La bande dessinée sans éditeurs

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Aujourd’hui plus que jamais, dans la bande dessinée dite populaire, éditeur se confond moins avec une personne qu’avec une société anonyme. L’on y parle comme partout cet autre langage schtroumpf allant se généralisant, où quoi que ce soit et du moment que cela se vend s’appelle désormais un «produit». Pour moi, le symptôme de cette novlangue du nivellement par le bas ; pour eux, le mot de la simplicité et de l’efficacité d’une gestion bénéficiaire d’un commerce bien appris sans comprendre, où l’affect entier se loge dans la valeur croissante désignée comme objectif d’un chiffre convertible en euros. Comme l’argent, le produit n’a donc plus d’odeur au point d’y risquer toutes saveurs, de celles des idées et d’une forme de connaissance quand il s’agit de livres.

Pourtant tout va bien, me dira-t-on. Cette production en masse est certainement la preuve que la «bédé» est encore un média de masse. Plus que jamais de belles traductions, plus que jamais de splendides rééditions et plus que jamais l’émergence de jeunes dessinateurs/dessinatrices à la virtuosité évidente. C’est merveilleux, tout va bien, on en pleure de joie.
Mais ce bonheur au rose bonbon parfait est aussi le signe que derrière l’éditeur il n’y a plus d’éditeurs, qu’il n’y a plus ces primo lecteurs, ces curieux, ces maïeuticiens d’auteurs et de livres originaux. Car toute cette belle production qui peut faire illusion reste principalement de l’ordre du «clé en main» et de la minimalisation maximale de tout risque. On traduit les livres qui ont marché ailleurs ou qui incarnent une forme à succès (les mangas). On fait des intégrales pour officiellement rendre disponibles un patrimoine mais surtout en se souvenant du succès passé de séries qu’il serait bon de faire fructifier pendant qu’on a encore les droits, et qu’il sera plus facile de gérer sous cette forme plutôt que sous celle de l’album. Enfin, on édite de jeunes auteurs surtout s’ils ont le style «dont on parle», «qui ressemble à» ou parce que leur blogue est visité.
Chez ces éditeurs, l’éditeur est un directeur de collection au sens basique, un cochon truffier de la tendance, où la forme prime sur le fond, quitte à faire rentrer ce dernier au chausse-pieds dans la sacro-sainte collection maison.[1]

Certes, on me dira que ce n’est pas nouveau, que cela ne touche pas forcément tous les éditeurs de bande dessinée dite populaire et qu’enfin ces directeurs de collections peuvent être eux-mêmes des auteurs très talentueux.
Alors, oui cela n’est pas nouveau, mais cela prend des proportions importantes. Au-delà de tous ces auteurs s’imposant comme une école du déjà-vu, ou de ces livres «coup» et circonstanciels, notons pour l’exemple ces produits en dérives ou depuis peu intégrales, albums qui deviennent minis à un prix qui ne l’est pas forcément pour offrir dans bien des cas une lisibilité optimale de leur contenu fortement compromise.[2] On a pu voir récemment aussi surgir ce concept d’album «compil» chez Dupuis, comme ceux tournant autour du prof de gym ou du grand père du petit Spirou. Un très beau concept de marchant de produits où l’on optimise non plus les albums mais le contenu de ces albums, pour mieux l’adapter au marché très porteur des bande dessinées commémoratives pour festivités un peu obligées.[3] Et l’on ne parlera pas de ces énièmes éditions de Corto Maltese, de Tintin, etc. On s’étonnera seulement qu’il n’y aie pas encore de compilations thématiques communes des deux best-sellers.[4]

Oui, aussi, tous les éditeurs ne sont pas marqués de la même manière. Ceux ayant leur créateur à leur direction sont beaucoup moins touchés que ceux devenus des entreprises comme les autres et gérées comme tels. Les premiers peuvent encore surprendre par certains de leurs livres et l’on sent encore chez eux un intérêt pour une bande dessinée dite populaire. Les seconds reflètent une vision en segments de marché où le court terme prime. Le plus pathétique de ces éditeurs est certainement Casterman, maison rentière gérant son passé, qui même avec son label KSTR[5] ne sait que publier des albums «prêt à l’édition», d’auteurs plus en phase avec l’idée de tendance qu’avec l’idée d’exprimer quelque chose.[6]

Enfin, oui, certain directeurs de collection sont des auteurs de bande dessinée talentueux, mais le résultat de cette fonction ne permet guère de distinguer leur collection d’autres, et surtout de le rapprocher du travail éditorial qu’ils pouvaient faire quand ils étaient dans l’édition alternative. L’auteur directeur de collection peut malheureusement n’être qu’un moyen facile pour l’éditeur qui l’emploie, pour allier image (l’aura de l’auteur) et réification de ce qui marche (pariant que l’auteur choisirait ce qui lui ressemble stylistiquement et/ou flairait ces bonnes pistes qui ont fait son succès).

A mon sens, un des albums récents les plus emblématiques de l’importance d’un travail éditorial reste Faire semblant c’est mentir de Dominique Goblet. Le temps (douze ans !), les paroles échangées entre l’auteure et l’éditeur Jean-Christophe Menu (auquelles s’ajoute son expertise) ont été fondamentales dans la conception de ce livre remarquable et d’une réalisation parfaite.
Mais ces valeurs de temps et de dialogue ont-elles encore une place (autrement que monétaire) dans des structures où l’on est plus attentif au populaire qu’à la bande dessinée ? Ce qu’a connu Dupuis il y a encore peu laisse malheureusement penser que non,[7] et sans nul doute, l’édition de bande dessinée dite populaire devient désormais elle aussi sans éditeur.[8]

Notes

  1. Souvenez-vous de Julius Knipl chez Ecritures et de Là où vont nos pères chez Dargaud
  2. Surtout dans les cas où la série initiale était prévu et conçue pour un 48CC grand format. Il y aurait beaucoup à dire sur ces réductions de formats. Pour une intégrale Le chat du Rabin réussie, combien d’intégrales comme celles récentes de Jacques Martin où l’illisibilité devient la norme…
  3. Les «Guides» Vents d’Ouest, les bande dessinées sur une profession, un sport, une particularité physique (Les blondes), etc. En général un bon moyen de déceler vos vrais amis si vous recevez ce genre de livres en cadeau.
  4. Imaginez : «Corto Maltese – Tintin : les aventures sud-américaines», une sorte d’histoire parallèle qui regrouperait Suites Caribéennes et L’oreille cassée. Et l’on ne se limiterait pas à la géographie : il y aurait les aventures sous l’eau ( et Rackham le rouge), les aventures à la neige (Corto en Sibérie et Tintin au Tibet), etc. Patientons, cela viendra surement.
  5. Je note que le nom «KSTR», entre langage SMS de djeun’s et pseudo de tagueur, enlève toute voyelle à «Caster» et nous fait revenir 2500 ans en arrière à l’époque des phéniciens et de leur alphabet de consonnes. Pour les historiens, ce sont les grecs qui ont ajouté les voyelles à l’alphabet phénicien, parce qu’ils voulaient retranscrire avec précision leurs poésies, faisant ainsi passer l’alphabet d’une sphère principalement marchande à une sphère culturelle. Finalement le choix «jeuniste» de KSTR témoigne d’une belle cohérence pour ne surtout pas aller au-delà de la sphère marchande…
  6. Soyons juste, certains auteur(e)s y ont fait des livres intéressants, mais cela tient dans de tels cas plus à l’autonomie de/des auteur(e)s qu’à une intervention de l’éditeur qui reste alors interchangeable.
  7. Je pense au licenciement de Daniel Bultreys.
  8. Le titre de cette humeur fait bien évidement référence au livre d’André Schiffrin «L’édition sans éditeurs» publié il y a dix ans, actuellement disponible aux éditions La Fabrique. L’image en bandeau est un détail de la couverture de ce livre.
Humeur de en juin 2009