Enki Bilal

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Dans l’espace lumineux de l’atelier, la vie est partout. Perec dressé sur son chevalet jette un regard halluciné vers la porte de l’atelier. Une foison de pinceaux, crayons, feutres, pastels, tubes d’acrylique attendent.
Sur les plans de travail s’accumulent crayonnés, recherches de personnages, tirages des premières pages, mais aussi œuvres passées ou travaux de commandes. Toutes les images-cases, réalisées séparément, sont regroupées. Quelques toiles sont appuyées contre la bibliothèque.
À l’opposé de la partie graphique, l’informatique, réservée aux textes. Près des fauteuils, sur une petite table, des livres sur le conflit en ex-Yougoslavie, dont celui de Jean Hatzfeld (l’Air de la guerre), qui donnera son nom au personnage principal.
Chaque pouce de cet atelier semble avoir été façonné par Enki Bilal, comme il peaufine ses images de ses couleurs et de leur matière. Au milieu des meubles, Enki s’est créé un chemin à l’image des personnages de l’écrivain Yashoué Inoué. C’est le chemin du doute. Un chemin mainte fois arpenté avec ses haltes organisées, sur cette banquette par exemple, dos à la fenêtre ou dans ce fauteuil profond pour tenter de dépasser les questionnements, les hésitations.
Car Enki Bilal n’use pas de son métier. Si continue à explorer pour mieux dire, à chercher dans la matière même de ses images comment exprimer la stupeur dans laquelle nous plongent les folies de la nature humaine. Avec le Sommeil du Monstre, Bilal reste au plus près de ses personnages, évoque au milieu de ses images des lieux par le texte seul, imagine une mémoire de la naissance, crée l’irréel pour nous rappeler nos oublis et tenter de redonner vie à notre mémoire.

L’Indispensable : Le Sommeil du monstre a bénéficié d’un nouveau traitement de conception graphique. Vous l’avez conçu image après image sans apport de texte préalable.

Enki Bilal : C’est la volonté et le besoin de sauvegarder une fraîcheur, de préserver un maximum de plaisir, de me sentir le mieux possible et d’éliminer les doutes que je peux avoir sur ma façon de travailler, qui m’ont dirigé vers cette démarche.
Ces doutes concernent tout simplement la fabrication, la Genèse d’un album en chantier. Il s’agit de se poser certaines questions comme celle de savoir si j’éprouve du plaisir à travailler encore traditionnellement, à savoir : dessiner au crayon, travailler une page dans son entier, effectuer un découpage d’une grande fluidité car lorsque l’on compose une planche directement, on visualise exactement la circulation graphique logique et nécessaire. Aujourd’hui, la simple étape de l’encrage m’apparaît fastidieuse et mutile… Peut-être est-ce dû à mon travail de montage dans le cinéma où je cherche, aidé par mon monteur, un plan meilleur que d’autres, une image plus forte que les autres.
J’avais également envie d’images vierges de toute trace écrite. Je savais à ce moment là que tout était possible grâce à l’ordinateur. Petit à petit, je déstructure complètement ma façon de travailler traditionnelle et je me place en situation très excitante. Composer mes planches case par case convient parfaitement aux ellipses, aux ruptures du récit, ce qui implique bien évidemment une phase de découpage préalable, même si je jongle par la suite. Dans Le Sommeil du monstre, il ne s’agit en quelque sorte que de tâtonnements, de mise en place ; j’y
trouve quelques erreurs, certaines choses qui ne fonctionnent pas très bien à mon sens… C’est peut-être le prix à payer. En tout cas, ce travail évoluera. Je ne sais pas encore de quelle manière mais j’essaierai de me diriger encore vers une plus grande liberté, une plus grande souplesse.

L’I. : Cette démarche de création image par image, peut être considérée comme un refus d’allégeance à la linéarité du récit…

E. B. : Il est certain qu’une autre bande dessinée, sous une autre forme, au découpage différent, traitant d’un autre sujet, n’aurait certainement pas nécessité une telle remise en question. C’est surtout le geste qui a changé dans mon travail.
Cet album précis est plutôt né du mot, du verbe, du texte, plutôt que du dessin. L’idée de départ n’est absolument pas visuelle. Il s’agit de ce retour en arrière temporel, ce retour dans le passé. Ce compte à rebours mémoriel sur 18 jours est une idée qui s’est imposée clairement. Au départ ce devait être un fil rouge, et cela s’est transformé en squelette du livre. Je savais à ce moment là, que les images seraient toutes provoquées par les mots et que se serait au lecteur de se les faire.
C’est la première fois je crois, que lorsque je commence une bande dessinée, j’écris le texte avant de dessiner. Que ce soit avec Pierre Christin ou dans La Trilogie Nikopol, je commençais à travailler en traçant une case, en concevant le premier plan, puis la première image, et finalement, en prévoyant l’emplacement du texte. Dans le cas du Sommeil du Monstre, l’album est né sur ordinateur.
J’ai commencé, avec cette espèce de fluidité du traitement de texte, par écrire le premier paragraphe, le jour 18. Dans ce texte, le personnage narrateur s’exprime en français et en anglais (c’est très important de passer d’une langue à l’autre). Il fut écrit d’un seul jet, se terminant par ces mots : «Je jure de les protéger, je suis l’aîné». A la première lecture je me suis demandé où j’allais réellement avec ça. Cette phrase me semblait ridicule !
Le lendemain, après relecture, j’étais pourtant convaincu de tenir le synopsis du livre. Je savais d’emblée que ces premières phrases impliquaient tout le reste du récit. Les trois personnages principaux sont scellés entre eux dès ces premières lignes. À ce stade de conception, l’image et le dessin sont inexistants.

L’I. : L’image naît du mot. Cependant, au vu de la richesse picturale de vos images, on finit par se demander si vous ne faites pas partie des auteurs comme Lorenzo Mattotti, qui semblent ne pas avoir besoin de mots.

E. B. : On peut très bien imaginer une histoire muette, plus légère et débarrassée du texte. Je pense que mon travail demande plusieurs couches de lectures. Chaque image est une nouvelle aventure, même quand il me faut traiter certaines situations banales ou traditionnelles (comme le champ,contrechamp). J’essaie toujours de trouver une solution afin qu’une image ne devienne pas simplement un tampon, ou un passage obligé dans le récit.
Dans Le Sommeil du Monstre, certaines scènes sont assez bavardes. Pour les traiter, je pouvais bien évidemment avoir recours à la solution traditionnelle du découpage en 8 ou 10 cases par page (Hergé en faisait 14 à 15 avec champ et contrechamp). Je ne l’ai pas voulu. D’où ce choix narratif du texte parfois rattaché à la tradition romancière.
En même temps, j’ai besoin de charger mes images pour qu’elles ne soient pas simplement un rouage mécanique. On peut donc effectivement dire, sous cet aspect, qu’il y a beaucoup à lire dans le graphisme et dans le visuel.

L’I. : Cette recherche de richesse iconographique peut, à la longue, nuire à la lisibilité…

E.B. : Je ne suis pas forcément conscient de cette prétendue richesse graphique, car je la vis de l’intérieur. C’est vrai que j’ai tendance à densifier. Je n’aime pas les choses qui sont faciles. J’aime avoir à travailler lors de mes lectures, aussi, logiquement, j’aime donner à travailler à mes lecteurs.
Certains, que je pense nombreux, éprouveront un sentiment d’indigestion ou de rejet devant ce livre. Même sur le plan du choix graphique. Je pense aux grands nostalgiques de mes premières histoires, de mon dessin au trait, de mes hachures. C’est une évolution que je ne contrôle pas et que je ne veux pas contrôler.
Je veux continuer à aller vers des horizons que je ne connais pas. C’est un plaisir purement égoïste. C’est par cette envie de non-répétition que je cherche à aller de l’avant. Je suis cependant incapable de définir s’il s’agit d’un handicap ou non. Je comprends votre remarque mais je ne peux rien en dire.

L’I. : Vous parliez de tradition romancière, vous vous situez donc avec ce dernier ouvrage comme un écrivain, et au regard de vos ouvrages précédents comme un écrivain politique.

E.B. : Pour ce livre, la partie écrite en est le véritable squelette. Il y a donc une grosse part assumée par l’écrivain que je suis devenu pour ce travail. Dans Le Sommeil du Monstre, il y a toute une partie d’écriture introspective, axée sur la mémoire de Nike Hatzfeld. Cette dernière agit comme une sorte d’observation, analytique par moments, d’une période, d’une situation, d’un état. Évidemment, se connecte à cela l’évocation des bombes, des T-34, de la purification ethnique, de la douleur des victimes… Il est clair que d’une introspection, on arrive tout de même à une réalité géopolitique et politique.
J’ai l’impression, avec Le Sommeil du Monstre, d’être beaucoup plus concentré sur l’humain et sur l’identification qu’il peut provoquer, au contraire de mes précédents livres qui étaient plus désincarnés, plus difficiles peut-être à saisir, ou moins aptes à provoquer des émotions et des sentiments. Et je ne pense pas du tout que l’émotion puisse surgir d’écrits politiques…
À mon sens, le passage par le cinéma contribue à cet état de fait. Le fait de travailler avec une matière humaine. Le fait de travailler, de faire et de vivre cette expérience cinématographique et le sujet lui-même. C’est venu d’un réel investissement. Ce qui joue en ma faveur, ce qui fait peut-être ma force, c’est l’absence de calcul, de toute préméditation. Tout ce que j’ai fait jusqu’à présent, je l’ai fait avec une sorte de sincérité individuelle vis-à-vis de moi-même.

L’I. : Joe Brainard avec son I remember jouait sur la conscience d’une mémoire personnelle. De son côté je me souviens de Perec — auquel vous adressez un énorme clin d’œil visuel — joue beaucoup plus sur une notion de mémoire collective… Où se situe la mémoire virtuelle de Nike Hatzfeld votre personnage ?

E. B. : Je regrette de ne pas avoir cité directement Brainard dans Le Sommeil du Monstre, au contraire de Perec qui est bien présent au travers de la représentation d’une affiche. Lorsqu’on se saisit d’un tel poncif (le Je me souviens de Perec a été archi-utilisé par beaucoup de domaines), il faut évidemment se poser la question de sa place et, surtout, du sens de cette référence. J’ai très vite choisi de jumeler I remember et Je me souviens. Ce jumelage m’a immédiatement permis d’accepter et de détruire ce poncif, d’autant plus facilement que beaucoup de gens ne connaissent pas Brainard.
De plus, cela correspond parfaitement à cette idée d’un futur très proche où les langues langues vont finir elles-mêmes par s’interpénétrer, et où nous allons devenir parfaitement bilingues. Même nous les français, qui sommes pourtant très en retard sur le sujet. Cela collait, de même, parfaitement à la réalité de Sarajevo et de toute l’ex-Yougoslavie où (encore plus au moment de la guerre) dès l’âge de 6 ans, les gamins parlaient parfaitement l’anglais et l’allemand. C’était une question de survie.
Très vite s’est installée cette réalité. Il existait donc un cadre, une référence qui devenait tout à coup un outil que je m’appropriais. J’étais donc débarrassé de tous problèmes référentiels. Il est vrai qu’en soi, Je me souviens est d’une grande banalité. C’est une phrase que l’on prononce très régulièrement sans s’en rendre compte pour nous positionner dans notre propre temps, dans notre présent.
En sachant, pour finir, que je glisserai un portrait de Perec dans l’iconographie du livre, j’étais totalement libéré face à ce poncif. Ce portrait de Perec, je l’avais réalisé un jour pour le Nouvel Observateur et je l’avais gardé chez moi depuis. Tout les matins en arrivant dans mon atelier, j’avais devant moi ce regard de fou aux cheveux hirsutes qui procure une pêche incroyable et un bien être certain.
Lorsque je devais écrire, la situation de Nike et son décompte mémoriel faisaient de mon Je me souviens une affaire individuelle (agissant donc sur le concept de mémoire individuelle), ponctuée de temps en temps de situations anecdotiques (les souvenirs concernant les infirmières, les couches…). Mais en même temps, au travers d’une vingtaine de petits textes se trouvent simultanément de la mémoire individuelle classique, légère parfois malgré la violence et la dureté des souvenirs, et en permanence, une ouverture vers une mémoire plus universelle et collective. Dans un texte, au travers de sa mémoire, Nike (et moi-même) n’a plus grand chose d’autre à dire que d’énumérer les noms des camps de purification ethnique. Nous sommes dans l’historique proche (ces camps ont existé, il suffit de prendre un atlas).
Mais, de cette proximité mémorielle, surgissent immédiatement des images très dures, des images d’éradicateurs en Sibérie dans la réalité de l’histoire en 2026. À ce stade, la société de 2026 avec ces machines interrogeant des gens nus, souffrants d’un véritable enfermement, de véritables humiliations et tortures, nous projette trois-quarts de siècle auparavant à l’époque d’Auschwitz, dans les camps de la mort allemands. À mon sens, l’écrit individuel amorce parfois la mémoire collective. C’est ce jeu temporel qui est le ciment de l’histoire.

L’I. : Il peut paraître paradoxal de faire citer par la mémoire d’un nouveau-né des mots de Cioran («À quoi sert de se tuer puisqu’on se tue toujours trop tard ?»)…

E. B. : À la limite c’est très bien ! De toute façon il ne fait que citer ce qu’il a entendu. C’est un témoin, un simple enregistreur. Cependant, je ne souhaitais pas qu’on puisse faire ce genre de réflexion car ce nouveau-né n’est rien d’autre qu’une abstraction. J’ai d’ailleurs refusé de le représenter (ainsi que les deux autres enfants).
Dans la première image du livre, on voit un mur, un plafond éclaté à la représentation très abstraite. Une texture, une matière, un trou dont la découpe rapelle la forme de l’ex-Yougoslavie. On est dans une abstraction importante avec un minimum de réalisme. Personnellement, j’imagine le contrechamp de cette image. Et ce contrechamp relève de cette même abstraction. L’état des trois nourrissons est donc quelque chose d’abstrait. Il faut impérativement être débarrassé de cette vision réaliste du nouveau-né à la lecture du récit, sous peine de tout affaiblir. Les propos attribués au nourrisson sont ceux d’un adulte. En effet, comment peut-on faire référence, à 18 jours d’existence, au son spécifique de l’explosion d’un T-34 ? Ainsi, on se retrouve également dans l’abstraction de l’écrit.
À compter de cela, tout ce qui concerne la mémoire individuelle égrenée au fil du livre relève du même concept. La présence d’un élément réaliste dans le récit, ne suffit pas à faire quitter cette abstraction. Du coup, ça ne me gêne pas du tout de lui faire citer Cioran. Le nouveau-né reste un micro un peu universel qui se fait l’écho de ce qu’il entend. À l’origine, ce n’est donc pas lui qui prononce les mots de Cioran. Après, il s’agit d’un jeu. Je ne partage pas du tout l’optique nihiliste de Cioran, même si quelque part…

L’I. : Vous êtes d’origine Yougoslave. Vous possédez donc une mémoire personnelle et collective sur la Yougoslavie et de même, une mémoire personnelle et collective française…

E. B. : Malheureusement ou heureusement, je ne suis pas comme Nike mon personnage. Je ne possède pas la puissance de sa mémoire. J’ai quitté la Yougoslavie à l’âge de 9 ans, et je n’ai emmagasiné les événements de ma vie à Belgrade qu’en tant qu’enfant. C’est à dire normalement. Je dirais que ma mémoire individuelle belgradoise et par la suite yougoslave — qui s’est un peu étoffée par des lectures, des rencontres, par le simple fait que je me cultivais — est difficilement comparable à ma mémoire française qui est déjà une mémoire plus adulte. Il y a un décalage à ce sujet. En même temps, je dirais qu’il s’agit d’une cohérence…
Aujourd’hui, la transition et la mutation de ma mémoire de gamin de Belgrade en mémoire de gamin de Paris ou de banlieue parisienne ne fait qu’une. J’ai accepté le métissage de mes deux mémoires. Sans renier la première et sans m’accrocher stupidement à la seconde. C’est en cela que ma plus grande critique va à la notion de «racines», aujourd’hui mal comprise, mal gérée, détournée. Dans cette acceptation, je pense avoir gagné en ouverture, en liberté. Je suis devenu Européen. Je me rends compte que ma culture possède ses racines à l’Est, mais à travers la langue française qui est maintenant un élément essentiel de ma culture. C’est ma langue d’expression, je pense et j’écris en français. J’essaie peut-être de retranscrire au travers de mots français, des bribes, des éléments, me viennent de l’Europe de l’Est.
Maintenant que je voyage de plus en plus et que je fonctionne comme une éponge, je me transforme en mondialiste dans le sens noble du terme. C’est évident, je suis touché et profondément blessé de voir que la mémoire individuelle est mise uniquement au service des notions de racines, de sol, de sang, d’ethnie, de religion. Je suis atterré de constater à quel point cela fonctionne encore de nos jours, et les dégâts ainsi provoqués dans nos sociétés. Il faudrait forcer tout le monde à foutre un jour le camp de chez lui. Il faudrait très vite faire de nous des nomades, pour nous en faire prendre conscience.
Je ne sais pas ce que je serais devenu si j’étais resté en Yougoslavie. Peut-être que je serais parti me battre de mon plein gré ou non, puisque mon simple nom au cours de cette guerre m’aurait marqué au fer rouge. Le nom de Bilal à Belgrade ou en Bosnie serbe, est un nom musulman, ottoman, mais en aucun cas un nom Serbe. Et on y tuait pour si peu et pour bien moins. L’absence d’un «itch» à la fin d’un nom et c’est une balle dans la tête !
Je ne sais pas du tout comment les choses se seraient passées si j’avais vécu à Belgrade. Émir Kusturica non plus. Il est parti, mais il est vraiment enfant de Sarajevo. On voit à quel point un simple mot prononcé de travers ou mal interprété, et mal retranscrit, peut devenir dangereux. C’est pour cela que Nike Hatzfeld refuse de dire s’il est Serbe, Croate ou Musulman… Aucun des trois et les trois ensembles !

L’I. : À la lecture de votre livre, on peut penser que la mémoire collective n’a plus d’histoire. Sinon comment expliquer la récurrence de situations identiques à celles qui amenèrent les guerres mondiales, les massacres ethniques en Afrique …

E. B. : L’Histoire n’as pas de mémoire ! C’est le sujet du livre. C’est un sujet d’une grande simplicité. Une constatation que tout le monde se fait un jour. Et qu’il ne se fait peut-être plus par facilité, et parce que nous vivons dans un monde d’accélération et de surinformation. Cette surinformation produit des mini-informations inutiles qui se révèlent encombrantes et qui polluent notre temps… nous détournant ainsi de l’essentiel.
Tout est fait pour que nous ne nous focalisions pas trop sur la mémoire car d’une certaine façon, elle devient dangereuse. Si la mémoire, un axe essentiel de notre société, était très bien gérée et parfaitement prise en compte, je suis persuadé que l’automobile ne connaîtrait pas l’essor qu’elle continue à avoir. L’homme est suffisamment brillant et intelligent pour le comprendre. Il y a simplement ce choix social, qui est d’occulter certains paramètres pour pouvoir mieux avancer dans la mauvaise direction.
Beaucoup me considèrent comme un pessimiste. Peut-être qu’en vieillissant je deviendrai nihiliste et me reconnaîtrai dans les écrits de Cioran. Je ne donne pas de leçon et je ne suis pas dans une situation de repli, ni d’enfermement. Je suis au contraire dans une position d’ouverture. Je me déplace et je voyage, tant dans mes créations que géographiquement. J’aime bien le monde dans lequel je vis. Cela dit qui sait comment j’évoluerai ?

L’I. : Qu’est-ce qui vous a rendu agnostique ?

E. B. : Tout simplement l’absence totale d’éducation religieuse. Mon père était musulman laïque — sans que je le sache — de par son nom. Puis, Tito décida un jour que les personnes qui vivaient où nous étions devaient être musulmanes. C’est malheureux de désigner ainsi une population par le nom d’une religion. D’ailleurs, beaucoup de problèmes en émanent. Ma mère pour sa part, était catholique tchèque. L’un et l’autre, méfiants de la religion potentielle de chacun, ont fini par donner naissance à un statu quo naturel parfait.
Ensuite vient la découverte, en France, d’un monde catholique. J’étais à la fois sidéré et fasciné par la communion de mes petits copains. Ce truc en blanc avec le rituel et tout le reste… J’ai lu la Bible (qui est un texte magnifique) et je me suis intéressé aux religions. Je suis convaincu cependant, qu’il doit être terrible d’avoir des notions comme celle-là vissées dans le crâne dès son plus jeune âge.
J’ai également connu une période un peu anticléricale, que l’on remarque beaucoup dans mon livre La Foire aux Immortels. Il y a tout de même de quoi être anticlérical ou le (re)devenir, en constatant l’irresponsabilité, et tout ce qu’elle implique, du Pape ou du fondamentalisme religieux quel qu’il soit. Aujourd’hui, il n’y a que du négatif dans le religieux. Pourtant, en soit, la religion est basée sur des idées nobles, des aspirations humaines que je comprends parfaitement. Les agnostiques sont des gens qui peuvent, à un moment de leur vie, être touché par la religion. Je ne le réfute pas car cela peut très bien m’arriver. J’en serai le premier surpris bien évidemment !

Dans Le Sommeil du Monstre, j’ai fait un patchwork des trois monothéismes sans les juger. Les seuls que je juge sont les excès : les fondamentalismes, les intégrismes, qui se trouvent aux extrêmes de ces religions. Je suis extrêmement mesuré. Ce qui me paraît très révélateur et inquiétant aujourd’hui, c’est la réalité de l’existence des Talibans en Afghanistan, c’est l’intégrisme catholique souterrain agissant en France et partout ailleurs, moins spectaculaire que le talibanisme, mais aux dégâts tout aussi terribles.
Un intégrisme comme l’intégrisme juif est également très dangereux et malheureusement très actif. J’étais, il y a peu, à Tel Aviv et Jérusalem. On se rend compte à quel point le religieux dégage des forces palpables dans l’air de ces cités. C’est à la fois préoccupant et fascinant. Je me radicalise d’une certaine façon, mais je me radicalise contre les radicaux eux-mêmes. Je suis beaucoup plus tolérant vis-à-vis des religions «normalement» pratiquées.

L’I. : Ce radicalisme vous permet de prendre certaines prises de position assez fermes sur des faits de société comme l’accompagnement du mourant par exemple…

E. B. : Pour moi, il ne s’agit que d’un choix. Celui de la liberté ultime de choisir sa mort. Le personnage de Leyia dans Le Sommeil du Monstre n’accompagne pas son père vers la mort. Elle est là et ne peux rien faire. Il a choisi sa manière de mourir. Elle n’accompagne pas ce choix, elle y assiste à la fois consentante et impuissante… Elle devient orpheline au moment où, dans le récit, le personnage «protecteur» (Nike) s’immisce dans sa vie.
Je suis fasciné par le personnage du père de Leyia. Je l’ai créé physiquement ingrat et en même temps, attachant et admirable dans sa vie et dans ses choix. C’est un personnage fascinant et sa façon de mourir me fait rêver.

L’I. : On a l’impression que cet album vous décomplexe. On vous sent libre du regard des autres, d’une pseudo reconnaissance des pairs.

E. B. : Je ne comprends pas ce que signifie la reconnaissance des pairs. Pour le coup, c’est plutôt moi qui ne suis pas d’accord pour la reconnaissance de certains pairs. J’ai simplement senti monter les envies et les mesquineries par rapport à mon succès, même au moment de La Trilogie Nikopol.
J’étais néanmoins très conscient que le milieu de la bande dessinée restait l’un des rares milieux vraiment sains, en comparaison de tous les autres milieux que j’ai pu approcher. Le cinéma, c’est une autre histoire. J’y ai évolué comme j’évolue en bande dessinée, soit : sans concessions. Je n’ai jamais fait de réelles références à la bande dessinée dans mes livres, et je n’ai pas fait de références au cinéma dans mes films. C’est un fait. Et c’est un acte qu’on ne pardonne pas ! C’est extrêmement mal vu des intégristes de la pensée : ces victimes maladives de l’obsession de la référence.
La reconnaissance du Sommeil du Monstre me ravit, et met indubitablement dans une position inconfortable, certaines personnes devant le juger. Position d’autant plus inconfortable pour elles, qu’elles ont une idée très précise de ce que je suis en tant qu’auteur de bande dessinée. Ces personnes ont des poncifs plein la tête me concernant, et s’en trouvent par définition prisonnières.
On trouve dans ce livre un métissage avec l’écrit et le littéraire, une bande dessinée qui quitte les petits mickeys pour se diriger vers la «grande littérature». Ce qui n’est d’ailleurs pas justifié car de mon côté, cette Grande Littérature je la cherche aujourd’hui en France ! C’est une attitude quelque peu atypique qui ressemble à ma démarche dans le cinéma. En bande dessinée, je touche le plus grand nombre et j’en suis ravi. Au cinéma, aujourd’hui, pour toucher le plus grand nombre il faut avoir les moyens, entre autres, avoir une logistique de distribution et d’exploitation.
Mon ambition est de ne jamais faire de concessions à la facilité. Je ne dis pas qu’un chef d’œuvre ne peut pas être immédiatement perçu. La grande œuvre cinématographique est une œuvre ambitieuse, riche, dense, complexe, et à la fois évidente à la compréhension. Moi je n’y arrive pas. En bande dessinée, il ne me semble pas y arriver non plus.

Propos recueillis par Franck Aveline.
Précédemment publié dans L’Indispensable n°2 en Octobre 1999.

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Entretien par en octobre 1999