parce que je crois à l’éthique par exemple, mais le mythe du héros parfait, lisse et sans défauts, ma saoule un peu.
Dans Biotope, je me suis attaché au personnage de Toussaint parce qu’il est confronté au désir de pureté des autres, et que lui, rempli de doutes — à la limite du cynisme — n’a finalement que son éthique de flic à y opposer.
Les biotopiens sont des idéalistes persuadés de la justesse de leur cause. D’une certaine manière, ils ont raison : qui nierait que sauver une planète est un combat juste. Mais ils agissent comme des fondamentalistes, c’est à dire que pour eux, la fin justifie les moyens, et que s’il faut tuer quelques hommes pour sauver une planète entière, c’est à la limite acceptable, car l’enjeu dépasse ces quelques contingences. Ça pourrait se tenir comme raisonnement intellectuel, et pourtant c’est absolument inadmissible pour Toussaint, car le petit flic qu’il est, part d’un principe tout simple qui est celui qu’on ne tue pas les gens, quelles qu’en soient les raisons.
Bon, cette espèce d’affrontement simili-philosophique n’est pas nouveau (j’avais repensé aux Mains sales de Sartre, par exemple), mais je voulais en plus, par delà la réflexion intellectuelle, en proposer un traitement narratif crédible : Toussaint n’est pas que l’incarnation d’une idée, c’est un être humain avec ses défauts, sa complexité. Il est donc attentiste, râleur, un peu dépassé par les évènements (il ne résout rien dans l’enquête, c’est Langevin qui le fait) mais sur le fond, c’est lui qui a raison, même s’il ne sait pas l’exprimer. Et comme toutes ces caractéristiques n’en font pas un héros, il devient incapable d’empêcher ce qui se passe. Pire que ça, plus les évènements avancent, plus il perd pied et est incapable d’agir : il arrive sur Biotope dans une dynamique (celle de l’enquête) et il finit comme simple spectateur passif, à peine bon à prendre les décisions qui assurent sa survie (en gros, suivre Eunice).
Il y a quelque chose du loser chez lui : il a raté son histoire d’amour avec Eunice, il a raté son enquête, mais en même temps, au milieu de tous ces idéalistes, c’est le seul qui reste pur, puisqu’il ne tue personne.
Bien sûr, ça donne une tonalité assez pessimiste au récit, puisque personne ne vient sauver le monde. Il y a même comme une sorte de fatalisme : rien ni personne ne peut empêcher la «machine infernale» de dérouler son ressort. Or, je ne suis pas pessimiste du tout, je crois en la bonne volonté, je crois qu’on peut changer les choses, mais effectivement, comme tu le dis, il faut sans doute une bonne volonté collective, et l’individu seul est trop souvent impuissant.
Il faut ajouter aussi qu’il y a dans Biotope comme dans La Grippe coloniale une sorte de logique tragique liée à la clôture du lieu : l’île ou la planète sont des endroits fermés, et c’est vachement tentant d’y rejouer la grande tragédie grecque ou classique du personnage broyé par le destin.
C’est une idée qui vient des Grecs, mais qui, débarrassée de tout sens religieux, est reprise par le théâtre du XXe siècle, parce qu’il correspond aussi à la perte des illusions de notre époque. Pourtant, ça m’embêtait un peu de finir sur cette note très noire et pessimiste, alors, comme une sorte d’ultime pirouette, j’ai proposé une fin ouverte, avec Toussaint et les deux filles qui se retrouvent ensemble, ce qui me semblait à la fois drôle et un peu optimiste : on peut encore croire que ça va s’arranger pour eux.
DT : J’avais remarqué la récurrence des îles, explicites ou métaphoriques, dans ton travail. C’est un autre thème très fort. Il y a aussi la question du mélange des origines ethniques ou culturelles, qui chez toi est quasiment systématique. Dans Biotope, la composition de la base scientifique, policiers inclus, présente une diversité culturelle remarquable. Dans la Grippe, c’est un vecteur de l’action (par exemple, les tentatives de Voltaire de se faire «accepter» malgré sa couleur). Est-ce que je me trompe si je dis qu’il y a un peu de ton origine réunionnaise dans cette tendance à la diversité culturelle ?
A : Pour ce qui est du thème de l’île, je ne peux que le constater aussi : même lorsque je fais une histoire de SF, je me retrouve avec une île — et qui plus est, un avatar de la Réunion des origines.
Il faut dire que l’île est un endroit parfait pour développer tout un tas d’histoires. C’est un lieu à la fois ouvert (le monde peut y échouer) et fermé (géographiquement), c’est une métaphore parfaite du monde, une sorte de petit laboratoire de l’humanité. Et puis, bon, je suis un insulaire, j’ai du mal à échapper à cette réalité, même si l’idée d’être à ce point marqué par une thématique m’effraie un peu.
Pour ce qui concerne la «diversité culturelle», c’est à la fois la même chose et différent. D’abord, je dois préciser que le terme même de diversité culturelle ne me convient pas vraiment : mes personnages ne sont pas tous blancs, ont des origines variées, mais appartiennent généralement à un même monde culturel, qui est le monde créole.
Mais en même temps, par delà la question créole, il y a un questionnement sur les représentations qui m’intéresse. En France, où la question de la communauté est normalement évacuée (la République ne reconnait que des individus, pas des communautés — ce qui est une approche que je trouve très saine), on se retrouve dans un système de représentations où les noirs n’existent pas. Je suis frappé par le fait que le cinéma ou la bande dessinée ne mettent jamais en scène de noirs (ou d’arabes ou d’asiatiques ou d’indiens) sinon dans des cas très précis où précisément le noir joue le rôle du «noir» — avec tous les stéréotypes et clichés que ça implique. C’est à dire qu’un personnage «normal» ne peut être que blanc. S’il est noir, c’est toujours signifiant, il faut absolument le justifier, s’il est blanc, on est dans la neutralité de la représentation. Ça me semble non seulement absurde, mais en plus complètement déconnecté de la réalité française. La réalité française, depuis des siècles maintenant, c’est qu’on peut être noir ou blanc, sans que cela ne signifie plus que ça quelque chose.
De ce point de vue là, les Américains sont plus clairs : on y trouve des personnages noirs, asiatiques ou blancs de manière totalement décomplexée. En France, quand il y a un type maghrébin à l’écran, on peut être sûr qu’on va se retrouver avec un sens particulier : c’est le «beur», c’est la question du racisme, le thème de la banlieue. Au bout d’un moment, c’est ultra chiant : ne peut-on avoir des personnages «colorés», simplement, de manière gratuite ? Le cinéma français, qui pourtant donne des leçons à tout le monde, ne le fait jamais : on ne peut pas citer un film avec un acteur d’une «minorité visible» (pour reprendre l’expression un peu pénible qui convient) qui ne soit là que parce qu’il est un bon acteur, en dehors de toute considération spécifique de scénario.
La science-fiction est particulièrement un genre «blanc» : à part un personnage secondaire d’un épisode de la Guerre des étoiles, je n’ai pas le souvenir de film (ou de bande dessinée) qui mette en scène de noirs. Comme si inconsciemment, on associait la SF à l’idée de modernité, donc au monde blanc, donc à un monde dont les noirs seraient exclus (les noirs, c’est bon pour jouer au tam-tam ou pour faire le voyou de banlieue, en somme). C’est ridicule et agaçant.
Alors, quand nous avons fait Biotope, Brüno et moi avons simplement décidé que la plupart des personnages seraient noirs, comme ça, sans justifications particulières.
Ça n’a pas manqué, la plupart des commentaires que nous avons pu avoir l’ont relevé. On résume l’histoire en disant qu’il s’agit de «flics blacks» et généralement, c’est tellement peu courant, qu’on associe cette histoire de personnages noirs à l’influence des films américains.
C’est une connerie : mes flics ne sont pas «black», ils sont noirs, et ils ne doivent rien aux séries américaines. Si je devais leur donner une origine géographique, je dirais qu’ils viennent du monde créole, particulièrement d’Haïti : Toussaint, c’est pour Toussaint Louverture, Langevin, c’est un coin de la Réunion, Aristide, c’est le prénom de l’ancien président haïtien, Eunice, c’est le prénom d’une athlète originaire du Sierra Léone etc. Ils sont donc globalement — et tout à fait logiquement pour ce qui me concerne — issus d’un imaginaire créole et francophone.
Si la question de la couleur de la peau était réglée en France, on ne me poserait jamais la question. C’est un peu désespérant, parce qu’on ne se demande jamais pourquoi Rahan est blond, on ne remarque pas que Spirou est roux, alors qu’on relève systématiquement que Toussaint est noir… C’est une question qui peut paraître un peu secondaire, ou militante. Ce n’est pourtant pas le cas : j’ai toujours vécu dans un environnement où il y avait des blancs, des noirs, des asiatiques, sans que cela me frappe. L’univers de mes livres n’est que le reflet de ma réalité : multicolore.
Dans Île Bourbon, c’est encore plus aigu : Lewis dessine en noir et blanc des personnages animaliers. On ne fait plus la différence entre les blancs et les noirs, or c’est un récit qui parle abondamment — si ce n’est principalement — de la question de l’esclavage. J’aimais bien l’idée que l’absurdité de l’esclavage soit soulignée par cette absence de différenciation visible. Et pourtant, un ami m’a dit : «C’est dommage, dans ton livre, on ne voit pas bien qui est noir et qui est blanc». Ce n’est pas dommage, bon dieu, c’est génial !
DT : J’avais aussi noté cette indifférenciation des couleurs de peau dans Île Bourbon. Il y a une certaine délicatesse à cette solution graphique, puisqu’elle force à mettre tous les personnages sur un même pied d’égalité.
Petite parenthèse, puisqu’on parle de patronymes, je me demandais à quoi ton personnage de Trois-Rivières devait son surnom. Wikipédia m’apprend qu’il existe un chef-lieu de ce nom en Guadeloupe mais la tête de cerf me fait plutôt penser à la ville de Trois-Rivières au Québec (donc pas loin de chez moi).
A : Ah ah oui, c’est exact ! Trois-Rivières est un hommage direct à la ville du Québec, que je ne connais d’ailleurs pas. Mais j’aime beaucoup ce genre de noms de lieux : à l’île Maurice, on trouve aussi cette poésie des noms de lieux, avec des villes comme Pamplemousses, Quatre-Bornes, Mahébourg… J’adore ça, je trouve ça très beau.
La fiction française a du mal avec ses noms : soit ça fait franchouillard, soit on choisit des noms à l’américaine. Moi, je voudrais d’un monde où tous les noms soient créoles, cajuns ou québécois, parce que ce sont ces pays qui savent poétiser la langue.
D’une manière générale, c’est d’ailleurs un monde qui me fait rêver, et dans lequel je situe souvent l’action de mes histoires. La fiction française est soit auto-centrée soit tournée vers les Etats-Unis. Je trouve ça un peu chiant au bout d’un moment. Moi, je veux voyager en Afrique, au Québec, ou partout ailleurs.
Ça me désole de lire des carnets de voyage de dessinateurs pour qui le summum de l’exotisme et de l’aventure, c’est d’avoir passé un week-end à Los Angeles ou une semaine à Tokyo. Comme si nous n’étions pas déjà abreuvés d’images de ces lieux-là…
Au moins avec Pratt, on découvrait le monde !
DT : Il serait intéressant de parler un peu d’Île Bourbon et notamment de ta collaboration avec Trondheim. Il est assez rare de voir Trondheim dessiner sur le scénario d’un autre. Or là autant on reconnaît bien ta patte et ta façon de raconter, mais on décèle aussi distinctement l’humour pince-sans-rire de ton comparse. Est-ce que je me trompe ou Trondheim semble vraiment avoir affiné son dessin pour ce livre, entre autres du point de vue des décors, qui foisonnent de détails. Peux-tu me raconter comment s’est faite cette collaboration ?
A : Ça s’est passé de manière très simple. C’était un peu avant que Lewis ne sorte Désoeuvré ; il était dans une période de remise en question. Je crois qu’il venait de tuer Lapinot, et il annonçait qu’il n’avait plus tellement envie de dessiner, qu’il allait peut-être arrêter la bande dessinée — en tout cas telle qu’il la faisait jusqu’à présent.
Dans un mail, je lui ai fait part de ma déception sous forme de boutade, je lui ai écrit quelque chose comme : «C’est con que tu arrêtes la bande dessinée, tu as fait des westerns, de l’heroic fantasy, de la SF, mais tu n’auras pas eu le temps de faire une histoire de pirates.» Je pense qu’il a cru que je lui faisais une proposition déguisée de collaboration, puisqu’il m’a répondu : «Pourquoi ? Tu as une idée d’histoire ? Envoie-la.» Or, vraiment, même inconsciemment, il ne m’était jamais venu à l’idée de travailler avec lui : je savais que Lewis écrivait ses propres histoires, donc qu’il n’avait absolument pas besoin de scénariste, et je ne me serais jamais senti à la hauteur d’une collaboration. C’était vraiment une remarque de fan : j’aurais vraiment aimé que Lewis fasse un récit de pirates, parce que j’aime beaucoup ça, tout simplement.
Bref, sa réponse me mettait soudain devant une nouvelle perspective. Je me suis dit qu’après tout, de quoi pouvais-je avoir peur ? Je lui ai donc répondu que non, je n’avais pas véritablement d’idée d’histoire, mais que j’avais des pistes, un univers qui me travaillait depuis longtemps. Et je lui raconte une vieille envie de récit que j’avais (sur laquelle Serge Huo-Chao-Si avait un peu travaillé avant de laisser tomber), qui est celui de la fin de la piraterie, de la pendaison de La Buse, le plus célèbre des pirates de la Réunion, sous la forme du passage d’une époque à une autre, quelque chose d’un peu crépusculaire. Ça l’a vivement intéressé, et très rapidement, il m’a dit : «On écrit à deux, on prend ton idée comme base de départ, et on brode, chacun amène sa pierre à l’édifice.» Et c’était parti. Au début, ça devait être un Lapinot pirate, puis on a abandonné cette idée (à mon grand soulagement, je ne me sentais pas du tout de faire vivre Lapinot), et on a décidé que ce serait un récit largement improvisé, sans pagination préétablie, ni d’éditeur, ni de calendrier.
J’ai écrit une première séquence, Lewis l’a lue, il m’a dit : «C’est parfait, mais j’ai une idée de séquence juste avant celle-là», et c’est comme ça qu’on a commencé.
Je lui envoyais des pages de dialogues, avec pratiquement aucune indication de mise en scène, je lui envoyais de la doc, des idées de séquences pour la suite, et lui prenait ce qui lui plaisait, ajoutait ses idées, ses dialogues, cherchait de la doc de son côté et dessinait.
Tout s’est fait de manière très simple et évidente, sans que jamais, je crois, nous n’ayons eu de désaccord sur le récit. J’attendais avec une impatience enfantine de recevoir les planches par mail. Sans que ce ne soit clairement établi, on s’est un peu partagé les personnages : il animait les deux ornithologues, et moi les personnages secondaires (Ferraille, Evangéline etc). Le cadre général avait été fixé par moi, mais Lewis faisait aussi des recherches de son côté, et quand il trouvait un truc rigolo ou étonnant, il m’en faisait part, on en discutait et on l’intégrait ou pas dans le récit. De mon côté, je ne me souciais absolument pas de la narration, puisqu’elle était entièrement prise en charge par Lewis, c’était très confortable.
Quand je regarde le résultat final, je ne suis pas certain de savoir à coup sûr quelle idée vient de Lewis, laquelle de moi. Il y a vraiment eu, je crois, une rencontre sur ce projet-là.
J’ai tendance à ne pas trop aimer mes propres bouquins après coup, ou disons plutôt que je suis incapable de les relire, mais Île Bourbon fait partie de ceux dont je ne suis pas mécontent : il s’est fait dans la facilité et la bonne humeur (ce qui n’est pas toujours le cas), il possède une ambition littéraire qui me plait, et même s’il est perfectible, il correspond vraiment à ce que je voulais faire en bande dessinée. Je crois que je referai, si c’est possible, ce genre de chose : un récit en noir et blanc qui se donne l’espace pour se développer.
Il me semble que Lewis aussi est content de cette collaboration : ça l’a amené à faire quelque chose d’un peu différent de ce qu’il avait fait jusqu’ici, quelque chose d’à la fois plus classique, et plus romanesque. Et puis, il avait fait déjà plusieurs séjours à la Réunion, il avait beaucoup dessiné la végétation, les décors de l’île, et il trouvait là de quoi réinvestir en quelque sorte son dessin. Ça a été aussi pour lui l’occasion de voir comment il pouvait intégrer la documentation à son système graphique, et je dois dire qu’il a particulièrement réussi ce coup-là : on est toujours dans du Trondheim, et en même temps, on est complètement dans la réalité de l’île. C’est, à mon avis, un vrai tour de force, parce qu’il n’a pas le graphisme de la bande dessinée historique qu’on aurait attendu pour un tel sujet, et c’est pourtant 10 000 fois mieux que ce qu’aurait pu faire n’importe quel dessinateur dit «réaliste».
Le livre a sans doute déstabilisé certains vrais fans de Trondheim, mais en même temps, il marche très bien du point de vue commercial, ce qui prouve que les lecteurs s’y sont retrouvés, et il trouve aussi sa place — certes un peu à part — dans nos bibliographies respectives.
DT : Ce qui est intéressant avec Île Bourbon, c’est qu’il y a ce côté «visite guidée», c’est comme si le but était d’abord de faire revivre un univers méconnu, d’en visiter certains plis et recoins. En même temps le récit est conséquent, les personnages sont transformés par le voyage et par leurs rencontres, bref, ce n’est pas qu’une simple promenade en terrain exotique…
A : Je n’aime pas trop le terme «visite guidée», mais je comprends ce que tu veux dire : il y a effectivement une sorte de panorama, de tableau de la société bourbonnaise de 1730. Je crois que le titre est assez explicite. Finalement, les pirates ne sont qu’une facette du récit, une sorte de fil conducteur, mais c’est surtout le portrait d’une société naissante qui m’intéressait.
Le lien qui relie les personnages entre eux est parfois très ténu : par exemple, il y a cette courte séquence où l’en découvre le bourreau (qui s’engueule à ce sujet avec sa femme), mais on n’en dit pas plus. Un copain à moi dit que c’est une approche balzacienne : je n’ai pas cette prétention, mais le côté fresque avec tous ses personnages me plait bien — toute proportion gardée, ce serait une sorte d’«Il était une fois à l’île Bourbon»…
Je ne sais pas si ça s’est tellement fait en bande dessinée. Enfin si, il y a Eisner, bien sûr…
DT : Et pour tes autres livres, ceux où tu es seul au scénario, quelle est ta part du travail ? En plus des dialogues et de la documentation, t’impliques-tu dans le découpage, la mise en scène… ? Es-tu plutôt du genre à écrire ou bien à dessiner tes scénarios ?
A : Chaque collaboration est différente. Généralement, je propose un scénario avec les dialogues, quelques indications de mise en scène (mais très succinctes) et un découpage en cases et en planches. Ensuite, il y a des échanges sur le story-board avec le dessinateur, on revient sur des choses, on regarde ce qui fonctionne etc.
C’est très difficile à dire comment ça se passe : il y a ce que j’envoie par écrit, et il y a tous les échanges — essentiellement par téléphone — avec les dessinateurs.
D’une manière générale, je fais confiance au dessinateur pour la mise en scène, je ne pense pas pouvoir me substituer à lui. Moi, j’interviens pour le texte et le rythme. Tout au plus, je fais des remarques après coup, ce qui est assez chiant, je le reconnais… Mais comme je ne sais absolument pas dessiner, je me plie volontiers aux styles de chacun. De toute façon, il y a une sorte d’alchimie dans ces collaborations, ça me parait difficile de l’expliquer ou de croire qu’il y a un système, c’est toujours du bricolage.
L’autre jour, j’ai vu un scénario d’Ayrolles, et j’étais assez bluffé de voir qu’il dessinait entièrement et très précisément ses scénarios ! C’est un truc que je ne pourrais pas faire, évidemment parce que je ne sais pas dessiner, mais surtout parce que ce qui m’intéresse, c’est vraiment de travailler avec un auteur qui prend en charge par le dessin mon scénario.
DT : Je vois sur ton blogue que tu reviens d’une escapade au Congo. Tu es d’ailleurs présentement loin de la Réunion, puisque tu enseignes pour quelques mois le français à Luanda, en Angola. Tu voyages par plaisir ou par nécessité ? Et est-ce que tu profites systématiquement de ces voyages pour te documenter sur tes projets à venir ?
A : Je me suis installé en Angola pour deux ans au moins. Pour des raisons très diverses, j’avais envie ou besoin de quitter un petit peu la Réunion, et j’ai eu l’opportunité de ce séjour en Angola.
J’ai passé une partie de mon enfance à voyager — mes parents ont travaillé dans plusieurs pays — et il m’en est resté une espèce d’envie régulière de changer d’air. Il y a une petite quinzaine d’années, j’ai travaillé deux ans au Nigéria comme prof, et il me semblait que le moment était venu de refaire un tour en Afrique qui est un continent qui m’intéresse beaucoup (et qui est un élément clé de ma géographie fantasmatique personnelle).
Evidemment, je me nourris, si j’ose dire, de ces voyages, même si je ne voyage pas en me disant systématiquement que j’en ferais quelque chose. Ce qui me motive en premier lieu, c’est de changer radicalement de cadre de vie, d’être véritablement «dépaysé», et comme je vais dans des pays un peu difficiles, ou, en tout cas, qui ne correspondent pas exactement à l’exotisme charmant qu’on pourrait attendre ailleurs, je suis servi. En tout cas, dans le cas présent, ça me donne beaucoup d’idées et d’envies de récit : reste à savoir comment transformer ça en livres. Je ne sais pas si j’y parviendrai, d’autant que je suis extrêmement méfiant envers les récits de voyage, ils me mettent mal à l’aise, je les trouve souvent poseurs, péremptoires, superficiels… Je suis extrêmement dubitatif sur les projets qui consistent à rendre compte d’un pays, lorsqu’on n’en a pas une connaissance intime. Comment un type qui n’a passé que quelques mois dans un pays peut-il avoir l’arrogance de croire le connaitre ? C’est vraiment un exercice délicat.
En littérature, j’aime bien Bouvier par exemple parce qu’il reste constamment émerveillé et qu’il ne donne pas de leçon «d’en haut», c’est à dire depuis cette position surplombante qu’ont certains écrivains-voyageurs, mais je crois que je préfère encore Jean Rolin qui reste d’une prudence extrême, à la limite de la position en retrait, vis-à-vis de ses récits de voyage (y compris lorsque le dit voyage se passe simplement de l’autre côté du périphérique parisien). En bande dessinée, mon copain Guy Delisle réussit à être sur le fil dans ses différents bouquins, et c’est à mon avis l’un des rares auteurs de bande dessinée qui ne se vautre pas dans la complaisance du voyageur-qui-a-tout-compris.
Bref, si je fais quelque chose, ça sera inspiré de mes séjours au Nigéria et en Angola (et dans les pays alentours), mais sous la forme de fiction, c’est à dire que le voyage en tant que sujet ne m’intéresse pas. J’ai une idée d’histoire avec Brüno, mais il faut qu’elle mûrisse encore. (et il faut que j’invite Brüno en Angola, qu’il voit ce que c’est qu’une grande ville déglinguée — mais passionnante).
Un mot sur mon blogue : il s’agit vraiment d’un blogue à destination de mes copains et en aucun cas quelque chose qui pourrait intéresser des gens qui ne me connaissent pas. J’y multiplie les private jokes, mes copains me pourrissent avec entrain les commentaires et je crois qu’il n’a strictement aucun intérêt pour un visiteur lambda.
DT : Pour terminer cette entrevue, si tu le permets, j’aimerais que tu nous parles un peu de tes projets futurs. J’ai cru en entrevoir deux sur ton blogue : d’abord un récit avec Brüno qui se déroule à l’époque coloniale, ensuite un projet avec un dessinateur qui m’est inconnu, et qui semble se dérouler à notre époque…
A : Il s’agit de deux projets que j’ai entamés avant de partir en Angola et que je continue ici. Ils sont de nature très différente.
Avec Brüno, nous avons décidé de renouer avec un modèle classique un peu délaissé, la série de «guerre». Il s’agit donc d’une série de one-shots mettant en scène deux membres du BCRA (les services secrets de la France Libre, pour résumer) pendant la seconde guerre mondiale et à travers le monde. On essaie d’y retrouver ce qui avait fait nos délices de gamins : les trucs militaires, les avions, les batailles, les «histoires d’hommes», et d’y mêler les thèmes un peu romanesques des récits de guerre de Pratt (comme Les Scorpions du désert), tout en gardant notre propre ton.
Le premier tome, qui s’intitule Opération Ironclad se passe à Madagascar en 1942. C’est Poisson Pilote qui l’éditera.
Le deuxième livre sur lequel je travaille se fait en collaboration avec Stéphane Oiry. J’ai rencontré Stéphane par le biais d’Internet il y a quelques années, à une époque où il existait sur usenet un groupe de discussions sur la bande dessinée tout à fait passionnant (et dont du9 est, en partie, une émanation). Stéphane a travaillé avec Cornette pour une série aux Humanos qui s’intitule Les Passes-murailles, et il y a 2 ou 3 ans, s’est lancé avec Gwen de Bonneval dans l’aventure Capsule Cosmique (ils en étaient les rédacteurs en chef). On s’est rencontré «en vrai» à cette occasion puisqu’il m’a proposé de collaborer au journal. C’est quelqu’un avec qui j’ai tout de suite beaucoup sympathisé, parce que nous avons des goûts en commun et une approche de la bande dessinée identique.
Pauline (et les loups-garous) est un long récit (une soixantaine de pages) qui reprend nos marottes communes : une sorte de road-movie adolescent et contemporain, sur fond de rock. On y a mis tout plein de nos références : la bande dessinée américaine d’aujourd’hui, le cinéma d’auteur, la littérature, la contre-culture… Ah ah, dit comme ça, ça parait très prétentieux et fourre-tout, alors qu’il s’agit surtout d’un projet qui nous excite beaucoup, et très différent que ce que chacun de nous a fait jusqu’à présent. En quelques mots, l’argument est le suivant : deux ados s’enfuient, la nuit, sur une autoroute de l’ouest de la France. L’idée de départ qui nous amusait beaucoup, était de faire se rencontrer les univers de Russ Meyer et d’Eric Rohmer. Et puis, on a dépassé cette idée de gag initial, pour quelque chose de plus personnel et de plus noir. Le traitement graphique de Stéphane, quelque chose entre Burns et Jijé, me ravit vraiment. Ça sera édité par Futuropolis.
[Entretien réalisé par courriel entre le 20 Octobre et le 3 Novembre 2007.]

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