Fabrice Neaud
Le festival d’Angoulême 97 récompensait le premier tome du Journal de Fabrice Neaud. En couverture, se trouve la mention : février 92 – septembre 93. Les intentions de l’auteur sont ainsi clairement affichées. Cette écriture autobiographique s’installe dans la durée et cherche a supprimer le recul entre le moment vécu et sa retranscription. Fabrice Neaud ouvre ainsi la bande dessinée vers un nouveau domaine narratif, celui du diariste. La lecture des deux tomes parus bouleverse. L’auteur s’implique complètement. L’écriture s’organise et ce registre littéraire s’enrichit des images de Fabrice Neaud. Rencontre avec le premier diariste du 9e Art.L’indispensable : Comment s’est mis en place, à la fois ce choix mais aussi sa réalisation ?
Fabrice Neaud : Je ne connaissais pas du tout les autres tentatives autobiographiques en bande dessinée avant de faire moi-même la mienne. C’est en la faisant que des gens m’ont dit : « Ah !, tu ne connais pas ça et ça ? ! », qui étaient en train de se faire, à un an près. Pour citer des noms : Menu, Trondheim, Mattt Konture, tous les gens de
L’Association ou encore Chester Brown, mais chez les Américains, c’est plus ancien.
Je n’ai pas du tout eu l’envie, à un moment donné, de faire un journal de façon très construite. Je faisais de la bande dessinée de fiction très classique. J’en parle d’ailleurs dans le tome 1. Elle est restée non publiée. En fait, je dessinais régulièrement des éléments de mon quotidien comme certains gribouillent dans les marges de leur cahier. Avec des croquis, des bribes de textes, je tenais une sorte de journal sans l’avoir nommé comme tel, à l’image de ce que l’on appelle les «livres de brouillon», qui sont assez à la mode chez les dessinateurs.
Donc j’écrivais, je datais, je faisais un croquis, un dessin d’imagination, une scène vue dans la rue et au fur et à mesure, je commençais à réaliser des planches avec ça. Puis Loic Neoud, responsable de la maison d’éditions Ego Comme X et présent au tout début de la création de cette association, m’a dit : « Pourquoi tu te fais suer a faire ce type de BD a priori peu intéressante ? Tu as plein de choses personnelles au sens propre du terme à raconter. Pourquoi n’essaies-tu pas d’en faire vraiment de la bande dessinée ? »
Sans suivre vraiment son conseil, je me suis mis à mettre en scène des événements de ma vie. J’ai publié quelques planches dans la première revue Ego Comix et tout s’est construit dans ma tête. C’est devenu une évidence puis carrément une nécessite. Le Journal n°l est paru et au début de l’année, le Journal n°2.
Je suis le premier qui statufie sur le terme « journal ». En bande dessinée, les autres parlent d’autobiographie. Ce terme me gène. Il y a une dimension totalement brut dans la définition même de « journal ». N’importe quel diariste en littérature connaît un milliard de fois mieux le problème que moi. N’y a-t-il pas dans l’autobiographie, une remise en scène des événements passés ?
Je tends à me rapprocher le plus possible du moment présent et renouveler ce qui s’est passé dans la revue n°5 d’Ego Comix, faire ce que j’ai appelé la première tentative de «journal direct», à un ou deux jours près des événements, voire une semaine éventuellement, pas plus. C’est le but du Journal. Si je dépasse la semaine, je parle au passé. Je dis alors : « voila, à telle date, je me souviens de tel événement».
Au tome 4, j’attaquerai définitivement le « Journal » en direct. Pour l’instant, ce sont des événements passés retransposés. Le tome 3 à paraître relate notamment des événements qui datent de trois ans. Je ne suis effectivement pas dans le journal mais je reprends toutes les notes que j’ai écrites à ce moment-la. Notes qui étaient prises en sachant très bien que je les prenais pour réaliser ces planches.
Je reste très fidèle aux notes. Entre le tome 3 et le tome 4, il va vraiment y avoir deux démarches. L’une avec un maximum de recul puisqu’il va y avoir trois ans même si les notes peuvent être proches de l’instant et puis l’absence complète de recul.
L’I. : Est-ce qu’il n’y a pas un danger d’être dans la proximité ?
F. N. : Des le tome un, je fais dire à un personnage : «A bas le recul !». Le principe du Journal, c’est de se débarrasser de ce sacro-saint recul qui est une espèce de tabou en art à tous les niveaux. On est en haut de notre montagne, on regarde notre passé, on en a tiré les leçons, et l’on raconte sa vie déjà mise en perspective, avec l’intention de transmettre certains aspects. Ce n’est, a priori, pas le but du Journal.
Je me souviens assez bien de ce que je ressentais il y a trois ans. L’objectif, c’est de réduire au maximum ce désir de recul, de narrer, de raconter une
Histoire, de transmettre en faisant attention au lecteur. Le but, c’est de dire n’importe quoi quasiment. C’est de ne pas m’occuper de qui va pouvoir recevoir cela. Sinon je ne fais pas le Journal.
On pourrait me demander : «Pourquoi le publier ?». Effectivement, un sportif quand il fait son exploit, il ne le fait pas pour les gens qui sont dans le stade et qui le regardent. Je ne considère pas faire un exploit mais la démarche est similaire et personne, pour un athlète, ne se pose la question de savoir pourquoi il se montre à le faire.
C’est le lecteur qui est responsable aussi de ce qu’il lit.
L’I. : Le recul ne permet-il pas de doser la façon dont on va parler d’un événement ? Là où, deux ou trois jours après, un événement sera traité en dix pages, un an après, il paraîtra complètement anodin et n’en aura que deux.
F. N. : J’inverserai la proposition. À faire un journal en direct, on se retrouve à cesser de vivre des événements que l’on ne va peut-être pas raconter.
C’est interactif. Ce serait vain de croire qu’un savant qui observe la nature n’intervient pas dessus en l’observant. C’est le principe d’incertitude d’Einsenberg : croire que l’on va regarder des animaux évoluer entre eux et que s’ils se battent, nous n’interviendrons pas parce que nous n’avons pas le droit d’intervenir sur la nature puisque nous ne lui appartenons pas.
Là c’est pareil, nous racontons une histoire avec recul ou sans recul, en se disant : «Est-ce que j’aurais raconté cela plus tard ? Est-ce que je dois l’écrire ? Est-ce que je ne dois pas l’écrire ?» Si nous le faisons c’est que cela devait se faire. Si nous ne le faisons pas c’est que cela ne devait pas se faire.
Evidemment, sur des événements qui ont trois ans, il y en a certains que je raconte différemment que si je les avais racontés à ce moment-là. C’est une évidence. Cela fait partie du processus. Je ne me pose même pas la question. Pour le tome trois, j’ai notamment à mettre et à décrire des événements qui m’ont beaucoup marqués dont je me souviens très bien. Je n’ai pas changé d’avis sur ces événements-là et donc, je ne fais que parfaire ce que je n’aurais peut être fait que rater si je l’avais écrit en direct à ce moment-là, ce qui était impossible d’ailleurs.
L’I. : Vous avez choisi d’être sincère, intime, d’impliquer des personnes autour de vous. Quels ont été les retours ?
F. N. : Les retours se sont faits avant la parution du premier tome, vu que la revue existait déjà et que le processus du journal était entamé. Il a suffit de quelques pages pour que tous les retours viennent en même temps. L’entourage a lu. Ce sont les premiers concernés. Et en même temps, ce sont des anti-lecteurs. Ils ne seront jamais les lecteurs du Journal. Ce n’est pas à eux qu’il s’adresse.
Cela a été très dur. Pour l’instant, cela va plutôt bien. J’ai fait le vide autour de moi. Il y a des gens que je ne vois plus, il y en d’autres au contraire qui n’espèrent qu’une chose, que je les dessine et selon les événements, ça se fait ou ça ne se fait pas. Mais c’est pervers. Cela gène beaucoup de gens. Ça me pose des problèmes éthiques et des problèmes personnels.
Ces derniers seront racontés dans le tome 3 dont le passage le plus important évoque le moment où les gens ont accès à mes planches et sont d’accord ou pas d’accord et pour l’essentiel pas d’accord. Cela a été très dur.
L’I. : Est-ce que le fait d’écrire ce journal dans la durée a eu un effet sur vous-même ? Est-ce que cela procède de l’analyse ?
F. N. : J’espère que cela va au-delà de l’analyse. La psychanalyse, Gilles Deleuze en parle très bien. Il évoque la psychanalyse infinie, on est sur le divan d’un docteur et on est là pour y rester finalement toute sa vie, avec cette espèce de relation perverse au docteur à travers l’argent qui montre bien que la psychanalyse n’est pas aussi innocente qu’elle en a l’air.
Il y a un côté évidemment thérapeutique. Je le ressens maintenant. Après ce fameux passage où il y eut des retours qui ont amené une crise assez violente, je me sens mieux. Mais le tome 3 n’est pas paru. Là, les rancœurs qui ont été déclenchées au moment où les événements se sont passés, vont peut-être se raviver quand la globalité de ce que moi j’en raconte, va être publié.
Mais entre ce moment qui n’est pas encore venu et le moment où l’événement s’est terminé, ça va beaucoup mieux. Pourtant, je n’ai rien appris à mon entourage qu’ils ne savaient déjà. Ce qui pouvait choquer, c’était bien d’imaginer que d’autres qu’eux allaient le savoir.
L’I. : Le fait que cela soit écrit, est-ce que cela ne change pas la perception de ce que vous avez pu dire ?
F. N. : Les gens qui ont envie d’aimer, ils aiment. Les ennemis qui n’ont pas envie d’aimer, ils n’aiment pas. Cela ne fait que confirmer des sentiments latents. C’est une violence pour les autres. Je le sais maintenant. Je l’assume. J’ai choisi notamment de ne plus prévenir personne, ce qui a été l’erreur de départ et allons-y de m’en foutre parce que sinon je ne ferai rien.
Quand quelqu’un dit : «Ah ! tu as mis ça, moi, je ne suis pas d’accord et puis c’est faux, ce n’est pas la vérité», le but d’un journal, ce n’est pas de raconter la vérité à aucun moment. Pas plus de raconter sa vérité parce que cela veut dire quoi «sa vérité» ? !
Je n’ai pas l’impression d’être vrai ni même sincère. J’en tais beaucoup plus que je n’en dis et personne ne verra jamais les silences qu’il y a, ni ce que j’ai tu à travers ce que j’ai exprimé. Donc je fais mon journal et les retours arrivent ou n’arrivent pas. Je ne dirais pas que je ne suis pas responsable.
L’I. : L’utilisation du noir et blanc et donc du blanc donne à l’espace une charge narrative et émotionnelle importante qui fait qu’il y a des silences qui existent.
F. N. : Ce sont des silences dans lesquels seule l’imagination du lecteur peut se plonger, ce qui n’est pas du tout l’intérêt d’un journal. Il faut lire Primo Lévi ou des auteurs proches. On n’écrit pas un journal pour qu’après le lecteur pense un peu ce qu’il en veut, sinon on ferait de la fiction. Je fais un journal pour affirmer que pour moi, c’est ainsi et vous avez intérêt à le croire et tout de suite, contrairement à la fiction où l’on aura tendance à penser : «c’est vrai au fond». Avec le journal, on aura d’emblée tendance à dire : «c’est faux».
Quand les proches finalement viennent vers le diariste, vers moi entre autre, ils sont inquiets, ils affirment : «Cela me gène que tu aies raconté en gros la vérité». Finalement pour eux, il y a un soupçon que ce soit faux et ils disent au bout du compte : «Je ne me reconnais pas, je ne reconnais pas telle personne, mais tu as pourri telle autre et tu as encensé celle-là et vraiment ce n’est pas du tout cela».
Tout de suite, on rentre dans une situation très complexe. On ne peut pas répondre «blanc, noir». Le journal ce n’est pas fait pour que le lecteur en pense ce qu’il en veut.
L’I. : Avec un certain nombre d’auteurs et je trouve que c’est particulièrement vrai pour votre travail, vous affirmez enfin que l’on ne choisit pas la bande dessinée par dépit parce que l’on est un peintre ou un écrivain raté. Elle apparaît comme un médium fort.
F. N. : Au début, je me suis dit : «Je n’ai pas envie d’écrire, je n’ai pas envie de peindre.» On dit une chose avec la peinture, on en dit une autre avec la littérature, on en dit une autre avec la musique et on en dit encore une autre avec la bande dessinée. Je suis persuadé que l’on peut faire du Emmanuel Kant en bande dessinée, mais aussi ce qu’elle fait actuellement qui est tout sauf du Kant.
Je rapproche la bande dessinée d’une partition musicale. Il y a une lecture à la fois verticale et horizontale de la musique. Il y a plusieurs notes dans un accord, ce qui permet de faire la relation entre texte et image de façon plus parlante à un lecteur. Les notes d’un accord lui arrivent en même temps dans les oreilles et elles sont séparées sur la portée. Et elles sont jouées par différents instruments. Quand quelqu’un écoute de la musique, il ne se pose pas la question. La bande dessinée c’est pareil, l’image se perçoit en même temps que le texte quand il y en a et il y a une sorte de découpage rythmique de l’espace. «C’est un art séquentiel», disait Will Eisner. Pour moi, il y a une relation très proche entre la bande dessinée et la musique.
Avec la bande dessinée, nous pouvons en dire autant sinon plus qu’en littérature, qu’au cinéma, qu’avec n’importe qu’elle autre art. Et il suffit pour s’en persuader d’en lire des bonnes. Le livret de Phamille de Jean-Christophe Menu que je trouve extraordinaire, est un des piliers de la sagesse d’aujourd’hui. Le conte démoniaque d’Aristophane est un chef-d’œuvre dont personne n’a jamais parlé. Il y a une âpreté, une rudesse, c’est extraordinaire. C’est l’album de la décennie, un chef d’œuvre.
Propos recueillis par Bruno Canard.
Précédemment publiés dans L’Indispensable n°1 en Juin 1998.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!