Dylan Horrocks

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A l'aube du troisième millénaire, par l'entremise de l'Association, on avait pu découvrir Hicksville, véritable déclaration d'amour faite à la bande dessinée venue tout droit de Nouvelle-Zélande. Avaient suivi trois alléchants numéros d'Atlas, et puis, plus rien -- Dylan Horrocks s'était éclipsé, pour une longue traversée du désert... jusqu'à la parution, presque par surprise, de Sam Zabel and the Magic Pen. Ou l'histoire d'une véritable crise de foi, et d'une renaissance.

Xavier Guilbert : Alors — est-il difficile de quitter Hicksville ?

Dylan Horrocks : Quitter Hicksville ?

Xavier Guilbert : Oui, parce que j’ai l’impression que vous y êtes encore.

Dylan Horrocks : Eh bien… C’est étrange, cela fait longtemps que je ne suis allé à Hicksville. Cela fait dix-sept ans que le livre est paru. Et après Hicksville, je pense que j’ai vécu à Hicksville pendant longtemps, mais je ne crois pas que j’y sois encore aujourd’hui. Je pense que l’expérience étrange que j’ai eu de travailler pour DC, et de perdre pendant un temps ma relation privilégiée à la bande dessinée font qu’aujourd’hui, j’ai l’impression que… que Hicksville était un beau rêve, et je ne sais plus si je peux toujours y retourner. C’est étrange. Magic Pen a été en partie l’occasion de retrouver ma voie vers la bande dessinée. Mais… c’est une bonne question. Je ne sais pas.

Xavier Guilbert : Il y a une forme d’approche méta-textuelle dans votre travail. Vous faites dire à Emil Kópen que « la bande dessinée est comme une carte », et j’ai l’impression que dans Pickle, il y avait cette tentative d’établir une cartographie. Vous avez des personnages qui apparaissent dans plusieurs histoires, parfois même on y retrouve certains de vos autres travaux, comme l’histoire du dernier renard dans Hicksville….

Dylan Horrocks : Je pense que j’ai toujours essayé de me construire un territoire imaginaire, et en établissant la cartographie, je crée ce territoire et je lui donne vie. Et la bande dessinée est le moyen pour moi de réaliser cela. Mais pour moi, c’est le territoire de mon… mon monde rêvé. Pendant longtemps, Hicksville en était le centre. Mais Hicksville est apparu, elle n’était pas là au début. J’utilisais déjà ces personnages que je reliais les uns aux autres de diverses façons, avant que je commence Hicksville. Dans Pickle, je faisais beaucoup de récits courts, et pour certains on retrouvait les mêmes personnages, mais les histoires étaient indépendantes les unes des autres. Dans le numéro 2, j’ai commencé à publier Hicksville, et ce ne devait être qu’un truc mineur que je faisais pour le plaisir, et je n’avais aucune idée d’où je voulais aller. Je savais seulement que je voulais passer du temps sur la plage et explorer cette ville imaginaire. Et qu’il y serait question de bande dessinée. Mais je n’en savais pas vraiment plus que ça. Je n’aurais jamais pensé que ce serait mon récit majeur. L’histoire principale que je faisais, c’était Café Underground, et j’étais persuadé que cela deviendrait mon premier roman graphique. Mais durant la publication de Pickle, petit à petit Hicksville s’est mis à prendre de plus en plus de place, et toutes les autres histoires se sont retrouvées attirées dans son orbite. C’est comme si elle avait commencé à exercer une très grande force gravitationnelle sur toutes les autres histoires. Et puis elle a fini par tout occuper. Je pense que dans les cinq derniers numéros de Pickle, il n’y a plus que Hicksville. C’est alors que j’ai su que c’était le livre que j’allais faire. Mais sa force gravitationnelle a aussi embarqué des histoires qui n’étaient pas dans Pickle, des histoires que je n’avais pas encore écrites mais auxquelles j’avais pensé. J’ai toujours aimé que des conversations s’établissent entre mes histoires. (une pause) C’est compliqué, parce que je ne — je ne me tiens pas à une continuité stricte. Même si les histoires sont liées entre elles, elles ne respectent pas toujours la réalité établie par les autres. Quand j’ai commencé à dessiner Magic Pen, je tenais à continuer avec Sam Zabel ainsi qu’avec certains aspects de Hicksville. Dans Magic Pen, il est marié, avec la fille qu’il rencontre dans Hicksville. Et il travaille sur la bande dessinée que nous avons découverte dans Hicksville, et ainsi de suite. Mais il n’y a aucune mention de Hicksville dans Magic Pen. Hicksville a disparu de l’histoire. Je ne voulais pas qu’elle se déroule dans la même réalité que Hicksville.

Xavier Guilbert : Quand bien même, les deux récits sont liés.

Dylan Horrocks : Ils sont liés, mais sans que… je ne précise jamais complètement comment ils sont liés. Et je ne voulais pas dire explicitement que Hicksville n’existait pas dans Magic Pen. Mais en même temps, je ne voulais pas que Hicksville s’y immisce. Ce qui fait que je l’ai simplement laissé de côté, à l’écart de l’histoire. Parce que Sam Zabel est un personnage que j’utilise depuis longtemps, bien avant que Hicksville n’existe.

Xavier Guilbert : De mon point de vue, Sam Zabel est aujourd’hui un livre, qui existe en tant que tel. Mais l’ayant lu au début, quand il paraissait dans Atlas, en compagnie du récit Cornucopia qui était lui résolument lié à Hicksville… de la même manière que de lire Hicksville dans le contexte de Pickle en fait un récit très différent. On peut voir comment Sam Zabel et Grace sont des personnages que l’on suit, et c’est vrai aussi pour certains des récits d’Emil Kópen.

Dylan Horrocks : Je crois que c’est mon univers interne. C’est — c’est le territoire que j’explore et où je passe du temps lorsque je suis seul. Mais ce n’est pas toujours un univers cohérent, et il est multi-dimensionnel, mais toutes ces dimensions s’entremêlent. J’ai beaucoup d’autres histoires que je n’ai pas encore dessinées, et elles sont toutes — de diverses manières, elles sont liées. Mais je tends aussi à vouloir que chacune puisse exister en elle-même.
Ce que je disais auparavant, à propos de Hicksville — je pense que Hicksville est une idée tellement puissante, son attraction gravitationnelle si forte, que si je la mentionne dans le récit, elle finit par le changer complètement. Dans Magic Pen, si Sam peut retourner à Hicksville, s’il peut aller parler à Kupe et Mrs Hicks et les autres, il va le faire. Cela change toute la dynamique de l’histoire. En fait, je ne mentionne même pas Dick Burger dans Magic Pen, mais — mais en se basant sur Hicksville, il est très probable que Dick Burger est maintenant le supérieur hiérarchique de Sam dans Magic Pen. Mais je ne voulais pas que l’histoire soit affectée par ce que ces éléments auraient apportés, ce qui fait que je les ai écartés.
Il est très difficile de cartographier — en fait, j’ai besoin de beaucoup de cartes. Et cela — il y a quelques années, j’ai écrit un essai sur le Understanding Comics de Scott McCloud, et j’y parlais de la manière dont il cartographie les frontières de la bande dessinée en les définissant. Et partout dans ce livre — en fait, cela se prolonge aussi dans ses deux suites, il utilise sans cesse des métaphores de cartographie, visuellement, mais aussi parfois dans le texte. Et il parle de territoires et de paysages et de frontières. La conclusion de mon essai était que je me méfiais d’une carte unique, parce que toute carte est une fiction du territoire. C’est peut-être une fiction très utile qui met en lumière des choses, mais ce n’est pas le territoire. A mon sens, il nous faut un atlas infini de cartes, pour comprendre quoi que ce soit. Pour comprendre n’importe quel territoire, il faut de très nombreuses manières de le cartographier. Qui se superposent les unes aux autres.
Je pense que d’une certaine façon, toutes mes histoires fonctionnent sur ce principe. Ce sont des manières différentes de cartographier des choses reliées entre elles, mais elles cartographient au final le même univers. Parfois les cartes se contredisent l’une l’autre, mais c’est normal parce qu’elles visent à mettre en lumière des aspects différents. Je ne sais pas si ce que je dis a un sens.

Xavier Guilbert : Il y a aussi une part d’autofiction dans votre travail. Sam Zabel est visiblement l’un de vos avatars, mais c’est assez fluctuant. Dans Magic Pen, Sam parle d’avoir publié Pickle, qui est bien sûr de votre fait, mais à d’autres moments il est confronté au personnage de Dylan Horrocks.

Dylan Horrocks : Oui, en plus du narrateur. Le narrateur dit parfois qu’il essaie de faire faire quelque chose à Sam, et… Rien de tout cela n’était prévu. Je n’avais pas — je ne savais pas vraiment ce que cela voudrait dire. Mais je travaillais en partie à l’instinct avec ces éléments. J’avais l’impression que c’était la bonne manière de l’aborder, et je voulais compliquer les choses, et — et brouiller le rapport entre la fiction, la réalité fictionnelle, et la réalité de l’écriture de la fiction. Parce que Magic Pen parle de — de ce que c’est d’avoir une crise de foi à l’égard de la fiction. J’avais perdu la foi dans la fiction et la narration, et j’ai envisagé le dessin de Magic Pen comme un moyen de retrouver mon chemin vers cette foi. Je ne pense pas avoir retrouvé la foi, mais j’ai reconstruit ce qui me semble être une relation positive avec la fiction. Mais je n’ai plus foi en elle, je n’ai plus la même confiance en elle.

Xavier Guilbert : Il y a cette phrase dans Magic Pen : « When I was doing Pickle, I was great ! I mean — those were good stories. They were honest and real and playful and… well, they were me, y’know ? I was able to write in my own voice back then — distinctive and strong ! But these days… it’s like I don’t even have a voice. It’s just… gone. I — I don’t know what it would sound like any more… » (p22)

Dylan Horrocks : Là, c’est — c’est vraiment Sam qui parle pour moi, parce que c’est comme ça que je le ressentais, quand je faisais Pickle. Mais c’est après que Hicksville ait été publié et que j’ai travaillé pour DC Comics un temps que — que cette relation s’est trouvée rompue, au point que… qu’il était difficile de la reconstruire.

Xavier Guilbert : Vous rendez-vous compte combien Hicksville était prophétique ?

Dylan Horrocks : Ah vraiment ? (rire) En fait, d’une certaine manière, Hicksville était un avertissement. Un avertissement de ne pas faire le choix que j’ai fait quand j’ai accepté de travailler pour DC. Dans Hicksville, Sam Zabel se voit proposer la même chose que l’on m’a proposé, et il fait le bon choix. Ce n’a pas été mon cas. C’est étonnant — j’ai rencontré des gens qui étaient persuadés que j’avais dessiné Hicksville après avoir travaillé sur Batgirl. Et que je parlais de ce qui s’était passé. Et en fait, non — je l’ai fait avant, mais ma bande dessinée avait plus de sagesse que moi. Et je n’ai pas su l’écouter. Mais aussi, vous savez — c’est étrange, quand je parle de mon travail pour DC, je peux me montrer très négatif. Parfois, cela peut paraître de mauvaise foi, parce qu’en partie c’était très intéressant, et j’ai travaillé avec quelques personnes vraiment bien. Quand j’ai fait Hunter pour Vertigo, le premier titre sur lequel j’ai travaillé pour DC, c’était pour l’ensemble très positif, et c’était aussi la première fois que je gagnais vraiment ma vie en faisant de la bande dessinée, ce qui n’est pas facile. Donc c’était — c’était super. Mais je pense que quand je me suis retrouvé à travailler sur Batgirl, les choses avaient vraiment — tourné. C’était devenu beaucoup plus compliqué et difficile, et progressivement ma propre capacité à écrire et à dessiner s’est tarie. C’était comme — c’était comme perdre ma voix.

Xavier Guilbert : Vous n’étiez alors que scénariste…

Dylan Horrocks : Je n’étais que scénariste.

Xavier Guilbert : Il y a une grande part du langage de la bande dessinée qui s’exprime hors des mots.

Dylan Horrocks : Je pense que ce qui rendait tout cela difficile était que quand j’écris une scène, je sais comment je la dessinerais. Mais quelqu’un d’autre la dessinait, en faisant un très bon travail, mais c’était une scène qui n’avait rien à voir. Parce que quand j’écrivais deux personnages en pleine altercation, il y aurait de la tension mais ils seraient assis à table, parlant doucement mais avec colère, puis il y aurait une pause, sans que quiconque ne dise ou ne fasse quoi que ce soit, et puis la discussion reprendrait. Mais quand je récupérais les planches dessinées, les personnages étaient à table mais ils étaient à moitié debout, à se prendre violemment à parti en criant et… pendant la pause, l’un menaçait presque l’autre. Et c’était une dynamique complètement différente, le ton en était totalement changé. Ma manière de concevoir la narration en bande dessinée en était pervertie et bouleversée. Quand j’ai dessiné le premier Atlas, c’était en réaction à tout cela. J’ai essayé délibérément de rendre ce premier chapitre aussi lent, répétitif et ennuyeux qu’il m’était possible. Je voulais qu’il soit l’absolu opposé de dynamique et énergique. C’était en partie une tentative de ma part de me purger de l’influence des bandes dessinées que j’écrivais pour DC. C’était par contre un processus étrange, et — et cela n’a pas marché. J’ai eu l’impression que ce premier numéro était thérapeutique, mais que le résultat n’était pas de la bande dessinée de qualité (rire).

Xavier Guilbert : Magic Pen débute dans le deuxième numéro, c’est ça ?

Dylan Horrocks : Oui, et c’est ça qui est étrange… J’ai commencé Magic Pen pour essayer de digérer ce que j’avais vécu après avoir travaillé chez DC.

Xavier Guilbert : Travaillez-vous encore pour DC, ou aviez-vous déjà démissionné ?

Dylan Horrocks : Je crois — je crois que j’avais arrêté. Hm, c’est un peu confus dans ma tête maintenant. Je pense que j’ai commencé — j’ai peut-être commencé à y penser quand j’y étais encore ? Mais le premier chapitre que j’ai dessiné, je suis pratiquement sûr que c’était après avoir quitté DC. Ces numéros sont parus en 2006, donc c’était clairement — c’était deux ans après avoir quitté DC. Il m’a fallu du temps pour les dessiner. Ce qui est amusant, c’est que je pensais que Magic Pen serait une petite histoire de remplissage. Atlas devait être le récit principal que j’allais développer dans ce comic. Mais une fois de plus, c’est le premier qui a pris le dessus, et qui est devenu l’histoire qu’il me fallait raconter. C’était — parce que j’avais besoin de raconter cette histoire avant de pouvoir retrouver ma voie et pouvoir à nouveau faire de la bande dessinée. Raconter cette histoire m’a permis de retrouver ma voie. Il s’agissait de perdre sa voix, et de la retrouver à nouveau. Et il s’agissait aussi de cette crise de foi — que j’avais trouvée très pénible. C’était une période très difficile de ma vie. C’était très déprimant. Parce que les histoires étaient — ce que j’avais de plus proche de la foi, pendant la majeure partie de ma vie. J’en parlais avec passion, elles représentaient quelque chose pour moi, elles m’apprenaient des choses, elles étaient un refuge. Et de me retrouver à perdre tout cela — j’ai passé plusieurs années où je ne pouvais plus lire de romans. C’était difficile pour moi de regarder des films de fiction, et je ne pouvais absolument pas lire de bande dessinée. J’avais vraiment l’impression d’avoir perdu quelque chose de terriblement essentiel pour moi. Je voulais le retrouvais, mais je n’étais pas sûr de la marche à suivre.

Xavier Guilbert : C’est pour cela qu’il n’y a eu que trois numéros d’Atlas ?

Dylan Horrocks : C’est l’une des raisons. En partie cela, et en partie… l’économie de l’édition de bande dessinée est très compliquée aujourd’hui. Les gens préfèrent les romans graphiques. Mais en réalité, je pense que l’une des raisons principales était le fait que je n’arrivais pas à me décider sur comment structurer Atlas. Entre le numéro un et le numéro deux — enfin, entre le numéro et le numéro trois, puisque le numéro deux est comme un petit détour. Arrivé au numéro trois, j’avais décidé que le personnage principal allait être différent, et j’ai fait ce changement en me disant que je corrigerais le tout à la fin. Mais c’est à ce moment-là que j’ai eu le sentiment que le publier en épisode était une erreur. Parce que je n’avais pas une idée assez claire de l’histoire, et que si je continuais à sortir des épisodes, j’allais passer mon temps à essayer de corriger ce que j’avais déjà fait. C’est alors que je me suis dit que peut-être je devrais essayer de terminer tout cela et de le publier en livre.

Xavier Guilbert : Combien te temps vous a-t-il fallu pour terminer ce livre ?

Dylan Horrocks : Magic Pen m’a pris dix ans. A partir du moment où j’ai commencé à travailler dessus. Mais la majeure partie de ces dix ans, je me suis… débattu avec. Débattu avec le dessin, débattu avec l’écriture. Ce qui fait que j’ai probablement dessiné la moitié du livre durant l’année passée ou presque ? C’est… oui, il m’a fallu longtemps pour me remettre dans le bain. Mais maintenant que je suis à nouveau dans le bain, je m’y plais tellement. Je pense que je n’ai jamais pris autant de plaisir à faire de la bande dessinée maintenant, et c’est tellement agréable après ces longues années de disette. C’était alors très difficile de dessiner. Alors, de me retrouver dans cet état où dessiner me donne une impression de liberté, me donne du plaisir — c’est un tel soulagement vous savez ? J’en profite vraiment.

Xavier Guilbert : Dans Magic Pen, les personnages se retrouvent à chercher le Cartoonist God King — c’est à peu près au moment où Sam Zabel parle de « boring comics about my stupid miserable life that nobody wants to read » (p93). Il y a là quelque chose d’un peu ambigu…

Dylan Horrocks : C’est aussi « très Sam ». Ce que je veux dire, c’est que Sam a beaucoup plus tendance à l’autodérision que moi. Il est très Nouvelle Zélande dans cet aspect. La Nouvelle Zélande a beaucoup de — d’autodérision, c’est le mot. Nous n’avons pas beaucoup de confiance en nous-mêmes (rire). Et j’ai toujours choisi de ce que Sam soit un exemple de cet état d’esprit. Cela fait partie de sa personnalité, ce qui fait qu’il l’est beaucoup plus que moi. De plus, je ne fais pas d’autobiographie en bande dessinée. Sam a toujours été un auteur d’autobiographie, il s’inscrit dans cette tradition qui a émergé en Amérique du Nord dans les années 1980. Joe Matt, et d’autres comme lui. C’est quelque chose que je n’ai jamais fait. C’est une autre différence entre lui et moi.

Xavier Guilbert : Avec Magic Pen et l’histoire courte To the I-land, ce que vous faites me fait penser au travail de Seth avec le Great Northern Brotherhood of Canadian Cartoonists, ou encore Matti Hagelberg avec Hard West. Une histoire fictive de la bande dessinée, dans laquelle le medium est reconnu et largement accepté comme un art.

Dylan Horrocks : L’un des thèmes principaux de Hicksville était l’histoire, et — pour les lecteurs Néo-Zélandais, Hicksville est un livre qui parle de la colonisation. La plupart de mes lecteurs Néo-Zélandais n’ont aucun intérêt pour la bande dessinée. Ce sont mes lecteurs à l’international qui le considèrent comme un livre sur la bande dessinée, mais pour mes lecteurs Néo-Zélandais, il s’agit de notre rapport à notre histoire, et comment cela détermine notre place dans le monde. Avec Hicksville, tant pour la bande dessinée que pour la Nouvelle Zélande, ce que j’essayais de faire était de créer une histoire imaginaire — et de voir si cette histoire imaginaire pouvait nous libérer de certaines des limitations qui nous viennent de notre véritable histoire. Je n’essayais pas de prétendre que cette histoire imaginaire était vraie — mais je voulais l’utiliser comme une stratégie… une stratégie visiblement fictionnelle, qui nous permettrait de nous envisager nous-mêmes dans une perspective différente. Et d’imaginer les possibilités — les possibilités qui seraient à notre portée si notre histoire avait été différente. Mais je tentais aussi de dire : eh bien, ces possibilités nous sont toujours accessibles, il nous suffit de nous libérer des chaines que nous impose notre histoire. Et je pense que c’est très vrai pour la bande dessinée. Ce que je veux dire, c’est que tout au long de l’histoire de la bande dessinée, nous avons été limités par la manière dont le monde considère notre médium. La bande dessinée était vue comme un divertissement bon marché pour les enfants, et cela nous a donné toute une série de limitations sur ce que nous pouvons faire. Mais il y a aussi les chaînes que nous avons mises nous-mêmes, parce que — la plupart des dessinateurs… je pense que c’est quelque chose qui est en train de changer maintenant, mais pendant longtemps, la plupart des dessinateurs — voulaient faire de la bande dessinée à cause des bandes dessinées qu’ils aimaient étant enfants. Ce qui fait que la manière dont on les écrivait, la manière dont on les dessinait, tout cela était largement nourri et influencé par l’histoire que parfois, nous essayions de transcender. J’aime cela — en fait, pour moi, cela fait partie de qui je suis en tant qu’auteur, et c’est une partie importante de Magic Pen. Explorer de vieilles bandes dessinées qui présentent des problèmes, vous voyez. C’était un thème central dans Hicksville, mais je pense que c’est un thème transversal pour ma génération d’auteurs. Pour beaucoup d’entre nous, il s’agit d’essayer de trouver des moyens de se libérer des contraintes héritées de l’histoire, et celle qui viennent de la culture de la bande dessinée. Nous avons essayé beaucoup de stratégies. Je pense que l’un des premiers à y arriver est Seth, avec son premier livre, It’s a good life if you don’t weaken ((Publié en français sous le titre La vie est belle malgré tout chez Les Humanoïdes Associés dans la collection « Tohu Bohu ».)). C’est une très belle histoire, et pourtant, c’est une histoire inventée.

Xavier Guilbert : C’est un très beau mensonge.

Dylan Horrocks : Oui, c’est vrai, c’est un très beau mensonge. Il a tout inventé, et j’adore le fait que cela se lit comme un récit autobiographique, et que c’est n’est aux trois-quarts de la publication en épisode que la majorité des gens ont commencé à réaliser que rien n’était vrai (rire). Oui, c’est une jolie histoire. Mais il a inventé toute l’histoire de la vie d’un dessinateur, et il a ensuite fait comme si c’était vrai. Qui plus est, ce n’est pas pour se libérer lui-même qu’il l’a fait, parce que c’est une histoire très triste qu’il raconte.

Xavier Guilbert : Il y a quelque chose de très ambivalent chez Seth sur ce sujet. Quand on considère Wimbledon Green, c’est à la fois une forme d’utopie où les bandes dessinées sont reconnues comme une forme d’art à part entière, et en même temps il y a une critique acerbe à l’égard des collectionneurs et des fans.

Dylan Horrocks : Et c’est très tendre. Il critique, mais du point de vue de quelqu’un qui aime les mêmes choses. Parce qu’il est lui-même un collectionneur invétéré, et il aime les vieilles bandes dessinées — en fait, tout ce qui est vieux (rire).

Xavier Guilbert : Oui, je l’ai rencontré, et c’est assez étonnant de voir combien il est…

Dylan Horrocks : Il est complètement — mais ils sont tous comme ça. Je veux dire — quand on rencontre Seth et Joe [Matt] et Chester [Brown], c’est comme si on se retrouvait dans l’une de leurs bandes dessinées. Mais je pense que — Seth a fait It’s a good life if you don’t weaken et puis j’ai fait Hicksville, et Seth a fait ensuite Wimbledon Green, puis le GNBCC et d’autres personnes se sont livrées à des explorations similaires. Vous voyez, je pense… peut-être que cela fait partie de notre thérapie (rire), ou tout du moins nous essayons de…

Xavier Guilbert : J’ai vraiment l’impression qu’il y a là une tentative d’établir le fait que la bande dessinée peut être un domaine artistique d’importance, tout en critiquant les dérives infantiles qui continuent à se retrouver dans beaucoup trop d’entre elles. C’est très ambivalent.

Dylan Horrocks : C’est toujours ambivalent. Mais c’est aussi souvent vraiment chargé d’ironie.

Xavier Guilbert : On retrouve la même chose dans Magic Pen. Pour le dessinateur, le Paradis, ce sont des filles nues qui se jettent sur lui…

Dylan Horrocks : C’est un type coincé, et il fantasme, et cela se passe Durant les années 1950 et il dessine tout ça, donc… Ça ne lui viendrait pas de considérer l’aspect politique, la question de l’égalité des sexes dans ce qu’il est en train de faire. Cela change quand Sam arrive, parce qu’il vient d’aujourd’hui, et que sa femme — je ne sais même pas si c’est précisé dans le livre, mais sa femme est professeur de « Gender Studies« .

Xavier Guilbert : Il y a ce passage où il rêve et elle apparaît…

Dylan Horrocks : Oui, elle parle de cet article qui… oui, donc c’est sans doute là que j’évoque le plus son travail. J’ai toute une autre histoire avec Sam Zabel que je dessinerai peut-être un jour, qui se déroule plus tôt dans l’histoire de leur relation et dans laquelle son sujet d’étude est très clairement explicité. Ce qui fait que Sam arrive dans ce monde, et il est immédiatement frappé par la question de l’égalité des sexes. Alors que ce n’est pas quelque chose qui viendrait à l’esprit d’Evan Rice qui l’a dessiné en premier lieu. Ce qui est vraiment un problème lorsqu’on le confronte à la question. Le thème qui est devenu central dans Magic Pen, c’est — c’est de savoir si nous sommes moralement responsables de nos fantasmes. Et j’essayais de comprendre si c’était le cas moi-même. Ce qui fait que je débute le livre sur deux citations qui s’opposent, sachant que je suis complètement d’accord avec chacune d’entre elles, mais elles sont en complet désaccord l’une avec l’autre. J’essayais de donner un sens à cela, à cette contradiction.

Xavier Guilbert : Que ce soit dans Magic Pen ou dans Hicksville, il y a cette idée d’un trésor d’anciennes bandes dessinées qui finirait par nourrir les productions actuelle. Pensez-vous que l’inspiration vient forcément du passé ? Comme s’inscrire comme étant le dernier d’une longue lignée d’auteurs dessinant de grands récits ?

Dylan Horrocks : Et pourtant Dirk Burger trahit cela en recréant entièrement l’une d’entre elle, plutôt que de s’en servir comme inspiration. Cet entretien ne cesse de déflorer des intrigues (rire).

Xavier Guilbert : Cela devrait aller, j’imagine que les gens ont eu le temps de lire Hicksville.

Dylan Horrocks : Pour moi, l’un des personnages-clé de Magic Pen, c’est Alice Brown, cette jeune dessinatrice qui publie en ligne. Elle n’est pas venue à la bande dessinée de — vous savez, je disais plus tôt que pour ma génération d’auteurs, nous avions tendance à vouloir faire de la bande dessinée à cause des bandes dessinées que nous aimions étant enfant. Ce n’est pas le cas pour Alice Brown. Elle n’est pas venue à la bande dessinée parce qu’elle aimait ça depuis toute petite. Elle vient à la bande dessinée en tant que jeune adulte, mais pour toutes autres raisons. C’est à cause des bandes dessinées qu’elle lit sur Internet, les bandes dessinées que ses ami(e)s partagent avec elle. Pour elle, c’est une manière de raconter des histoires qu’elle apprécie, mais ce sont des histoires contemporaines, ce sont de nouvelles approches. Elle écrit des fanfics de Harry Potter, ce genre de truc. Sa perspective sur la bande dessinée n’a rien à voir à ce dont vient Sam, et je pense qu’elle se pose en faux avec l’idée d’une inspiration nostalgique pour la bande dessinée. Ce qui — je ne voudrais pas raconter la fin…

Xavier Guilbert : En fait, elle considère le medium comme un moyen de faire quelque chose qui n’aurait pas été fait jusque-là.

Dylan Horrocks : En quelque sorte, elle représente le future de la bande dessinée, et il finit par le reconnaître. Je pense que c’est une réalité, je pense que la bande dessinée traverse une période extraordinaire en ce moment. Je ne pense pas qu’il y ait eu une meilleure époque pour être lecteur de bande dessinée, ou auteur. Il y a sans doute eu une meilleure époque pour gagner de l’argent avec la bande dessinée (rire), mais c’est une période extraordinaire. Et ce qui s’est passé, c’est une explosion de la diversité dans la création de bande dessinée, dans leur contenu, et dans leur lectorat. Toutes ces nouvelles voies qui viennent s’exprimer dans ce domaine, elles n’y viennent pas pour les mêmes raisons qui avaient attiré des gens dans les années 1970 ou 1980. Elles ne partagent pas forcément les mêmes enthousiasmes à propos de la bande dessinée, elles y racontent des histoires d’un genre différent, d’un genre nouveau. Vous savez, il y a une sorte de révolution qui est en train de se produire dans la bande dessinée, et c’est principalement avec les jeunes auteurs. En particulier avec ceux qui travaillent en ligne, ou sur des ‘zines et ce genre de choses. C’est très excitant, et je peux — j’observe tout cela du dehors, avec beaucoup de satisfaction. Je pourrais m’en inspire, mais je suis clairement de l’ancienne génération de dessinateurs maintenant. Et cela me convient parfaitement, et je voudrais — je voudrais que cette nouvelle génération prenne le pouvoir. Je voudrais qu’ils prennent le pouvoir, parce qu’ils sont tellement prometteurs. C’est tout un monde nouveau.

Xavier Guilbert : Vous avez mis beaucoup de choses en ligne sur votre site. Cette décision était-elle basée sur cette observation ? Ou cela avait-il à voir avec l’interruption d’Atlas, et la recherche d’un nouveau canal de publication ?

Dylan Horrocks : C’était en partie tout simplement une manière de me motiver à finir chaque nouvelle page, parce qu’à chaque fois que j’en finissais une je la mettais en ligne, et j’avais l’impression d’avancer. C’est tellement difficile d’écrire un long livre, totalement isolé. Il y avait cela, en partie. Mais c’était aussi lié à mon enthousiasme par rapport à ce qui était en train de se passer sur Internet. Pas seulement pour la bande dessinée, mais pour la culture en général, j’avais l’impression qu’Internet amenait tout un tas d’opportunités d’expérimentations, et de nouvelles voix et de nouvelles directions qui n’auraient pas été possibles auparavant. En 2009, j’étais complètement enthousiaste et optimiste à ce sujet. Je le suis moins maintenant, parce qu’Internet est devenu un champ de bataille très disputé entre la vieille garde et les jeunes innovateurs, et les entreprises en place essayent d’en prendre le contrôle, de contrôler l’infrastructure d’Internet. Et les gouvernements aussi, travaillent très dur pour corrompre tout l’ensemble. Ce qui fait qu’en ce moment, j’ai l’impression que nous sommes vraiment en train de perdre la bataille pour préserver l’Internet en tant qu’espace de liberté et d’expérimentation. Peut-être que c’est simplement la réalité avec laquelle il nous faut vivre désormais. J’ai encore beaucoup de foi dans la créativité, dans beaucoup de domaines, de la jeune génération qui s’empare d’Internet. Vous voyez, j’enseigne parfois, et je me retrouve devant des étudiants qui ont vingt ans et qui font des choses absolument extraordinaires, avec une ambition créative incroyable. Bien plus que ce que mes amis ou moi-même avions quand nous avions vingt ans. Donc j’ai encore de l’espoir pour ces gens, et leur créativité, mais pour ce qui est de l’infrastructure d’Internet, je suis beaucoup plus pessimiste.

Xavier Guilbert : La Nouvelle Zélande est dans une situation particulière : à la fois très isolée, mais également Anglophone et par conséquent susceptible d’avoir accès à beaucoup de choses produites hors de ses frontières. J’imagine qu’il est difficile d’essayer de conserver une forme d’identité…

Dylan Horrocks : Nous sommes complètement à l’écart.

Xavier Guilbert : … vers le Pôle Sud.

Dylan Horrocks : Oui, c’est vrai, nous sommes juste à côté — il y a le Pôle Sud, puis nous, et puis il y a l’océan, et puis il y a l’Australie, et encore plus d’océan. (rire) Cela m’a pris 29 heures pour venir ici. Quand je faisais Hicksville, l’une des choses que je voulais essayer avec ce livre, était d’aller tout-à-fait aux confins. C’était aux confins de la Nouvelle Zélande, le East Cape, qui est tout au bout — c’est le point le plus à l’est de la Nouvelle Zélande. En fait — j’ai placé Hicksville, la ville, juste en-dessous du phare d’East Cape. Il n’y a pas de ville là-bas, mais c’est là que je l’ai situé, le reste étant très fidèle à la réalité de l’endroit. Et il y a vraiment une Hicks Bay sur le East Cape. Ce qui fait que j’ai emprunté quelques éléments de là-bas, et puis il y a une ville qui s’appelle Te Araroa, dont je me suis inspiré. Mais c’est toute cette petite région. Je suis allé aux confins d’un pays qui se trouve aux confins du monde, et qui culturellement et historiquement est également aux confins. Nous n’avons absolument aucune influence sur le reste du monde. Donc je voulais aller à cet endroit, mais aussi avec la bande dessinée qui se trouve aux confins du monde des arts et aux confins du monde littéraire — aux confins de la culture, totalement marginale. Je voulais aller là-bas, et je voulais dire : eh bien, voilà, ceci est le centre du monde, parce que le monde n’a pas de centre. Vous pouvez être n’importe où dans le monde, et cet endroit devient le centre de votre monde. Et ensuite, je voulais voir comment était le monde depuis ce point central.
D’une certaine manière, c’est ce que fait la Nouvelle Zélande maintenant. Je pense que la Nouvelle Zélande s’est démarquée un peu de cette idée que nous n’étions nulle part. En fait, Peter Jackson — c’est un bon exemple de cet aspect, parce qu’il a en quelque sorte conquis Hollywood, mais depuis la Nouvelle Zélande. Il est resté en Nouvelle Zélande, et il a dit : « je vais maintenant construire un énorme studio de production à Wellington, en Nouvelle Zélande, et je vais faire venir Hollywood ici. » Et c’est ce qu’il a fait. James Cameron ou Steven Spielberg tournent maintenant des films en Nouvelle Zélande, et ils font toute leur production à WETA. C’est quelque chose de très étrange qu’il est arrivé à faire — autant je suis partagé par rapport à ses films, autant j’ai beaucoup de respect pour ce qu’il est arrivé à faire. Je pense — pour moi, cela se rapproche de ma vision de Hicksville. Il a dit : « non, pour moi — c’est ici le centre du monde du cinéma, et je vais simplement faire comme si c’était vrai. » Et il en a fait une réalité. C’est assez extraordinaire.
La bande dessinée Néo-Zélandaise est très active, il y a une communauté très active avec beaucoup d’auteurs, et très diversifiée. Les auteurs Néo-Zélandais, lorsque l’on considère leur travail, je pense que la première chose qui marque c’est combien ils s’inscrivent dans les tendances internationales. Pour un jeune auteur, on peut voir immédiatement : tiens, il y a du manga, et on peut dire quel genre de manga ils aiment, et ils travaillent dans le cadre de ce genre.

Xavier Guilbert : Etait-ce vrai aussi il y a quinze ans ? Ou est-ce quelque chose que vous constatez aujourd’hui ? Déjà, dans Hicksville, vous aviez beaucoup de références internationales…

Dylan Horrocks : La Nouvelle Zélande a mis beaucoup d’effort pour devenir internationale. Nous avons toujours — si vous aimez la musique, vous devenez un fan absolu de musique, et vous devenez très pointu sur la scène alternative de Marseille…

Xavier Guilbert : Un peu comme si le fait d’être si isolé vous encourageait à rapprocher le monde entier de vous.

Dylan Horrocks : Oui, et en fait, Internet a tout bouleversé, parce que quand j’étais adolescent, je devais commander mes bandes dessinées dans une petite boutique en Australie, à Melbourne, qui me les envoyait par courrier. Et la moitié du temps, je n’avais aucune idée de ce que je commandais. C’était très erratique, très cher et très compliqué. Aujourd’hui, il est tellement plus facile de rester en contact. Et la Nouvelle Zélande a tendance à rester très au fait de ce qui se passe.

Xavier Guilbert : Par exemple, j’ai commandé vos livres sur le site des Victoria University Press à Wellington…

Dylan Horrocks : Pour la Nouvelle Zélande, Internet est notre seul espoir, du point de vue économique (rire). Parce que nous sommes si éloignés de tout… nous devons construire nos marchés nous-mêmes, virtuellement. Mais il y a aussi des auteurs Néo-Zélandais dont le travail me semble terriblement local. Très, très Néo-Zélandais. Et souvent, ce sont les auteurs qui m’attirent le plus. Je ne sais pas si cela serait perceptible pour quelqu’un qui ne viendrait pas de Nouvelle Zélande, parce qu’ils s’inscrivent également dans des échanges avec les bandes dessinées américaines, européennes, anglaises et même le manga. Mais il me semble qu’il y a également l’émergence d’un discours Néo-Zélandais autour de la bande dessinée. Des gens comme Ant Sang, Mat Tait, Sarah Laing, ou Barry Linton dont je parle dans Incomplete Works. Le récit To the I-land parle de Barry Linton. Il est une immense source d’inspiration pour moi, il fait de la bande dessinée depuis 1970, mais personne ne l’a lu en dehors de la Nouvelle Zélande — et pratiquement personne en Nouvelle Zélande. Mais c’est un auteur extraordinaire, et son travail est — terriblement Néo-Zélandais. C’est même — c’est totalement Auckland, c’est Ponsonby, c’est même une banlieue précise d’Auckland qui transpire partout dans son travail. Et c’est évident pour quiconque vit là-bas. Mais on retrouve aussi dans son travail l’art polynésien, l’art maori… c’est un travail incroyablement intéressant. Et pourtant, c’est aussi très international : il adore la bande dessinée franco-belge et les comics underground américains. Je ne sais pas comment — en fait, au cours des dernières années en Nouvelle Zélande, nous avons mis en place une infrastructure pour la bande dessinée. Nous avons désormais trois éditeurs spécialisés dans la bande dessinée. Il y a aussi d’autres éditeurs généralistes qui publient également des romans graphiques, et les médias se sont ouverts aux bandes dessinées Néo-Zélandaises, il y a eu un certain nombre d’expositions, nous avons maintenant des festivals… ce qui fait qu’il y a des opportunités qui apparaissent pour les auteurs qui sont déjà là, et qui travaillent. C’est une période très excitante en Nouvelle Zélande également, et j’espère que la situation aura encore beaucoup changé d’ici cinq ans.

Xavier Guilbert : Cela rajoute-t-il à votre enthousiasme ? Vous disiez que mettre un point final à Sam Zabel représentait pour vous une sorte de nouveau départ, et vous êtes maintenant un homme libre, en quelque sorte…

Dylan Horrocks : J’ai vraiment l’impression d’être un homme libre (rire), c’est vrai, c’est vraiment ça. J’ai l’impression que je me suis débarrassé d’un fardeau que je portais depuis longtemps.

Xavier Guilbert : Vous parlez comme quelqu’un qui a réussi à se libérer d’une addiction[1].

Dylan Horrocks : Je crois que l’on peut développer une relation très auto-destructrice avec son propre travail. Je pense que c’était le cas pour moi… ce livre a été très thérapeutique. Le voyage qu’a représenté ce livre, tant pour Sam que pour moi, le fait de le dessiner, est résumé par l’image de la page blanche tout au début. Sam est debout, face à une page blanche, et sa main est suspendue au-dessus de la page…

Xavier Guilbert : C’est également la dernière image du récit.

Dylan Horrocks : Oui, c’est la dernière image, mais les deux sont complètement différentes. Parce que la première image, c’est une image de frustration, de blocage, d’incapacité à dessiner. Cette page blanche est comme une torture pour lui. Alors que dans la dernière case, cette page blanche est simplement chargée de possibilités et de potentialités. Elle marque le début d’une aventure, vous voyez.

Xavier Guilbert : C’est aussi intéressant de voir que ce qui permet à Sam de revenir au monde réel, c’est la peinture dans la grotte. Soit revenir aux sources de tout art…

Dylan Horrocks : Revenir au tout début. Oui, et pourquoi le faisons-nous ? C’est de l’ordre du religieux, du magique, de la métamorphose. C’est absolument imaginaire, mais c’est comme si nous nous lancions un sort, et par là-même nous nous transformions, nous-mêmes et notre expérience du monde. En quelque sorte, je pense, Sam redécouvre que — que c’est que l’imagination peut faire. Cela transforme, c’est magique — c’est un crayon magique ! Il y a un moment où Lady Night dit à Sam — quand il lui dit : « you know, I thought maybe if I found the magic pen, I could make something beautiful and real. » Et elle lui répond : « well, all pens are magic. » Chaque plume, chaque feutre, chaque crayon, chaque doigt trempé dans la peinture est magique. Parce que la magie réside en ce qu’ils nous permettent de faire — prendre quelque chose d’imaginaire et de lui donner une réalité tangible.

Xavier Guilbert : Diriez-vous alors que vous avez retrouvé une partie de votre optimisme ?

Dylan Horrocks : C’est le cas… j’aime faire de la bande dessinée à nouveau. Et — j’y prends tant de plaisir que j’ai hâte d’y retourner et de travailler sur de nouveaux projets.

Xavier Guilbert : Et quels sont ces projets ? A moins que ce ne soit trop tôt pour en parler ?

Dylan Horrocks : Oh, c’est trop tôt, parce que — comme cela s’est produit pour Magic Pen et pour Hicksville, l’histoire que j’ai fini par raconter n’était pas l’histoire dont je pensais qu’elle deviendrait un livre important. C’était l’autre livre, celui que je faisais à côté. Et je suis toujours — je commence toujours par travailler sur plusieurs histoires en même temps, et maintenant j’ai appris que je ne peux pas dire laquelle deviendra l’histoire centrale. J’espère quand même que je saurais rapidement laquelle va devenir mon prochain livre, parce que je ne veux pas passer cinq ans à chercher (rire). Je veux sortir mon prochain livre dans quelques années, au plus. Mais il y a plusieurs — je ne veux pas leur donner la poisse en en parlant. Il y a plusieurs autres projets : il y a un livre que je suis fait en collaboration avec Karl Stevens, un dessinateur américain, qui s’intitule The American Dream. J’ai déjà fini de l’écrire, et il est en train de le dessiner. C’était sur le site, c’est donc cette histoire et nous allons la terminer ensemble. Et ça se fera cette année, nous espérons. Le livre sortira probablement avant mon prochain ouvrage en solo. Mais je voudrais aussi — j’aimerais vraiment faire un comic, je veux faire un comic de 24 pages, et le publier en tant que tel. Cela fait tellement longtemps que je n’ai pas fait quelque chose comme ça, et j’ai deux histoires qui font exactement la bonne longueur, et je veux jouer avec la manière donc je veux les dessiner. J’espère pouvoir faire ça cette année aussi. A côté, si j’en ai le temps.

Xavier Guilbert : Donc en quelque sorte, vous êtes de retour à Hicksville.

Dylan Horrocks : De retour à Hicksville. C’est vrai, et — et vous savez, j’ai pu dire que je pensais que j’avais quitté Hicksville. Mais tout cet optimisme que j’évoque, peut-être que j’ai retrouvé mon chemin … j’étais parti en exil, mais je suis de retour chez moi.

[Entretien réalisé le 30 janvier 2015, durant le Festival d’Angoulême]

Notes

  1. En anglais, Dylan Horrocks parlait d’un « monkey on my back », littéralement un « singe sur mon dos », métaphore généralement employée pour parler d’une addiction à la drogue.
Entretien par en février 2016