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Avis d’orage en fin de journée

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Quoique sa plume s’inscrivait amplement dans l’esprit des trois numéros de L’Éprouvette (la revue), il me semble que Christian Rosset n’y ait jamais été tout à fait à sa place. Ses chroniques discrètes, bavardes, «labyrinthiques» (pour reprendre un mot de l’introduction), faisaient un peu tache d’huile au sein d’une publication où fusaient tapages, indiscrétions et coups d’éclat. Comme lecteur je voyais que ces chroniques étaient là, j’en lisais un extrait ou deux quand j’y reconnaissais un nom propre ou que j’y apercevais un beau mot mais, déjà attiré par l’article suivant, je tournais la page, me promettant bien d’y revenir un dimanche de pluie ou un autre.

C’est pourquoi, alors que tout un chacun s’enthousiasmait — avec raison — à propos de Contre la bande dessinée de Jochen Gerner, j’ai plutôt jeté mon dévolu sur «l’autre» Éprouvette qui paraissait au même moment : Avis d’orage en fin de journée, promesse de tonnerre et de soirée au chaud, à l’abri. Chose inattendue, le volume ne contient pas que les chroniques éponymes (celles publiées dans L’Éprouvette), on y trouve aussi plusieurs textes critiques sur des sujets divers, certains datant des Cahiers de la bande dessinée il y a vingt ans. Un feuilletage rapide me fait l’effet d’un flip-book imaginaire passant d’Atlan à Baudoin à Sfar à Macherot à Schlingo : nul doute, nous sommes en excellente compagnie.

Le livre de Rosset tranche d’avec tous ces systèmes critiques jamais contents : construit à partir de réflexions succintes, passant d’un sujet à l’autre sur le mode de la conversation, par association d’idées, il laisse place à l’interprétation du lecteur, il n’offre pas de constantes ou de schémas précis. Avis d’orage est d’abord un livre accueillant, remarquablement dépourvu d’a priori. Chez Rosset on ne doit pas mais on pourrait bien… C’est une écriture de rêveur, mais «rêveur» est devenu un mot de publicitaire — alors, disons plutôt : c’est l’écriture d’un homme qui songe.

Les phrases de Rosset sont assez longues pour faire sortir les idées de leur tanière mais assez courtes pour éviter les écueils de la polémique. J’admire d’autant plus sa prose qu’elle est assez éloignée de ce que je saurais faire moi-même. Je n’ai pas le tempérament pour parler de mélancolie ou de hantise, pour passer de Michaux à Tif et Tondu, ou bien pour tisser un pont entre Leiris et David B tout en avouant dans le même souffle que le second n’a probablement jamais lu le premier. Tout cela, Rosset le fait et parfois, je dois bien avouer qu’il me perd (je ne fais pas un secret de mes ignorances) mais, rapidement, on est ailleurs, je continue la lecture, j’y trouve une illumination, et ainsi de suite…

Je ne crois pas qu’il fût souhaitable que toute l’activité critique soit dûe à des Christian Rosset. Cette pensée fragmentée, accidentée, labyrinthique deviendrait épuisante s’il n’y avait qu’elle. Il faut sans doute aussi des chapelles et des cathédrales où se remettre les idées en place, quitte à les laisser inachevées, quitte à les détruire après usage. Et de toute manière, même le plus aride des édifices théoriques a besoin de respiration, de végétation (de jardins fleuris), de couloirs souterrains… Une lecture qui ne s’attarde pas aux bords écornés des livres est une lecture triste. Je ne m’étonne pas que Rosset soit sensible aux décentrages et contretemps d’un F’murrr.

La plus belle qualité de cet Avis d’orage, c’est d’inciter le lecteur — et pas seulement le critique — à réfléchir à sa propre relation avec les bandes dessinées : une relation dont serait évacuée la nostalgie (ce rejet constitue l’essentiel de la «politique» de Rosset) parce que c’est bien elle qui impose, sans les dévoiler, toutes ces «hiérarchies esthétiques» creusées par le temps, et qui nous font faire de nos jugements des monuments de certitude absolue (et quand on trouve des gens qui sont d’accord avec nous, c’est encore pire). Lorsque Rosset oppose à la nostalgie le mot mélancolie, c’est qu’il souhaite pour ses lecteurs une vision lucide, inquiète mais curieuse : une posture instable ; aussi bien dire que ce n’est pas une posture.

Christian Rosset écrit bien. Dire qu’un livre est bien écrit peut signifier qu’il est limpide. Une autre signification est que, même dans la brume — même quand on n’y comprend rien — la plume seule suffit à nous plaire. Avis d’orage répond toujours à une de ces deux définitions, et souvent aux deux en même temps. «La critique est d’autant plus difficile que l’art concerné procède d’une insupportable aisance.» (p.110) Je ne sais pas de quel méandre est sortie cette phrase, je ne saurais expliquer son sens précis, je ne suis pas même certain qu’elle soit parlante hors de son contexte, mais elle me semble malgré tout d’une insupportable évidence. Une phrase comme celle-là ne se réduit pas en mots. Je la place à côté d’une autre que j’affectionne, et qui est dûe à Paul Klee : «L’œuvre consacre l’échec de toute théorie.» Klee était théoricien autant qu’artiste, sa phrase n’est pas que frondeuse, mais justement : cette phrase sait de quoi elle parle.

Lorsque Rosset discourt, par exemple, sur Joann Sfar, il ne fait pas que recenser les bons coups d’un auteur à la mode, il oublie sciemment le personnage médiatique et fait parler l’œuvre, il observe ses fulgurances, sa face séductrice et bornée, il montre ses contradictions internes, n’en faisant pourtant pas des défauts (car là n’est pas la question), il n’essaie pas de saisir Sfar, il le laisse aller où il veut et celui-ci ne se sauve d’ailleurs jamais très loin. Mais lorsqu’il aborde Fred, Rosset apporte patience et sollicitude, il sait qu’il doit ménager son sujet, pas que l’œuvre soit fragile mais son auteur oui. Et ainsi de suite pour tous les autres : Rosset parle, non pas avec la voix de l’auteur, mais autour de cette voix, c’est-à-dire qu’il attrape l’accent fortuitement, par la force des choses et non pas en s’efforçant de l’imiter. (Autour est sans doute le mot clé de cette fameuse «nouvelle critique» que plusieurs ont appelé de leurs vœux. On verra bien.)

Avis d’orage est un livre pour confondre les tenants d’une prétendue critique «objective» tout autant que les apôtres du «tout se vaut», sans oublier cette triste catégorie, les dogmatiques de la «vraie beauté». S’il y a une théorie unifiée dans ce livre, celle-ci ne précède pas l’écriture, elle arrive comme après coup et en filigrane. Cahier d’impressions prises au vol, herbier d’idées, Avis d’orage ne propose aucun classement, seulement des «arrêts sur image», des points de vue momentanés, parfois évasifs, parfois cruciaux. Je dis point de vue parce que pour moi c’est le tissu de tout travail critique, et je précise que ça n’a rien à voir avec un relativisme à outrance. Au contraire, il s’agit de convier ses interlocuteurs à raconter leur histoire : de quelle manière les livres les ont construit. Il s’agit de bâtir la «bibliothèque virtuelle» proposée par Pierre Bayard,[1] lieu d’échanges vigoureux et de controverses — sans doute — mais surtout, lieu convivial et accueillant où il fait bon partager ces affinités secrètes qui lient deux œuvres non pas par leur thème ou leur contenu, mais par le fait qu’elles ont le même lecteur et qu’elles sont lues avec la même sensibilité. Les amis de mes amis…

Malgré tout, un texte critique est presque toujours un monologue, et je ne suis pas convaincu du bien-fondé de l’interaction tout azimuths, le syndrome de la table ronde et du «forum», vaste marché des idées où l’on «échange» autour de tel concept, telle généralité. Parce que l’art est fait de mystère, et que ce mystère, «on ne peut pas le dire» (fameux mot de passe que cette citation de Wittgenstein). Au mieux peut-on parler d’autre chose, si cette autre chose provoque la connexion qu’il faut. Tout ce qui se conçoit peut être énoncé clairement, mais que dire de ce qui ne peut être qu’évoqué ? C’est là qu’il faut une plume qui ne fait pas que suivre ou fouiller l’artiste (critique policière) mais qui marche avec lui, qui pose (avec candeur) les questions qui font plaisir et (avec tact) celles qui fâchent… (Pourquoi du tact ? Parce que les artistes et les critiques — ça pourra sembler étonnant — sont aussi des êtres humains.) … Quitte à inventer des histoires s’il nous manque des morceaux. L’œuvre n’est pas qu’une fin en soi, elle est aussi un terrain à labourer, et si ce terrain est fertile (et si la température est clémente), on peut bien essayer d’y faire pousser des plantes exotiques et imprévues.

À un moment dans son livre, Rosset cite le regretté critique d’art Daniel Arasse, dont j’ai jadis lu un très beau livre, Le Détail. Avis d’orage en fin de journée est peut-être ce qui se rapproche le plus aujourd’hui d’une étude du détail en bande dessinée. Cette étude est infinie, c’est ce qui fait son intérêt, et cet intérêt n’est pas qu’académique, c’est même le contraire. Justement parce qu’on n’est pas dans la science, et justement parce qu’on n’est pas non plus dans le dogme. Il y a une critique vivante en bande dessinée : ce livre en est la preuve.

Notes

  1. Pierre Bayard, Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ?, Minuit, p.110.
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Chroniqué par en février 2008