Vues Éphémères – Décembre 2019

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En janvier dernier durant le festival d’Angoulême, Franck Riester, Ministre de la Culture, avait annoncé son intention de faire de 2020 l’année de la bande dessinée en France. Quelques mois plus tard, les choses se précisent : après le lancement du site dédié en septembre, et en attendant le lancement officiel de BD2020[1] fin janvier sur les bords de la Charente, s’est tenue le 18 décembre une conférence de presse pour annoncer sa programmation.

Mais voilà, sur du9, on est « irrégulier et dilettante », pour reprendre la formule consacrée, ce qui veut dire que non seulement je n’y suis pas allé, et que de plus j’attends quasiment la veille de Noël pour publier cette humeur. Heureusement, pour se tenir au courant des choses, il y a les réseaux sociaux, sur lesquels je n’ai pas manqué de voir apparaître des échos de cette conférence de presse, que ce soit pour saluer l’affiche signée Joseph Falzon, pour reprendre les déclarations marquantes du Ministre, ou pour souligner le ton caustique de Jul (l’un des quatre parrains/marraines de BD2020). Même si ces retours sont intéressants, j’aime bien aller à la source et voir ce qu’il en est du côté de la communication officielle.

Et là, premier constat un peu étrange : la dernière mise à jour du site BD2020 remonte au 2 décembre, avec une « Rencontre avec Joseph Falzon, lauréat de l’appel à candidatures de Nouveaux Talents » (et donc auteur de l’affiche de la manifestation). L’éditorial du Ministre, affiché en Une dans la rubrique « Actualités », date du 7 septembre. De la conférence de presse du 18 décembre, aucune trace. C’est fâcheux. Mais je ne suis pas du genre à me laisser abattre, et une recherche Google plus tard, je me retrouve sur le site du Ministère de la Culture, qui a mis en ligne le jour-même le discours de Franck Riester, ainsi qu’un texte intitulé « Les 7 piliers de BD 2020, une année placée sous le signe de la bande dessinée » en forme d’argumentaire détaillé. On pourrait ironiser en soulignant que la compétence du Ministère ne s’étend plus à la Communication, et que ça se voit — mais comme c’est la fin de l’année, et qu’il faut respecter l’esprit de Noël, je m’abstiendrai de tout commentaire.

Hasard des Internets, ma recherche m’a également amené à (re)découvrir le texte qui avait été publié sur le site du Ministère de la Culture au moment de la publication du rapport Lungheretti[2] en décembre 2018, et dans lequel était cette proposition de consacrer l’année 2020 à la bande dessinée (comme l’a rappelé Franck Riester dans son discours). A un an d’intervalle, il est intéressant de comparer les introductions des deux textes : « La bande dessinée, nouvelle frontière artistique et culturelle »[3] (en 2018) et « Les 7 piliers de BD 2020, une année placée sous le signe de la bande dessinée »[4] (en 2019).
Dans un renversement des plus étonnants, on observait l’année dernière la vitalité artistique du médium en demandant de travailler sur le pan économique, là où on célèbre aujourd’hui l’importance économique du segment en proposant des moyens d’en valoriser l’aspect culturel.
Aux 7 axes de réflexion avancés par Pierre Lungheretti, répondent désormais les 7 piliers de BD2020, pour un jeu des 7 erreurs où il s’agirait de trouver qui répond à qui, et de repérer les éventuelles questions sans réponse.

Les axes de réflexion de décembre 2018 :
1. Renforcer la reconnaissance institutionnelle et symbolique du 9ème art
2. Améliorer la situation des auteurs dans un esprit de responsabilité collective
3. Développer la diffusion, la visibilité de la bande dessinée en favorisant le pluralisme
4. Initier une politique volontariste d’éducation artistique et culturelle
5. Assurer un plus fort rayonnement de la bande dessinée française dans le monde
6. Mettre en œuvre une politique nationale du patrimoine de la bande dessinée
7. Instituer une nouvelle organisation ministérielle

Les grandes thématiques de décembre 2019 :
1/ populaire, pour promouvoir la bande dessinée auprès du grand public ;
2/ artistique, pour valoriser les auteurs et la création dans toute sa diversité ;
3/ culturelle et patrimoniale, en lien avec les établissements culturels français, nationaux et en région ;
4/ éducative, pour faire franchir une étape à la présence de la bande dessinée à l’école ;
5/ professionnelle, en lien avec les représentants des auteurs, des festivals, des éditeurs et des sociétés de perception et de répartition des droits ;
6/ académique, intellectuelle et de recherche ;
7/ internationale, pour faire rayonner la présence et la notoriété de la création française à l’étranger.

Deux glissements me semblent les plus évocateurs.
Tout d’abord, le fait que la « valorisation » des auteurs envisagée pour BD2020 est essentiellement artistique et nullement financière, alors même que leur paupérisation est au cœur de tous les débats depuis quelques années. C’est d’ailleurs ce que rappelle le Monde, en titrant sobrement son compte-rendu de la conférence de presse : « Le succès de la bande dessinée ne profite pas aux auteurs, qui s’appauvrissent ». Le rapport commandé à Bruno Racine, missionné pour examiner la situation des auteurs, est promis pour bientôt — reste à savoir s’il sera suivi de décisions plus concrètes.
Ensuite, la question de la reconnaissance institutionnelle et symbolique de la bande dessinée que réclamait Pierre Lungheretti (mais qui traverse aussi l’Objet Culturel Non Identifié de Thierry Groensteen, évoqué par le Ministre dans son discours) semble avoir été escamotée… à moins que l’organisation de BD2020 constitue à elle seule, pour ces institutions, une reconnaissance jugée suffisante. A la place, on retrouve cette préoccupation d’aller toucher « le grand public » dont on peut se demander si elle ne ressort pas d’un impératif plus général de la politique culturelle (avoir des résultats visibles de tous), tant elle semble en contradiction avec l’universalité déjà avérée de la bande dessinée (le Ministre lui-même rappelant que : « Aujourd’hui c’est près d’un français sur trois qui lit régulièrement une bande dessinée. »)[5].

Certains m’accuseront probablement de me montrer par trop pessimiste, et qu’il vaudrait mieux se réjouir de cette grande fête plutôt qu’aller lui chercher des poux. Mais, comme avait pu le montrer en septembre le couac du concours organisé pour la réalisation de l’affiche, l’Enfer est souvent pavé de bonnes intentions. Et comme le Ministère semble disposé à essayer de corriger ses maladresses, autant s’attacher à les lui signaler.
Et sur ce, il est temps pour du9 de s’offrir une pause pour les fêtes, pour bien préparer cette nouvelle année. Car n’oubliez pas que Franck Riester nous l’a promis : « Après 2020, plus rien ne sera comme avant. »

Notes

  1. La prononciation de « BD2020 » semble ne pas être encore complètement arrêtée : durant la conférence de presse du Festival d’Angoulême, il y a quelques semaines, c’était « bédévinvin » ; pour le Ministre, on m’a rapporté que c’était plutôt « bédédeumilvin », après une hésitation initiale. Le mystère reste entier.
  2. Rédigé par Pierre Lungheretti, actuel directeur de la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image.
  3. Je cite : « La bande dessinée française connaît depuis 25 ans une vitalité artistique portée par la diversification des formes et des genres. Malgré son dynamisme, le secteur est marqué par des fragilités qui affectent la situation économique et sociale des auteurs. Le potentiel de développement artistique, culturel et économique du 9e art appelle une nouvelle politique publique pour donner un nouveau souffle à la filière.« 
  4. Je cite : « Devenue un segment essentiel de l’économie du livre, la bande dessinée est confrontée à des défis majeurs. Comment lui donner toute sa place dans la culture ? Comment faire émerger la jeune création au sein d’un marché porteur ? Comment faire en sorte que les auteurs en vivent mieux ? Retour sur les 7 piliers d’une année placée par le ministère de la Culture sous le signe de la bande dessinée. »
  5. On pourrait même aller plus loin, en rappelant ce chiffre tiré de l’étude 2011 sur la lecture de bande dessinée : plus de trois français sur quatre (77 %) sont ou ont été des lecteurs de bande dessinée.
Humeur de en décembre 2019