Jessica Abel

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Début 2005, Jessica Abel apportait une conclusion à La Perdida, son œuvre la plus conséquente à ce jour, et dont la publication avait commencé cinq ans plus tôt. Alors qu’une traduction française doit sortir chez Delcourt, rencontre avec celle qui demeure la «ArtBabe» en chef — ou pas.

XaV : Nous allons commencer au commencement — en quelque sorte. Tu as reçu la Bourse Xeric en 1995, il y a un peu plus de dix ans. En regardant en arrière, comment considères-tu ces années ?

Jessica Abel : Elles ont plutôt été bonnes. Tu sais, ce qui est intéressant dans ma carrière, c’est que quand j’ai commencé après l’université en 91 ou vers là, je n’avais aucune idée de … je savais que je voulais faire de la bande dessinée, mais je n’avais aucune idée de comment on pouvait en faire, ou ce que ce pourrait être d’être un auteur de bande dessinée. Que faire de mes journées ? Ou comment gagner de l’argent ? Tu vois — je n’en avais aucune idée. Et surtout à l’époque, sur le marché américain de la bande dessinée, c’était impossible. A moins de faire du super-héros, ce qui n’était pas mon cas. Lorsque je me projetais dans le futur, tout était vague, et je n’imaginais pas ce que ce pourrait être.
En regardant en arrière, on dirait une ligne toute droite, presque tracée à la règle. Tu sais, mini-comics, puis j’ai reçu la Bourse Xeric, puis j’ai fait les numéros du comic book, puis j’ai fait les recueils de ceux-ci et puis d’autres — quatre ou cinq albums, et j’en suis plutôt contente. Tout cela représente des étapes importantes, et je n’aurais jamais pu consciemment me faire progresser de la sorte.

X. : Après la Bourse Xeric, qu’est-ce qui t’a poussé à arrêter ArtBabe ?

J.A. : Et bien, je vivais à Mexico à l’époque, et j’ai fait deux numéros de ArtBabe pendant que j’étais là-bas, et … au bout d’un moment, c’était vraiment bizarre. Parce que j’habitais Mexico, et … écrire sur des gens à Chicago qui vivaient leur petite vie tranquille et qui avaient leur petites crises tranquilles du Midwest — au même moment, j’essayais d’apprendre à parler la langue, pour simplement pouvoir communiquer. Les problèmes que je rencontrais, en fait … je veux dire, je m’y plaisais beaucoup, mais les choses auxquelles j’avais à faire face en terme d’amitié et de communication, les choses que j’apprenais et celles qui étaient en train de changer pour moi — étaient beaucoup plus importante que ça. Et ça me semblait très étranger, j’étais si loin de cette vie. Et donc — donc j’ai arrêté.
Egalement, j’avais un problème avec mon style de dessin. Je ne prenais plus de plaisir à dessiner de cette manière, et j’étais en train de réfléchir à adopter un nouveau style. Donc je travaillais beaucoup pour comprendre comment dessiner. Et puis entre ArtBabe et La Perdida, j’ai réalisé une bande dessinée documentaire qui s’intitulait Radio : An Illustrated Guide

X. : Ca, et puis ce que tu faisais pour le University of Chicago Magazine

J.A. : Ca, je l’ai fait pendant dix ans je crois. Ca a duré longtemps.

X. : En une planche, en couleur, avec une approche plus journalistique …

J.A. : Tout-à-fait, mais je faisais ça tous les deux mois, pendant environ huit ans. Donc ça a traversé tout le reste. Mais le livre sur la radio, c’était durant une période de quatre-cinq mois où je n’ai fait rien d’autre. Un projet très intense … parce que c’est un livre très complexe, avec beaucoup de … comme des niveaux, où je peux laisser se produire beaucoup de choses en même temps. C’était un projet très intéressant, mais qui représentait beaucoup de travail. Et c’était un bon break, parce que j’ai pu vraiment me distancier des bandes dessinées de fiction, et j’ai pu faire table rase et me préparer à autre chose.

X. : C’est intéressant que tu parles de devoir t’éloigner de ArtBabe, parce que du point de vue du lecteur, c’était vraiment un espace d’expérimentation, depuis le début du mini-comic où tu faisais parfois de la prose, jusqu’aux plus récents, ou tu travailles avec du pastel, ou …

J.A. : Du pinceau à sec.

X. : Avais-tu l’impression d’avoir épuisé ce que ce format pouvait t’offrir ?

J.A. : Au départ, il était prévu que La Perdida soit ArtBabe volume 3, mais avec La Perdida en sous-titre, en quelque sorte. Mais en fait … il y a deux choses. D’une part, je pense qu’au fil du temps, j’avais réduit mes choix à «Alors, pinceau à sec ou pas pinceau à sec ?» C’était comme pour les histoires, les gens attendaient un certain genre d’histoires, et surtout un certain type d’environnements, et les personnages qui allaient se trouver là — tout cela … il avait beaucoup d’attentes.
D’autre part, le titre de la série impliquait également quelque chose. Je ne voulais pas me trouver limitée par ça. Tu sais, ça sonne très sexy et mignon, et ça me fatiguait un peu. Ca avait bien marché pour moi, c’était un très bon titre parce que les gens le remarquaient, et s’en souvenaient … et l’achetaint. Donc tu comprends — je veux dire, j’ai toujours eu droit au truc où les gens me font «Oh, ArtBabe», et m’appellent ArtBabe, et j’en venais à me demander : «Mais pourquoi je voudrais me mettre en couverture de mon comic book ? Qui ferait ça ? Ca ne me viendrait pas à l’idée, non, certainement pas moi.» Mais ils insistaient «Oh si, c’est toi, c’est toi», et ça fait des conversations où tu termines en disant «D’accord, c’est moi, comme vous voulez». On avait l’impression que ça tournait autour de moi, que c’était moi le sujet. Et je voulais être moins liée au contenu du livre, rendre plus clair qu’il s’agissait de fiction.
Ce qui est vraiment drôle, c’est que les gens pensent maintenant que je suis Carla — ce qui est encore plus gênant. Je veux dire, ArtBabe, au moins elle est cool, elle contrôle sa vie, tu vois. Carla, c’est juste une idiote, et … (rires)

X. : C’est pour cela aussi que tu as changé ton site web ?

J.A. : Oui, oui. En fait, j’ai gardé le site pendant un moment, mais ArtBabe n’était qu’une des choses que je fasiais, et l’appeler «ArtBabe» — le site web — voulait dire que j’avais à ranger mon enseignement sous «ArtBabe», et les trucs pédagogiques sur lesquels je travaille, et les documentaires. Alors que je voulais vraiment, tu vois — qu’ArtBabe ne soit qu’une des sections de … (rires) C’est plus cohérent ! Je n’en ai pas honte, ça me plait, je suis heureuse de l’avoir fait. Mais c’est très lié à qui j’étais quand j’avais une vingtaine d’années, tu vois.

X. : Passons à La Perdida. Tu as dit que tu avais réalisé les deux derniers numéros de ArtBabe à Mexico, et tu as commencé à travailler sur La Perdida de retour aux US. Quand t’es venu l’idée du récit ?

J.A. : Quand j’étais encore à Mexico — du moins, si je puis dire, ses racines, l’idée de départ. Et je pense que j’ai trouvé une partie des points principaux de l’histoire là-bas. J’y ai pris des photos, tu sais, j’avais une idée vague de ce que j’allais faire. Mais le vrai travail de se mettre à sa table, et de résoudre tous les petits détails et de trouver ce que ça allait vraiment être, je l’ai fait de retour aux US.

X. : Y avait-il des croquis, des notes sur l’histoire pendant que tu étais encore là-bas, ou tout cela s’est faire de retour ?

J.A. : Non j’ai fait … j’ai fait quelques croquis, j’ai réfléchi aux personnages, j’ai écrit un peu sur eux, un peu de développement d’histoire. Mais j’ai vraiment commencé de retour. Je n’avais pas l’impression que — je n’avais pas le temps de vraiment y penser, ce n’est qu’en rentrant que j’ai pu. J’aurais pu si j’avais vraiment voulu, encore à Mexico mais — mais ça n’a pas été le cas.

X. : Ce n’était pas une manière de prendre de la distance par rapport au sujet ?

J.A. : Pas consciemment, non.

X. : Tu parlais du fait que beaucoup de gens pensaient que Carla était toi. Même si La Perdida n’est visiblement pas autobiographique, il y a quand même cette impression que tu voulais partager ton expérience de Mexico …

J.A. : Je pense que c’est vrai sur un niveau superficiel. Je veux dire que je pense que, c’est une ville vraiment cool, elle est très belle et il y a des choses à faire et des choses à voir et des personnes à rencontrer qui sont vraiment intéressants, et cela vaut le coup d’y aller. Cette partie vient de moi. Et les divers endroits que j’ai beaucoup aimés, j’ai fait en sorte de les dessiner. (rires) Ils y sont tous, dedans. Alors oui, il y a certainement une touche personnelle, et je n’aurais pas pu faire ce livre en y passant quelques semaines — il fallait que j’y vive.

X. : Et le fait que Carla doit apprendre l’Espagnol …

J.A. : Je l’ai fait aussi. Même si je ne l’ai pas traité comme elle, l’école où elle va au début, c’est là où je suis allée. Tu sais, encore une fois, j’utilise les détails que j’ai appris durant mon expérience là-bas. Et un des aspects du livre, c’est qu’il est écrit à la première personne, et c’est sans doute pour cela qu’il est ambigu. Mais il est écrit volontairement à la première personne, parce que je reconnais par là qu’il n’y a aucun moyen pour moi de réellement savoir ce qui se passait à Mexico pendant que j’y étais — j’ai probablement blessé des gens, fait des tas de choses qu’il ne fallait pas, et mal compris tout ce que les gens me disaient. Tu sais ? A un certain niveau, c’est vrai, et au final tout s’est plutôt bien passé, mais c’est … il fallait que ce soit le point de vue d’une Américaine idiote, ou je ne pouvais pas faire ce livre.

X. : La Perdida est une histoire longue, ce qui représente un gros changement par rapport à ce que tu faisais avant. Pourquoi ce choix ?

J.A. : La raison principale était que je voulais … la manière dont une histoire est structurée, c’est que tu as des personnages, et tu les confrontes à un problème. Et ils ont à — le résoudre, tu sais, ils peuvent faire quelque chose pour ça, trouver une solution, mais il faut qu’ils fassent quelque chose.
Alors qu’avec une histoire courte, tu as plutôt une vignette, un peu comme une petite fenêtre dans l’existence du personnage. Tu les vois — comme dans la plupart des histoires d’ArtBabe, par exemple, tu as un personnage qui réalise quelque chose, du genre «Oh ! mais c’est donc ça le problème». Et au lieu de réellement résoudre ce problème, tu te retrouves avec ce moment de silence où … «ah !» Tu vois ?
Quand tu travailles sur quelque chose de plus long, les problèmes auxquels tu peux confronter tes personnages peuvent être plus importants, et c’est la même chose pour ce que tu peux apprendre sur les personnages, parce que c’est comme ça que tu apprends à les connaître, c’est plus riche. Tu peux faire beaucoup plus de choses avec. Et je voulais vraiment essayer ça, je voulais … me dépasser. Avoir un personnage avec lequel je pourrais … je pourrais la pousser plus loin, et voir ce que je pourrais en sortir.
Ca me donnait aussi une histoire complète avec un problème qui survient, et tu as également sa solution plutôt que juste l’indication d’une direction. Tu peux vraiment ficeler le tout.

X. : Donc quand tu as commencé à travailler sur La Perdida, tu avais déjà une conclusion en tête, la manière dont les choses allaient se passer ?

J.A. : Oui, en fait je n’avais pas tous les détails, mais je savais quels allaient être les moments importants avant de commencer. Et je travaillais sur chacun des numéros séparément. Tu sais, écrire puis dessiner le chapitre un, puis écrire et dessiner le chapitre deux. Et pendant que j’écrivais chaque chapitre, j’ajoutais des détails qui serviraient dans les suivants. Et quand j’y suis arrivée — j’ai écrit les chapitres quatre et cinq ensemble et j’ai fini l’histoire, et puis ensuite je les ai dessinés l’un après l’autre. Mais pour les premiers, il y avait un délai plus important entre les numéros, et je pense que ça se voit dans le livre, et il m’a fallu pas mal retravailler sur la fin pour que tout s’articule plus facilement.
D’un point de vue artistique, ç’aurait été mieux pour moi de tout faire en une seule fois — tu sais, faire les croquis, puis tout dessiner d’une traite. Mais c’est trop — trop difficile. Tu sais, j’ai besoin de dates butoir, de retour, et d’une certaine manière d’un engagement envers les autres.

X. : Il y a eu un gros changement au niveau du dessin entre ArtBabe et La Perdida.

J.A. : Oui.

X. : Tu disais que tu voulais changer de style, comment cela t’est-il venu ?

J.A. : Et bien, je me sentais vraiment vraiment frustrée par le style d’ArtBabe et … si précis, si précisément controllé et prudent, et c’était … c’était vraiment difficile pour moi de … de faire ça physiquement. Je me sentais vraiment vidée et frustrée. Chaque fois que je terminais une page, ce n’était jamais : «Oh, c’est bien.» Je me sentais plutôt — tu sais, déprimée, du genre : «Je n’aime pas ça. Il y a plein de choses qui ne vont pas, la perspective — oh, le raccourci est raté et la perspective est fausse … et le décor manque de détais …» Dans mon esprit, les choses étaient beaucoup plus finalisées que je ne pouvais vraiment y prétendre avec ce style très … réaliste …
Donc ce que je voulais faire, c’est prendre un peu de recul et me dire : «Bon, alors comment puis-je m’y prendre pour suggérer la richesse qui devrait être là sans pour autant avoir à la dessiner ?» Et je pense que c’est exactement ce que ce style réussit à faire, il y a des traits dans les décors que le lecteur interprète et voit comme un décor riche et détaillé. Je ne dessine pas tout, parce que je ne peux pas effectivement — je ne pourrais pas réellement tracer tout ce qui doit être présent. Mais je peux faire en sorte que tu l’imagines — dans ta tête, c’est plus riche que sur la page. Donc c’est l’un des avantages.
L’autre, c’est la rapidité. les pages d’ArtBabe me prenaient … dix à douze heures, tu vois, maintenant il m’en faut cinq. C’est vraiment une grosse différence. Et je dessine aussi vraiment plus petit, ArtBabe était de ce format (vaguement A4), alors que La Perdida est plutôt comme ça (de la taille du comic book imprimé). Ca me va mieux de dessiner plus petit, je pense que c’est un autre aspect que j’ai réalisé lorsque j’essayais de comprendre comment je pouvais changer mon style. J’ai essayé de redessiner des pages en grand et en petit, et de les photocopier à la même taille et de les comparer. Et j’ai réalisé que ceux dessinés petits étaient les mieux, donnaient plus l’impression que je voulais transmettre, alors j’ai commencé à dessiner petit.
Littéralement, ce que je faisais n’était rien d’autre qu’une série d’exercices de dessin pour comprendre quel genre de choix je voulais faire.

X. : Le sujet principal de La Perdida est la recherche d’identité. C’est également un sujet qui était d’une certaine manière très présent dans ArtBabe, c’est quelque chose d’important pour toi ?

J.A. : Je pense que c’est quelque chose d’important pour la majorité des gens, surtout pour les jeunes des classes moyennes occidentales. «Qui suis-je, quelle est ma place, et ai-je des droits sur quoi que ce soit ? Est-ce que je dois vivre dans un pavillon de banlieue, avoir un boulot anonyme dans un bureau, ou puis-je prétendre à quelque chose de plus vrai que tout ça ?»
Je pense que c’est le défi qui se présente à nous tous, et quand j’ai fait de la musique, tu sais, ou des trucs du genre quand j’étais adolescente, j’allais à des concerts de rock et je jouais dans un groupe et tout, c’était pour la musique, bien sûr, mais aussi ça me donnait une identité qui me convenait — cool et forte et réelle et je faisais quelque chose de … de génial. (rires)
Et c’est la même chose pour les personnages d’ArtBabe, comme … comme s’ils essayaient de s’approprier quelque chose, en espérant être authentiques tout en se sentant faux. Tu sais, ils se sentent — je pense que c’est un élément essentiel de la jeunesse de classe moyenne. Comment tu te sens, est-ce que tu mérites vraiment d’être ainsi ou de te présenter de cette façon. Tout en évitant de jouer les poseurs, tu sais, c’est ridicule. Faire ce que tu veux faire, c’est tout. Mais à vingt-cinq ans, on est très inquiet de savoir «Est-ce que j’ai l’air d’un poseur ? Suis-je vraiment un poseur ?» Tu te retrouves chez toi, le soir et — «suis-je un poseur ?» (rires)
J’imagine que ce genre de chose arrive aussi ici. (silence) Ca ne me préoccupe plus autant désormais. (rires)

X. : Est-ce que le fait d’enseigner à la School of Visual Arts a changé ta manière d’aborder les bandes dessinées ?

J.A. : En fait, l’enseignement et la pédagogie sont des choses très importantes pour moi. Cela fait longtemps — je veux dire, tu as certainement vu mon vieux site web, j’y avais déjà une petite section d’apprentissage. Et ça a toujours été important pour moi.
Donc je prends plaisir à enseigner, vraiment. Cela m’a aidé à clarifier mes idées sur la narration, comme comment développer des histoires, et … en fait, aider les jeunes à comprendre — enfin, ce sont des adultes, mais tu sais — à comprendre comment tout cela fonctionne, comment construire ça, ou comment aborder la création d’une nouvelle hisoire, ou réfléchir à la composition, tout un tas de choses. Et comme j’ai à verbaliser ces idées, cela m’aide à les comprendre moi-même. Je ne pense pas que j’aie changé beaucoup, mais certainement … ça m’a aidé à réfléchir un peu plus.

X. : Vous êtes plusieurs — toi, Matt Madden, James Sturm — a avoir émergé à peu près au même moment, avec ArtBabe, Black Candy

J.A. : On venait du mini-comic.

X. : C’est ça. Et tous les trois, vous vous êtes tournés vers l’enseignement …

J.A. : Il y a aussi Tom Hart, et Nick Bertozzi. Ils enseignent aussi à l’école. Et il y a donc toute une géneration de gens issus du mini-comic qui font de l’enseignement maintenant.

X. : Et en même temps, leur production a pas mal diminué, comparé à d’autres auteurs plus actifs … tu penses que l’enseignement t’a limité dans ce que tu voulais faire ?

J.A. : Non, je — en fait, ça limite sans aucun doute le temps que je pourrais consacrer à la bande dessinée, mais je n’ai jamais vraiment consacré tout mon temps à ça. Avant d’enseigner, je faisais beaucoup d’illustration, et il y a toujours eu d’autres choses que je faisais.
En ce qui concerne James, c’est particulier puisqu’il a fondé sa propre école, tu sais, à partir de rien. Alors oui, pour lui, ça a pas mal changé. Mais pour moi, je passe beaucoup plus de temps sur la bande dessinée et sur le carnet de croquis que je fais sur mon livre ou sur des travaux créatifs qu’à aucun autre moment de ma vie. Mais, tu sais, je n’ai pas de bande dessinée en cours en ce moment, et quand je regarderais en arrière, je … j’enseigne seulement deux jours par semaine, pas à plein temps. Donc non, ce n’est pas une question de temps.

X. : Et pour ce qui est de tes influences ? Je veux dire, à part Matt Madden …

J.A. : C’est une énorme influence ! (rires)

X. : J’ai lu que tu étais une grande fan de Jaime Hernandez …

J.A. : Oui, il est vraiment … il n’a jamais été aussi bon, c’est incroyable.

X. : Tu as suivi ce qu’il a fait dans le New York Times ?

J.A. : Oui, mais ça ne voulait pas dire que c’était son histoire la plus accessible, je dois dire. Mais les récits les plus récents dans Love & Rockets sont vraiment vraiment bons, très subtils, très intéressants. Le problème, c’est qu’il est très difficile pour de nouveaux lecteurs de se lancer là-dedans. Je ne peux pas … je ne peux pas dire «oh, tu n’as qu’à prendre le dernier numéro de Love & Rockets», parce que tu ne vas rien saisir, tu ne va pas comprendre ce qui s’y passe, quels sont les tenants et les aboutissants. Il faut vraiment … c’est un peu comme lire Proust, en quelque sorte, il faut tout lire. Tu ne peux pas te lancer en plein milieu et lire le chapitre 155.

X. : Et il y a d’autres auteurs qui t’intéressent ? Des livres que tu attends avec impatience ?

J.A. : Ecoute, le livre qui m’intéresse le plus depuis les six derniers mois, c’est Fun Home d’Alison Bechdel — c’est incroyable. Ce bouquin est génial, et il est vraiment venu de nulle part, ça m’a complètement prise par surprise. Elle a un strip qu’elle fait depuis longtemps, j’en avais lu quelques passages, pas mal — tu sais, c’est bien. Mais ce livre est simplement — super. Donc pour ce qui est des productions récentes, c’est le plus remarquable.
Sinon, j’adore Kevin Huizenga. Parmi les jeunes auteurs que j’apprécie, il y a aussi Gabrielle Bell qui publie dans Mome en particulier, tu as sans doute vu ses planches là-dedans. Elle n’a pas fait grand-chose toute seule — elle a quelque recueils, mais ils sont difficiles à trouver. J’essaie aussi de lire ce qui sort — j’aime ce que fait Anders Nilsen, pas autant que Huizenga, mais c’est quand même une influence et … je lis aussi Kramers Ergot, c’est intéressant, même si je n’apprécie pas tout, je pense que Dan Zettwoch est vraiment bon. Très sous-estimé, son style est un peu trop joli peut-être, mais son travail est très bon.
J’apprécie Bernie Weinstein, ce n’est pas une influence, mais quand j’étais jeune et que je trouvais un truc comme ça je le lisais et, en quelque sorte, l’absorbais et ça finissait par ressortir dans mon travail. Mais je pense qu’au bout d’un moment, tu trouves ta voie, et tu peux lire des choses et les apprécier sans que ça change ta manière de faire.

X. : Donc tu es toujours intéressée par la bande dessinée, et pas seulement d’un point de vue professionnel …

J.A. : Non, j’adore ça. La bande dessinée m’intéresse encore beaucoup, on a ramené énormément de livres d’Espagne, on a finalement réussi à récupérer l’intégralité des Muñoz et Sampay en Espagnol. Muñoz est vraiment une influence important pour moi. Et puis on a trouvé aussi tous les Max, et puis … non, j’aime beaucoup ça.
Oh, il y a bien des choses que je suis parce que j’enseigne. J’aim bien les manga, mais je n’y connais rien. Et j’essaie toujours de me renseigner sur ce qui sort, pour pouvoir en discuter avec mes étudiants. Ce n’est pas une corvée pour moi, mais ce n’est pas non plus quelque chose que je ferais automatiquement. Alors oui, il y a une approche professionnelle, mais certainement pas quand il s’agit de quelqu’un comme Kevin Huizenga. J’attends son prochain livre, et quand il sort je cours l’acheter.

X. : En parlant de prochains livres. En ce qui te concerne, il semble que tu t’éloignes du thème de l’identité …

J.A. : Oui. Enfin, je pense qu’il y a toujours ce … ce souhait d’être vrai, de connecter avec les gens. De dépasser ses propres limites émotionnelles ou ce genre de chose … essayer toute sa vie. Il y a beaucoup de gens que je connais qui ont cinquante ou soixante ans et qui sont des poseurs complets et dont personne ne veux parler. Tu vois ?
Mais je pense plutôt que le prochain truc que je ferais tournera autour des gens un peu plus âgés qui ont d’autres genres de problèmes. Je ne sais pas trop, peut-être pas mais …

X. : Tu as deux livres prévus pour l’an prochain qui semblent plutôt pour un lectorat plus jeune. Il y a ton roman, Carmina

J.A. : Oui, je n’ai pas encore terminé, donc ça ne sera pas pour l’année prochaine, mais oui.

X. : Et le second, Life Sucks, où tu ne fais que le scénario.

J.A : C’est ça.

X. : C’était quelque chose que tu voulais essayer ?

J.A. : Oui, en fait, c’est amusant, ce n’est pas un livre que je ressentais le besoin de dessiner. C’est plutôt un projet un peu plus commercial. Ca me plait bien, mais ce n’est pas — je n’avais pas l’impression que ça devait être moi. C’est drôle, c’est une comédie.

X. : D’autres projets en vue ?

J.A. : J’ai d’autres projets en tête, mais je suis en train de travailler sur un manuel en ce moment, sur la création de bandes dessinées. Ca prend tout mon temps. Ca, et puis finir Carmina, ce sont mes deux occupations principales. Mais il y a deux projets que j’ai en tête, ceux dont j’ai parlés avec des personnages plus âgés et des problèmes différents. Mais bon.
Pour Carmina, ce n’est pas vraiment focalisé sur cette idée d’identité ou d’authenticité. ca parle quand même d’identité parce qu’elle vient d’un autre endroit, et elle essaie de construire sa vie à Brooklyn. Mais elle est plutôt sûre d’elle, il s’agit plus de popularité et de ce qu’il lui faut pour qu’elle devienne quelqu’un d’important.
Et Life Sucks … là encore, ça n’est pas vraiment l’idée centrale, l’authenticité de leur vie. Je veux dire, ce sont des vampires, alors, tu vois … (rires)

X. : Et plus loin dans le futur, des plans d’aller à nouveau s’installer à l’étranger ?

J.A. : J’aimerais beaucoup. Mais c’est plus difficile, maintenant. Plus on vieillit, et plus on construit sa vie et des relations et tout. On a une maison, et … mais j’espère qu’on le fera, oui.

(Entretien réalisé à Paris, le 22 Septembre 2006)

Site officiel de Jessica Abel
Entretien par en octobre 2006