Seth

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L’I. : En France nous connaissons votre travail à travers la traduction de It’s a good life if you don’t weaken (La vie est belle malgré tout) et la diffusion des numéros (en importation) de votre publication Palookaville. Quel a été votre parcours jusqu’à ce jour ?

S. : Il me semble que ma carrière comme cartoonist a débuté lorsque j’avais 7 ou 8 ans. En effet, c’est à cet âge que, fortement influencé par les merveilleux Peanuts de Charles Schulz, j’ai commencé à dessiner mes premiers strips. Depuis lors, je n’ai jamais cessé de créer des bandes dessinées.
Sur le plan professionnel, mes débuts remontent au milieu des années 80 quand j’ai repris la série Mister X[1] pour Vortex Comics à Toronto. J’avais environ 23 ou 24 ans. Alors que j’avais entamé ce travail avec un véritable enthousiasme, passées les 6 ou 7 premières parutions, mon intérêt s’est considérablement affaibli.
Cette baisse d’intérêt coïncidait avec mon envie croissante de créer mon propre comic-book. Réaliste, j’ai très vite compris que je ne pourrais pas vivre de mes propres travaux. C’est pourquoi j’ai décidé de travailler comme illustrateur pour un magazine à gros tirage, afin de survivre tout en concentrant mes efforts sur la réalisation de travaux personnels dont je puisse être potentiellement fier.
En 1991, j’ai rencontré Chris Oliveros qui venait de lancer la maison d’édition Drawn and Quarterly à Montréal. J’avais alors réalisé environ la moitié de ce qui deviendra le premier numéro de Palookaville. Chris Oliveros souhaitant le publier, Palookaville est devenu la seconde série de D&Q ; la première étant le Dirty Plotte[2] de Julie Doucet. Depuis lors, je partage mon temps entre les illustrations commerciales et la conception des récits de Palookaville.

L’I. : La critique française a été élogieuse envers votre album, et plusieurs dessinateurs européens dont Berberian et Schuiten le considèrent comme l’une des plus belles réussites de la bande dessinée…

S. : Que puis-je dire ? Je suis tout d’abord très fier d’avoir été publié en France. Savoir que cette traduction suscite un intérêt me touche. Je suis sensible à toute attention portée à mon travail. De telles marques d’intérêt sont très gratifiantes, surtout lorsqu’elles sont exprimées par des créateurs d’une telle envergure.

L’I. : À l’instar du Maus de Spiegelman ou des albums d’Hergé, La vie est belle apparaît comme un ouvrage universel pouvant être apprécié par des lecteurs de cultures différentes.

S. : Lorsque j’élabore un récit, j’essaie toujours d’écrire quelque chose que j’aimerais lire. Je n’ai en aucun cas essayé de créer une histoire pouvant présenter un attrait universel. En fait, je suis déjà surpris que des gens puissent porter un intérêt à ce que je conçois ! Mais je suis ravi que vous pensiez que La vie est belle possède un attrait universel.
J’aime évidemment l’idée que mon travail soit lu ailleurs que sur le continent nord-américain. Jusqu’à maintenant, l’édition française de La vie est belle est la seule traduction importante de l’un de mes travaux. Une petite partie de ce livre a été traduite en Coréen dans un magazine universitaire, et certains éditeurs italiens et allemands m’ont témoigné de l’intérêt. Mais il n’en est rien sorti jusqu’à maintenant.

L’I. : Comme plusieurs auteurs américains (Clowes, Tomine, Ware…), vous semblez vouloir démarquer votre travail des canons de la bande dessinée traditionnelle, et prouver que le médium est une forme à part entière d’expression artistique.

S. : Je pense que l’approche artistique que vous décrivez est celle des dessinateurs venus vers le médium par accident. Pour ma part, j’ai grandi en aimant la bande dessinée et j’ai toujours pensé en faire mon métier. Ce n’est qu’en vieillissant, mes goûts s’affirmant, que j’ai éprouvé le désir de dépasser les genres habituels du médium. J’ai toujours eu confiance dans la bande dessinée comme moyen d’expression. Je cherche maintenant à l’utiliser pour exprimer des thèmes plus sérieux que ce que l’on y trouve habituellement.
Si je n’avais pas été exposé à la bande dessinée étant gamin, je ne suis pas sûr que je l’aurais considérée comme un réel support de communication pouvant véhiculer un propos adulte. Je suppose également que ma démarche est en partie une réaction par rapport aux standards de l’industrie de la bande dessinée nord-américaine. Les comics ont été tellement saturés par le genre fantastique que j’ai essayé de me départir de certains artifices, codes stylistiques ou narratifs bien trop associés à ce type d’ouvrages.
Mes goûts littéraires, cinématographiques et autres, allant vers la fiction naturaliste, il n’est pas surprenant que ce soit le genre de livre que je souhaite réaliser. Je suis persuadé que le médium «bande dessinée» peut être utilisé pour raconter n’importe quel type d’histoire.

L’I. : En couverture de votre ouvrage, vous utilisez le qualificatif de «picture novella» et non de «comic book»[3] . Ce terme spécifique a-t-il été choisi pour attirer un nouveau lectorat composé de personnes n’ayant pas pour habitude de lire de la bande dessinée ?

S. : Si j’ai utilisé l’appellation picture novella .pour l’édition originale de La vie est belle, c’est tout simplement parce que je voulais signaler aux clients des librairies que mon livre était bien une bande dessinée et non un roman. Je n’ai pas voulu utiliser le terme de «graphic novel» car je le déteste. J’ai envisagé d’autres possibilités, mais j’ai finalement trouvé que picture novella possédait une sonorité un peu désuète et très attachante.
En ce qui concerne le lectorat de cet ouvrage, j’ai l’impression que les non-lecteurs de bande dessinée ne représentent qu’une très faible minorité des personnes qui l’ont acheté. S’il s’est assez bien vendu (pour ce genre de réalisation), j’imagine facilement que la plupart de ses ventes se sont cantonnées dans les chapelles habituelles que sont les librairies spécialisées.

L’I. : Les émotions qui surgissent à la lecture de votre livre tendent à démontrer qu’une bande dessinée peut générer une atmosphère aussi profonde que celle que l’on attribue à la littérature et au cinéma. Les rythmes narratifs et visuels sont pour beaucoup dans cette réussite…

S. : Il est très difficile à un créateur d’expliquer pourquoi il travaille comme il le fait. Le processus est pour beaucoup instinctif. Néanmoins, je peux tenter de décrire quelques caractéristiques de ce que je cherche à réaliser. Dans La vie est belle, j’ai essayé de raconter une histoire à un rythme relativement lent qui tranche avec celui qu’on rencontre habituellement en bande dessinée.
Autrefois, les auteurs disposaient généralement d’une petite poignée de pages pour raconter un récit complet (je parle surtout des comics américains), souvent pas plus de 7 à 8 pages. Cela leur imposait donc de condenser l’histoire à ses éléments les plus importants, et de les concentrer dans cet espace limité.
Pour ma part, je voulais raconter mon histoire au rythme et sur la longueur qu’elle me semblait nécessiter, sans m’inquiéter de l’avancement de l’action. Cela m’a permis d’utiliser des séquences muettes, là où elles me paraissaient utiles. J’ai beaucoup utilisé la juxtaposition d’images silencieuses sur plusieurs pages comme un temps de repos, de respiration dans le récit permettant au lecteur d’avoir un moment pour s’imprégner de l’essence de ce qui est relaté.
Le silence a été, en général, sous-utilisé en bande dessinée (notamment en raison de l’espace restreint offert aux auteurs pour s’exprimer). J’ai souhaité intégrer ce silence dans mon travail car c’est un élément important de la vie quotidienne de chacun d’entre nous.

Pour ce qui est de la narration proprement dite, je pense avoir trouvé une méthode satisfaisante pour exprimer les pensées des personnages sans recourir au procédé traditionnel de la « bulle » (mécanisme que j’ai toujours jugé peu maniable). Pour l’essentiel, j’aime utiliser les dialogues pour mener à bien mes histoires. Mais il faut souvent avoir recours à toute la profondeur de la narration pour permettre à un style d’écriture particulier tel que le monologue intérieur, de se déployer.
Il n’y a cependant pas de règle générale. Chaque histoire appelle un traitement spécifique. Ainsi Clyde fans, ma dernière histoire, débute avec un long monologue utilisant le phylactère traditionnel. Cette technique me donnant entière satisfaction, il se peut que je l’utilise à nouveau…

L’I. : Aviez-vous une idée précise de ce que serait La vie est belle en vous attaquant à sa réalisation ?

S. : J’avais planifié l’ensemble de l’histoire avant même d’en dessiner le premier chapitre. Cela ne signifie pas que tout était bien établi, que chaque ligne de dialogue était écrite. Cela veut simplement dire que j’avais déterminé, dans des séquences assez bien charpentées, toutes les scènes clés du récit. Je ne prétends pas que l’histoire n’ait pas changé au fur et à mesure que je la dessinais (quelques scènes ont été ajoutées, d’autres enlevées, et d’autres sont apparues dans un ordre différent de celui qui était prévu).
À la fin de chaque numéro de Palookaville, j’avais toujours une idée précise des différentes scènes devant composer le prochain chapitre. En règle générale, j’aime bien programmer les choses…

L’I. : La division en six chapitres fut-elle un choix narratif, ou bien une contrainte liée au format de publication de votre comic book ?

S. : Les six chapitres de La vie est belle ont été déterminés par la pagination de Palookaville. Lors de sa conception, j’ai beaucoup réfléchi au nombre de numéros qu’il me serait nécessaire pour mener à bien mon récit. Au bout du compte, chaque comic a constitué un chapitre.
Avec ma nouvelle histoire, je suis arrivé à la conclusion que la longueur d’un comic book est insuffisante par rapport aux chapitres que j’entends mettre en place. Ainsi, par exemple, le premier chapitre de Clyde Fans s’étale sur trois numéros de Palookaville. Quand l’ensemble de ce récit sera publié en album, ces trois numéros seront simplement lus comme un chapitre unique.
J’observe cependant que la structure même du comic book continue, dans une certaine mesure, à déterminer la longueur de mes chapitres. Cela devrait toujours fonctionner sur deux ou trois numéros complets.

L’I. : Au travers de cet album, vous semblez avoir progressivement trouvé le langage narratif qui correspond à vos besoins…

S. : C’est difficile à dire… Il est certain que je me sens plus confiant dans ma manière de raconter une histoire maintenant que je ne l’étais lorsque j’ai commencé La vie est belle. Je continue cependant à expérimenter les voies de l’écriture en bande dessinée. Il y a toujours, une part d’instinct dans l’approche d’une histoire. Vous ne pouvez jamais être vraiment sûr que ce que vous concevez va fonctionner. C’est finalement un travail d’apprentissage à chaque numéro de Palookaville.

L’I. : Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à choisir l’autobiographie ?

S. : Mon intérêt pour l’autobiographie s’inscrit, à un certain degré, dans une réaction contre les stéréotypes des comic books américains, plus particulièrement le mainstream (ces derniers comtes sont principalement consacrés à la science-fiction, au fantastique ou à l’heroic fantasy). J’ai toujours su que je voulais réaliser quelque chose qui touche au réel, à l’authentique.
À partir de là, il m’a semblé que ce qui correspondait le plus à mes attentes, qui était le plus éloigné de la bande dessinée courante, c’était finalement ma propre existence. J’ai senti que pour raconter des histoires s’articulant autour de ma vie, je serais forcé d’éviter tout excès de mélodrame, que je serais en mesure de présenter les événements plus sereinement, empreintes d’une espèce d’accent de vérité.
Je ne peux pas nier avoir été très influencé dans mon choix pour l’autobiographie, par trois artistes : Crumb, Pekar et Lynda Barry. J’ai été très inspiré par leurs travaux. Il m’a semblé devoir suivre la voie qu’ils avaient tracée, pour réussir à réaliser un travail intègre.

L’I. : Nous pouvons observer la place importante que recouvrent les événements anodins dans la narration autobiographique.

S. : J’estime depuis un bon moment, que si une histoire est autobiographique, elle se doit d’être encore et toujours une histoire digne d’être racontée ! Une chose, un événement qui vous est réellement arrivé, ne fournit pas nécessairement la trame d’une bonne histoire. Dans les premiers numéros de Palookaville, j’ai commis l’erreur de raconter des événements de ma vie qui n’avaient qu’une qualité anecdotique … typiquement le genre d’histoire où « quelque chose vous arrive ».[4]
Je réalise aujourd’hui que ce type de récit constitue la mauvaise manière d’aborder l’autobiographie. Ce qui fonctionne le mieux en la matière, ce sont les histoires qui reposent sur le moins d’éléments tangibles, mais sur des souvenirs, des rêves, des émotions… Avec La vie est belle, j’ai essayé de construire une trame narrative (la recherche de Kalo) qui me permette de raconter une histoire autour de ces éléments.
Je pense que si le lectorat en a actuellement un peu marre des bandes dessinées autobiographiques, c’est qu’un trop grand nombre d’entre elles sont composées de faits sans intérêt qui ne mènent à rien. Quel que soit le type de récit, vous devez toujours avoir quelque chose à dire au lecteur.

L’I. : Dans La vie est belle, vous êtes-vous autorisé à interpréter, à déformer la réalité ?

S. : La vie est belle est un mélange de réel et de fiction. Sans vouloir paraître faussement pudibond, je préfère ne pas préciser quelles sont les parts respectives de réel et de fiction. Je préfère que le lecteur se fasse sa propre idée là-dessus, qu’il se débrouille seul pour en décider. Le personnage qui est censé me représenter dans l’histoire me ressemble beaucoup, même si je n’ai pas pu développer l’ensemble des facettes de ma vraie personnalité. Au quotidien, vous me trouveriez sans doute plus sympathique que le « Seth » du récit.

L’I. : Pourquoi avoir abandonné l’autobiographie pour votre nouvelle histoire ?

S. : L’autobiographie est un exercice délicat. J’ai senti que je commençais à trop réfléchir à la manière dont je me représentais. Est-ce que je me mettais en avant sous un jour trop flatteur ? ou bien trop critique ? De plus, le fait de savoir que les lecteurs se focalisaient toujours sur l’auteur en lisant une histoire autobiographique a commencé à me déranger. J’en avais également assez de me dessiner sans cesse. J’ai donc voulu écrire un récit qui, d’une certaine façon, m’écarte du jeu.
Quand j’ai démarré Clyde Fans, je me suis immédiatement senti libre. À présent je peux écrire tout ce que je souhaite sans avoir à m’interroger sur la manière dont cela pourrait être perçu. Je ne dis pas que je ne ferai plus jamais d’autobiographie, mais pour le moment, je suis plus intéressé par la fiction.

L’I. : Il existe une apparente contradiction entre votre volonté de rénovation de la bande dessinée, et votre intérêt pour des dessinateurs anciens de l’industrie du comic book, qui ne développaient généralement pas de conscience artistique…

S. : Mon attrait, mon amour pour certains de ces dessinateurs, est simplement lié à un plaisir esthétique. Cependant, cela n’est pas le cas de tous les travaux anciens que j’apprécie. Je peux aimer une bande dessinée pour ce qu’elle est, à savoir un divertissement de haute qualité. Parfois, ces « ouvriers » étaient si talentueux et si habiles que ce qu’ils produisaient devenait une forme d’art.
Quelqu’un comme Ted Key (l’auteur d’Hazel), ne cherchait certainement pas à créer une œuvre artistique, mais il était soucieux de produire chaque semaine quelque chose d’amusant et de bien dessiné. Je peux être sensible à ce type d’habileté. C’est la même chose pour des auteurs comme Jack Kirby ou Dick Sprang (Batman). Une volonté de divertir se dégage de leurs planches, même si les histoires sont stupides.
Cependant, je ne souhaite pas que l’on ait le sentiment que les auteurs du passé n’étaient, au mieux, que des «ouvriers» habiles. Un grand nombre d’entre eux ont dépassé ce stade. Kurtzman, John Stanley (Little Lulu), Charles Schulz, Frank King (Gazoline Alley), Harold Grey, Charles Addams, Peter Arno, Hergé… font partie de ces auteurs qui ont accompli beaucoup plus.
En vérité, j’éprouve une profonde et durable affection pour la bande dessinée. Cet attachement recouvre une large palette de dessinateurs, bons et mauvais. Il peut même m’arriver d’apprécier un travail qui est tout juste bricole, et que tout un chacun pourrait qualifier de navet ou de nullité.
Et puis je dois bien reconnaître que la période au cours de laquelle la plupart de ces travaux ont vu le jour, dégage un charme qui ne me laisse pas indifférent.. .et que j’essaie de faire perdurer.[5]

L’I. : Vous exprimez dans votre travail, un certain rejet de la modernité et une certaine mélancolie axée sur la supériorité du passé… une sorte de philosophie personnelle que vous chercheriez à communiquer.

S. : Je pense qu’il est pratiquement impossible à un créateur de ne pas transmettre ses convictions à travers son œuvre. J’ai réellement l’impression que dans notre marche précipitée vers le progrès, nous «jetons le bébé avec l’eau du bain» ! En d’autres termes, beaucoup des merveilleuses choses du passé ont été laissées sur le bord de la route alors qu’elles ne le devaient pas. Je ressens un profond sentiment de regret par rapport à cela. Le monde d’aujourd’hui (particulièrement ici, en Amérique du nord) est superficiel, sans valeurs et d’une certaine laideur. C’est vraiment une honte. Ainsi, je cherche de façon assez consciente à transmettre le sens de mes regrets à mes lecteurs.

L’I. : Avec Clyde fans, vous explorez d’autres possibilités et potentialités du médium ; telle la structure narrative du monologue constituant le premier chapitre de ce récit…

S. : Il est toujours difficile d’expliquer nos choix. J’avais envie depuis plusieurs années de concevoir un long monologue en bande dessinée. Quand l’histoire de Clyde fans a commencé à germer dans mon esprit, j’ai pensé que le chapitre introductif était tout indiqué pour mener à bien cette expérience. Cela m’a permis d’introduire les personnages et leur histoire d’une manière intéressante.
Je souhaitais créer un sentiment très fort relatif au lieu. J’ai pris conscience qu’en isolant les personnages principaux dans un cadre unique, a savoir un immeuble, je pourrais mettre l’accent sur l’aspect réservé de leurs vies. À titre d’information, quand commencera le chapitre deux, une forme de narration plus traditionnelle reprendra le dessus.
Au total, Clyde fans comptera cinq chapitres correspondant, chacun, à trois numéros de mon comic book Palookaville… l’ensemble de l’histoire devrait s’étaler sur quinze numéros.

L’I. : Il semble que votre trait soit très influencé par quelques artistes européens comme Hergé ou encore Chaland, se positionnant ainsi dans la veine de la «ligne claire».

S. : Vous avez tout-à-fait raison. Ces deux auteurs ont eu une très grande influence sur mon travail. Aussi forte que celle de Charles Schulz et Peter Arno. Je ne pense pas avoir fait un effort conscient pour dessiner dans le style de la «ligne claire». Je pense que les artistes sont simplement attirés d’un point de vue esthétique vers certains styles.
À mon avis, cela se produit quand on est assez jeune. Ces choix artistiques de base sont, selon moi, déterminés bien avant qu’on les mette en œuvre. Je me souviens que lors de ma première année d’école d’art, on nous a demandé de dessiner une scène de fête. Lorsque j’ai montré mon dessin au reste de la classe, quelqu’un a affirmé que j’avais eu une excellente idée en développant un traitement naïf, «cartoon», du sujet. J’ai été vraiment surpris par cette remarque car je m’étais efforcé de dessiner, à mes yeux, de la manière la plus réaliste possible. C’est alors que je me suis rendu compte du caractère très «bande dessinée» de mon travail.
Aujourd’hui, je pense que d’un point de vue artistique, la «ligne claire» est le plus logique des styles graphiques pour réaliser une bande dessinée et s’y exprimer. Je dois cependant reconnaître le caractère partial de mes propos, car c’est tout simplement le style de dessin que je préfère.

L’I. : Il semble que Berberian (qui développe un traitement graphique et une approche assez similaire aux vôtres) soit pour beaucoup dans la traduction et la publication de votre ouvrage en France chez les Humanoïdes Associés…

S. : Je connais le duo Dupuy et Berberian. Et je prends comme un compliment de leur être comparé. J’admire beaucoup leur travail, mais je n’ai pu lire à ce jour, que trois histoires traduites en anglais. Je n’ai en réalité aucun contact avec eux, et il n’y a eu entre nous que les plus mineures civilités. Cependant, je suis conscient des efforts que Berberian a fourni à mon égard, et je lui en serai éternellement reconnaissant. Je suis très heureux de savoir qu’il a intercédé en ma faveur. Je suis vraiment très excité et très flatté de bénéficier d’une édition en français !

L’I. : La biographie de La vie est belle fait état de vos recherches sur les dessinateurs du passé et de votre travail d’illustrateur. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces deux activités ?

S. : Concernant mes recherches, il s’agit juste de collecter le plus possible de vieux livres et de vieux magazines. Je passe beaucoup de temps à fouiner chez les bouquinistes, les marchés aux puces ou encore les conventions de collectionneurs. Je fréquente aussi la bibliothèque sur microfilms de Toronto, pour rechercher les vieux journaux qui peuvent être intéressants et utiles.
Par ailleurs, j’ai tenté quelquefois de contacter de vieux dessinateurs canadiens, mais jusqu’à présent ces démarches ne remportent guère de succès. À l’heure actuelle, je suis très impliqué dans la recherche des travaux de deux d’entre eux, Jimmie Frise et Doug Wright. Je rassemble également la collection complète du tout premier travail publié par Charles Schulz, Lil’ Folks.
Je n’ai aucune nouvelle information sur Kalo. Peut-être que je découvrirai quelque chose dans un futur plus ou moins proche… mais pour le moment rien n’a changé !

En ce qui concerne mon travail proprement dit, il faut savoir que j’ai commencé à travailler comme illustrateur en 1988. Comme je le disais au début de cet entretien, j’ai décidé de me lancer dans cette carrière parce que je savais pertinemment que je ne pourrais jamais subvenir à mes besoins avec mes seuls travaux pour la bande dessinée.
J’ai travaillé dans un très grand nombre de magazines depuis 10 ans, et même si cela paye bien, j’arrêterais ce boulot dès demain si je pouvais être sûr de vivre de mes propres bandes dessinées. J’ai fait appel depuis peu à un agent artistique sur New York, et il me semble actuellement que mon travail soit mieux rétribué. Malgré tout, je ne pense pas pouvoir arrêter l’illustration de sitôt.

Post-scriptum : Dans un numéro du Comics Journal, le dessinateur américain Adrian Tomine devait déclarer que Kalo n’avait jamais existé. Selon les propres aveux de Seth…

Entretien initialement publié dans L’indispensable n°2 d’octobre 1998.

Notes

  1. Les quatre premiers épisodes de cette série furent dessinés par les frères Hernandez (publiés en France par Aedena en 1986), le 5ème par Klaus Schoenfeld, Seth reprenant le flambeau a compter du 6ème.
  2. Série traduite en français chez L’Association dans le recueil Ciboire de Crisse.
  3. Aucun qualificatif équivalent n’apparaît sur la couverture de l’édition française.
  4. I should’a ran (Palookaville #1) ; Beaches (Palookaville #2 & 3).
  5. La grande majorité des auteurs nord-américains évoqués ici figurent dans le glossaire situé à la fin de La vie est belle.
Entretien par en octobre 1998