David Mazzucchelli

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Une fois la lecture de Big Man achevée, vous ne pouvez vous empêcher de refermer majestueusement ce livre de David Mazzucchelli. Rebeca, la petite fille et le géant restent présents à votre mémoire et vous accompagnent encore longtemps. Les personnages sont ancrés dans la vie même et nous apparaissent ainsi si proches. David Mazzucchelli n’a gardé qu’une trame simple d’où le spectaculaire a été volontairement gommé. Loin de la virtuosité de Batman et autre Daredevil, par petites touches, le trait construit son univers et par sa justesse laisse toute la place à l’émotion.
Présent en France au dernier festival d’Angoulême, sa rencontre, à l’image de son album, vous reste longtemps en mémoire. Il y évoque l’extrême soin apporté à la réalisation de Big Man. Certainement un des meilleurs albums de l’année 98.L’Indispensable : Comment est né Big Man ?

David Mazzucchelli : Pendant plusieurs années, j’ai remarqué que je faisais, de temps en temps, des croquis d’un géant et j’ai ainsi réalisé qu’il y avait une histoire de géant que je portais en moi, que je voulais raconter. J’ai réfléchi et, très vite, j’ai trouvé la trame de l’histoire qui était assez simple. Ce qui était important pour moi, c’était de restituer une sorte de réalité émotionnelle très forte. Écrire Big Man, c’était de nouveau raconter un conte, une fable avec une véritable émotion humaine que j’espère touchante.

L’I. : La figure du géant pourrait amener du spectaculaire mais le personnage reste toujours dans la retenue pour que les émotions soient plus justes, plus profondes.

D. M. : C’était très important pour moi de trouver le bon mode de communication du géant. Je voulais que la communication se fasse de façon très spéciale, d’une manière presque rude, qu’elle soit très physique comme le témoigne le moment où le géant pousse la petite fille par terre. Je ne voulais pas des clichés faciles de ces histoires très sentimentales comme on peut le voir dans les films hollywoodiens. Je préférais que ce soit inattendu et amusant.

L’I. : Comment est venue cette façon de communiquer entre la petite fille et le géant qui est une des scènes les plus fortes de l’album ?

D. M. : Tout au début, je savais qu’il y aurait une relation entre la petite fille et le géant. C’est le centre de l’histoire. Je souhaitais qu’ils essaient de communiquer par une gestuelle et non pas par la parole puisqu’ils ne la maîtrisent pas. Mais je ne savais pas exactement par quel moyen jusqu’à ce que je commence à réaliser l’histoire dans son ensemble, que tous les détails s’assemblent et se répondent les uns aux autres.
Je me suis rendu compte que j’avais besoin de passer par le fait qu’elle travaille avec les cochons. Dans la scène qui précède celle où l’on voit la fillette et le géant qui communiquent vraiment ensemble, la fillette est avec les gamins de la campagne. Ils lui font de nombreuses allusions sexuelles qui laissent entendre qu’il y a eu une sorte d’abus sexuel de leur part vis-à-vis de la petite fille. Je montre qu’elle est faible, qu’elle ne perçoit pas tout.
Ainsi quand elle se trouve devant le géant, cette masse imposante, il y a une tension qui se crée parce que l’on ne sait s’il est dangereux ou juste gentil. Au bout du compte, nous n’avons aucune information sur l’attitude qu’il va adopter. La tension dramatique provient de là. Quand il met les doigts dans son nez, cela casse complètement la tension par le rire, par le fait que c’est surprenant et enfantin. C’est le genre de geste que peut faire un père vis-à-vis de sa fille. Cela crée un autre type de rapport.

L’I. : Le récit semble construit autour d’une pulsation. Comment s’est fait la construction de Big Man dans son ensemble ?

D. M. : J’ai toujours voulu que ce récit soit fluide et rythmé par les sentiments, que le rythme ne soit pas dû à l’action mais aux émotions.
Dans d’autres histoires que j’avais dessinées auparavant, le lecteur pouvait s’interroger non pas sur ce qui se produisait mais la façon dont les choses se combinaient entre elles et sur ce qui se passait de façon sous-jacente à l’image.

L’I. : Big Man est très consciencieusement créé pour donner envie de tourner la page.

D. M. : Je désirais faire une histoire comme dans des comics ou dans une bande dessinée au sens le plus noble du terme, comme dans Tintin, où on est tellement impliqué que l’on veut savoir ce qui se passe après. Chaque séquence de 2 pages a ainsi été créée avec la volonté de mener le lecteur à un tel point qu’il ne peut pas faire autrement que tourner la page. C’est la fin ou la continuation d’une scène, mais il y a toujours cette intention de susciter la curiosité.

L’I. : Avez-vous utilisé tout ce que vous avez appris en dessinant Batman et Daredevil qui sont des séries très codifiées ?

D. M. : Effectivement, Big Man est une combinaison des deux voies assez opposées que j’ai développées. La première étant le comic book traditionnel, la deuxième étant des recherches plus graphiques que l’on peut trouver dans La géométrie de l’obsession.

L’I. : Graphiquement il y a un trait qui est épais, qui pose le personnage sur terre mais les regards sont pourtant étonnants de justesse. Faire des regards avec de telles subtilités ne devient-il pas une difficulté quand le trait est épais ?

D. M. : Dans la plupart de mes travaux, le plus important est le geste précis, l’attitude. Il est primordial d’arriver à les capturer même avec un dessin très simple. Il m’arrive de reprendre plusieurs fois le même dessin même si je le refais presque à l’identique. Je cherche non seulement le geste précis mais aussi la façon précise de le dessiner dans le mouvement. Je veux que l’idée de l’attitude, du mouvement, du regard reste fluide, que cela respire et que ce soit, dans l’intention, le plus proche possible de ce qu’est la vie. Peut-être pas dans le tracé mais dans l’intention.

L’I. : Le thème du géant est un thème très fort de la littérature et du cinéma et vous avez choisi la bande dessinée. Que vous apporte-t-elle pour vos récits ?

D. M. : La première raison est que je dessine depuis mon plus jeune âge. Pour moi, la bande dessinée est le moyen le plus simple de raconter des histoires. Dans un film, il faut se mettre d’accord avec tous les autres qui interviennent sur le projet. En bande dessinée, une personne peut créer le monde.

L’I. : Est-ce qu’il y a une facilité d’exécution pour pouvoir vivre de la bande dessinée en en faisant un grand nombre ?

D. M. : Une bande dessinée comme Big Man ne permet effectivement pas de dégager suffisamment d’argent. En même temps que Big Man et Cité de verre, je faisais des illustrations. J’ai une activité d’illustrateur de plus en plus reconnue aux États-Unis qui m’a permis de faire Big Man. Je travaille notamment pour le New Yorker. C’est une partie de ces revenus qui me permet de faire ma revue Rubber Blanket.

Propos recueillis par Bruno Canard. Traduction de Jean-Louis Gauthey.
Précédemment publiés dans L’Indispensable n°1 en Juin 1998.

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Entretien par en juin 1998