Abara

de

Dans le monde de la science-fiction japonaise, on trouve naturellement plusieurs niveaux de création — du puéril (le sentai), du gnan-gnan (les «kaiju», ou films de monstres), du conceptuel et élégant (le Leijiverse de Matumoto Leiji). Y répond la même variété dans le fandom : si des sagas comme l’univers de Gundam et les Five Star Stories, tout en détails et en données techniques, donnent naissance à des encyclopédies vivantes comparables aux Trekkies ou aux fans de Star Wars, le groupe de fans vénérant Nihei Tsutomu est sans doute plutôt attiré par les éléments qui présidaient au Alien de Ridley Scott.
Nihei s’appuie sur sa formation d’architecte pour développer les thématiques qui ont différentié Alien de ses prédécesseurs — la terreur claustrophobique, l’isolement, la décadence futuriste, l’absence de camp et les designs sensuels, inhumains de H.R. Giger. Il en résulte un des styles les plus impressionnants et reconnaissables dans le manga.
Et même si sa première série, Blame ! en dix tomes, restera sans doute comme son œuvre de référence, Nihei se révéle être constamment à son meilleur niveau dans Abara, ce qui en fait un dyptique tout désigné pour le découvrir.

Contrairement à la narration à rallonge, cahoteuse et souvent déconcertante de Blame !, celle d’Abara reste concise et efficace avec un conflit plus simple, mais tout aussi vibrant.
Dans une cité futuriste s’étalant autour des fondations de structures énormes et menaçantes appelées «Gôsabyô», un monstre mutant, connu sous le nom de «Shirogauna» et se déplaçant trop vite pour l’œil humain déchaîne sa folie destructrice. Seul Denji Kudô, ex-membre d’une organisation louche et doté expérimentalement de la puissance d’un «Kurogauna» peut l’arrêter.[1]
Les adeptes de la réflexion s’intéresseront aux personnages et détails supplémentaires et variés de l’histoire, mais le principal intérêt d’Abara réside dans ce conflit entre le noir des «gentils» et le blanc des «méchants».

Le design des tomes utilise à l’extrême cette dualité — les couvertures sont sales et monochromes, le traditionnel «dessus-dessous» des dyptiques de la littérature japonaise [2] y est mélangé au motif noir et blanc dans des cercles placés sous le titre. Ce logo figure également au dos des livres, à côté des mots anglais «Black/White». Contrairement à l’harmonie de yin-yang tournoyant du Black & White de Matsumoto Taiyô,[3] on a ici de purs demi-cercles figés dans une opposition absolue sans jamais se rencontrer. Le conflit d’Abara se déroule de manière similaire, avec ses deux camps puissants, engagés dans un combat à couper le souffle.
L’optique absolutiste de Nihei a peut-être un rapport avec son affection pour les comics américains (voir son Wolverine : Snikt pour Marvel) ou peut-être est-ce là trop s’avancer. Mais quoiqu’il en soit, il est intéressant de noter que ses impressionnantes scènes d’action ressemblent fortement à un autre avatar de l’entertainment occidental, mais qui celui-là s’inspire largement de modèles asiatiques : The Matrix. Les combats d’Abara, détaillés et cinétiques, payent un hommage certain aux chorégraphies iconiques et exagérées de The Matrix, et le style de Nihei, bien qu’antérieur au tournage du film, lui correspond parfaitement.

Les séquences d’action sont donc un régal pour les yeux et certainement ce que l’on remarque immédiatement dans Abara. Mais ce récit se différencie vraiment de l’œuvre précédente de Nihei grâce à l’excellent équilibre entre ses divers points forts. L’introspection silencieuse des nombreux et splendides plans panoramiques de Blame ! est utilisée ici avec parcimonie pour modérer l’action frénétique.
L’histoire est construite adroitement et délibérément, d’une manière plus cinématographique que feuilletonesque. Et bien que Kudô le protagoniste, à l’image du Killy de Blame !, soit un guerrier du destin las et taciturne, qui se voit imposer sa tâche par un besoin impérieux — dépeint, comme toujours, comme totalement dénué de sentiments par Nihei — le design des personnages n’a jamais été aussi détaillé et cohérent.

Bien sûr, même si Nihei se montre «accessible», il ne produit pas précisément une œuvre qui se lise comme une promenade de santé. L’exécution de son travail se rapproche du grand romancier américain de science-fiction Gene Wolfe (auteur, entre autres, du Book of the New Sun). Les deux auteurs partagent une même affection pour des mondes complètement insulaires, fonctionnant selon leur propre logique et auxquels le lecteur doit s’acclimater, plutôt que de transiger en lui permettant de s’y habituer.
Tous deux définissent leurs monde(s) par des règles conceptuelles, imposant des limites strictes à leurs personnages et à leur propre narration pour éviter de briser le «quatrième mur» et refusent de présenter leurs univers en des termes trop familiers pour un lecteur d’aujourd’hui. C’est une approche qui enrichit sa matière tout en augmentant significativement les doses requises de réflexion rigoureuse et d’imagination, mais qui, négligemment appliquée, mène à une impénétrabilité frustrante — une accusation que l’on a souvent entendue au sujet de Blame !.
Toutefois Abara évite cet écueil pour rester aisément l’œuvre la plus facilement accessible de Nihei, et de par sa haute qualité et sa faible longueur, constitue une introduction parfaite pour de nouveaux lecteurs.

(Cette chronique est parue originellement sur le blog de Stephen Paul, Robots Never Sleep)

Notes

  1. «Shiro» désigne la couleur blanche, «kuro» la couleur noire et «gauna» est dérivé d’un terme japonais archaïque désignant le bernard-l’ermite.
  2. La numérotation des œuvres japonaises publiées en deux parties utilise pratiquement toujours les idéogrames de «dessus» et «dessous», en lieu et place des chiffres «un» et «deux».
  3. Titre anglais d’Amer Béton.
Site officiel de Glénat (Manga)
Chroniqué par en juin 2007