Black Rat

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Après un début promoteur avec Little Tommy Lost, Cole Closser revient sur la scène, toujours chez Koyama Press, avec une collection de vignettes aux styles disparates mais cohérents dans leur aspect daté, anachronique. L’auteur poursuit dans une approche graphique qui se veut « rétro » et creuse ce sillon plus en profondeur que son premier ouvrage en variant cette fois les styles, se joignant ainsi à une série d’expériences comparables de plus en plus en vague au sein d’une production qui semble s’être bel et bien débarrassée du « dogme de l’homogénéité du style graphique »[1]. Dès lors, le « conteur », tel qu’il se rend manifeste par son travail graphique, est un ventriloque qui adopte pour chaque histoire un style différent, ce qui donne une certaine tension entre les récits séparés et leur collection au sein du livre.

Malgré l’aspect rétro-vieillot que cultive Closser, Black Rat s’inscrit avant tout dans une tendance de la bande dessinée contemporaine à recycler son propre passé. Plus encore, par sa forme fragmentaire de la collection et cette réutilisation disparate de styles archaïsants, l’ouvrage de Closser évoque directement une filiation nettement discernable dans le champ du « roman graphique » : on peut penser au tout récent Les intrus d’Adrian Tomine, un recueil d’histoires conjuguant différents styles en référence au newspaper strip et au gekiga, mais les deux exemples paradigmatiques sont avant tout le Ice Haven de Daniel Clowes et L’Homme qui se laissait pousser la barbe d’Olivier Schrauwen. Ces deux ouvrages mettent en lumière des enjeux qui touchent directement au projet singulier de Cole Closser : dans les deux cas, on a affaire à des livres largement présentés comme des « romans graphiques », mais qui se composent de courtes vignettes relativement autonomes, différentiées par l’usage disparate de styles graphiques référentiels.

Chez Clowes, on trouve de nombreuses références aux genres populaires, allant du romance au noir en passant par les funny animals, avec au niveau stylistique un renvoi très explicite au newspaper strip et aux Peanuts de Charles Schulz (que l’on sait être une des influences les plus omniprésentes pour sa génération). Chez Schrauwen, les différentes histoires exhibent une palette plus large de références, qui vont de l’art brut (Adolf Wölfli en particulier) au burlesque d’animation des premiers temps et à l’imagerie coloniale. Dans les deux cas, on trouve cette mise-en-avant d’une distance stylistique entre la contemporanéité de l’ouvrage et une palette de styles datés, rétros, anachroniques, et pas tout à fait nostalgiques — c’est une veine similaire qu’explore Cole Closser avec son approche de ventriloque.

Bien sûr, il existe aussi des différences non-négligeables entre les livres de Clowes et de Schrauwen : L’Homme qui se laissait pousser la barbe est une collection de récits pré-publiés dans diverses revues et anthologies et seulement organisées par à-coup en livre (le « tout » n’est pas pensé comme tel dès le départ), alors qu’Ice Haven est le premier roman graphique de Clowes à ne pas être pré-publié, puisque le numéro 22 d’Eightball livrait déjà le contenu de Ice Haven d’une pièce — dernier numéro qui marquait d’ailleurs la transition sans retour de Clowes vers le one-shot. Ces différents contextes de publication marquent deux façons de lier les fragments ensemble, d’agencer les éléments disparates. On trouve chez Clowes une cohérence entre les scénettes qui se déroulent toutes dans la même ville, dont le livre porte le nom, créant ainsi des récits qui se croisent et s’entre-croisent pour former une vue panoramique (comme l’indique la couverture de l’ouvrage, formaté à l’italienne)[2]. Les liens entre les histoires chez Schrauwen ne sont pas de l’ordre narratif mais plutôt thématique, et le livre se lit d’ailleurs comme une série de « gags » extrêmement intelligents et concis, donnant ainsi une variation sur les mêmes thèmes de l’imagination, de la projection, du dessin.

Via ce détour, on voit bien comment ces deux ouvrages mettent en avant une narration « polygraphique » et fragmentaire, discontinue au niveau de sa structure — une combinaison qui devient une clé de voûte pour le projet de Cole Closser, qu’il semblerait difficile de penser en dehors de ces expériences précédentes. Mais il s’agit aussi de voir ce qui fait la spécificité de Black Rat. Tout d’abord, l’ouvrage est publié directement au format du « roman graphique », tout comme son premier livre Little Tommy Lost (qui pourtant recréait un semblant de sérialisation), et à notre connaissance, aucune de ses « parties » n’est parue auparavant : Black Rat constituait vraisemblablement un projet en soi, imaginé comme tel à un certain point de son écriture. Ceci se traduit également par la façon dont les histoires sont liées les unes aux autres : sans pour autant former un ensemble cohérent ou partageant un monde fictionnel unique, plusieurs figures relient les histoires les unes aux autres et constituent un certain enchaînement.
Le personnage du rat y joue évidemment un rôle clé, même s’il s’agit d’une figure protéiforme et variable, à qui se rattachent d’autres figures : des compagnons humains (un adulte, un petit garçon, une petite fille) et des adversaires (des monstres, un chat). Closser amplifie cette récursivité en usant des motifs du rat et du cube comme des symboles qui désignent la structure du livre : les pages intercalaires, où les corps de ratd viennent progressivement former les arêtes d’un cube, désignant les étapes dans la construction d’un tout.

Ces « codes » établis par le livre nous sont donnés dès la première histoire, qui elle-même se décline en trois épisodes : invité par le rat — fil d’Ariane du livre –, un homme à sa table pénètre trois champs de batailles (terrestre, navale et sous-marine, aérienne) en quête d’éléments qu’il réunit pour assembler un cube, qu’il range finalement dans une pile. Mais tout cela sans que cette métaphore soit transparente : au contraire de cette image du (Rubik’s) cube qui présume un problème résolu, un sens découvert, cette métaphore laisse le lecteur dans le désarroi, sans bien comprendre comment et pourquoi s’assemblent ces morceaux. Règle qui vaut tout autant pour l’ensemble du livre, qui ne construit pas un récit totalisant de ses fragments (comme, d’ailleurs, Ice Haven et L’Homme qui se laissait pousser la barbe). Mais, quitte à lire cette première histoire comme une allégorie auto-réflexive, on peut voir cette figure de l’homme à sa table comme un « double créateur » qui, en passant par des fenêtres ouvrant sur d’autres mondes, ramène des éléments pour reconstruire quelque chose : il semble assez évident d’y lire une métaphore pour le processus d’emprunt auquel se livre Cole Closser et qui forme, après tout, le cœur de son projet[3].
Dès que le personnage passe la fenêtre, il entre un monde dont il adopte la dynamique graphique et narrative : dans cette histoire, il s’agit avant tout d’une imitation des récits de guerre de Tagawa Suihô (que l’auteur aura sans doute découvert avec le numéro 6 de Kramers Ergot), que Closser imite non seulement par le style mais aussi par la reprise de cette dynamique hyper-rapide du récit, qui évoque un mouvement de charge ininterrompu. Et c’est ce que fera Closser dans le reste du livre : chaque histoire reprend cette double reprise graphique et narrative, chaque récit suit les codes de l’auteur appropriés. Black Rat fonctionne comme un kaléidoscope : le plaisir qu’on tire de la lecture réside dans une constante métamorphose graphique d’éléments semblables (le rat, la bagarre, etc.) redisposés sous différentes formes stylistiques et narratives. Ainsi, on (re)découvre sous une autre plume les œuvres de Tagawa, Charles Dellschau, Alain Saint-Ogan, sans pour autant que Closser nous invite à en réaliser une relecture, à jeter un nouveau regard dessus : comme pour Little Tommy Lost, on est plutôt dans un hommage qui fait révérence aux « maîtres », dans une pratique du pastiche qui est à la fois un geste de patrimonialisation et, suivant le paratexte, une façon pour l’auteur de « se libérer » de ces influences.

Mais ce n’est pas seulement un jeu du pastiche qu’on trouve chez Closser : cet emprunt stylistique joue aussi et surtout sur le temps, sur la distance historique qui le sépare des bandes dessinées ou illustrations pastichées[4]. Cette forme de patrimonialisation de la bande dessinée par le biais de l’hommage est bien ancrée dans le roman graphique contemporain, avec Chris Ware, Seth, Daniel Clowes, Kim Deitch, pour ne citer que les plus évidents. Closser poursuit cette tendance jusqu’à un point de cristallisation dans un effort de faire passer sa production même pour quelque chose de « vieux » : on peut discerner quelque chose de semblable chez Seth ou Deitch, mais ceux-ci adoptent une position un peu plus ambiguë et ironique, jouant sur la frontière entre fiction et authenticité, que l’on ne retrouve pas vraiment chez Closser. Un nouveau détour peut s’avérer utile pour mettre en perspective les enjeux d’un tel rapport à un passé sous l’influence du « rétro » et du « vintage »[5].

En effet, l’approche de Closser en bande dessinée ne semble pas si éloignée du phénomène assez spécifique du retrogaming. Celui-ci implique des pratiques de lecteurs, de fans et de collectionneurs, qui essayent de remettre la main sur ces vieilles consoles « dépassées » par les nouveaux modèles pour rejouer aux jeux vidéo de leur jeunesse, ce qui débouche sur la création de tout un éventail « d’émulateurs » permettant de jouer à ces jeux sur des plateformes beaucoup plus modernes, mais aussi et surtout sur la production de nouveaux jeux vidéo qui « émulent » l’esthétique et le gameplay d’anciens jeux vidéo en utilisant les technologies de pointe[6]. Il s’agit donc de simuler, de consciemment contrefaire, une technologie et une esthétique obsolète en créant de nouveaux jeux vidéo qui se font passer pour des produits du passé. C’est ce que Brett Camper a appelé une « rétro réflexivité » dans un essai sur le « fake 8-bit » japonais La-Mulana[7]. Dans un contexte comparable de collectionnisme et d’une vague de rééditions patrimoniales en bande dessinée, il y a également chez Closser une forme de rétro réflexivité ludique : il s’agit de dessiner de nouvelles histoires qui se font sciemment passer pour des objets du passé, tels qu’ils auraient pu être re-publiés aujourd’hui. Closser a en effet évoqué comme inspiration les anthologies Art Out of Time et Art in Time de Dan Nadel, soulignant surtout le traitement des pages qui sont scannées et introduites de façon « brute » dans l’ouvrage, sans retouche ni re-colorisation[8]. C’est exactement ce sentiment que Closser tentait de reproduire avec Little Tommy Lost, qui ressemble à un scrapbook reprenant un comic strip oublié des années 30, et avec Black Rat, qui s’apparente plus à une anthologie à la Art Out of Time : le papier glacé et les bordures blanches ne détrompent pas sur la matérialité contemporaine du livre, et c’est le traitement même des pages qui donnent cet aspect d’artefact retrouvé, résurgence d’un lointain passé. Comme l’explique Closser : « je m’efforce à imiter de vieilles techniques de production. J’essaye que mes planches ressembles comme si elles sortaient de l’impression. J’aime beaucoup ce sentiment. Je voudrais qu’elles ressemblent à de vieux imprimés qui ont été scannés et mis dans un livre »[9]. C’est cet effort qui semble articuler toute l’œuvre — encore jeune — de Cole Closser et qui la rapproche peut-être de cette « rétro-réflexivité » que l’on trouve dans la pratique du retrogaming : pour recréer ces « vieilles techniques de production », l’auteur mélange mélange travail sur papier et techniques obsolètes comme l’emploi du Leroy lettering set avec une utilisation marquée de Photoshop et de la colorisation digitale — un peu comme les producteurs de jeu vidéo qui emploient des technologies super-puissantes pour créer des jeux « comme à l’ancienne »[10].

Cette fascination « rétro » pour l’histoire de la bande dessinée et des littératures graphiques du tournant du vingtième siècle ne cherche pas à effectuer un commentaire, une relecture ou une critique de ces œuvres référencées : il y a chez Closser un véritable désir de caméléon, de camoufler sa « patte graphique » sous celle d’autres dessinateurs. Il ne s’agit pourtant pas d’une falsification parfaite et on reconnaît bien un certain trait commun aux différentes histoires, une certaine façon de dessiner les personnages, leurs postures, mais ce n’est pas là un problème puisqu’il s’agit d’offrir sciemment un spectacle de ventriloque aux lecteurs. Avec Black Rat, Closser poursuit sa lancée mais arrive à offrir une voix qui maîtrise mieux son propre jeu de ventriloque par l’hétérogénéité des palettes graphiques et narratives dont l’auteur fait preuve.

Notes

  1. Thierry Groensteen, « L’Hybridation graphique ou le patchwork des styles », Hybridations : Les rencontres du texte et de l’image, Laurent Gerbier (dir.), Tours, Presses universitaires François-Rabelais, collection « Iconotextes », 2014, p. 167.
  2. À ce sujet, je me permets de renvoyer à mon propre texte, « Alienated by the Strip : Daniel Clowes’s Comic-Strip Novel Ice Haven », Graphixia, 10 septembre 2013.
  3. Qui consulte brièvement la réception de l’ouvrage sur la toile verra que ce qui est avant tout célébré dans Black Rat est son graphisme, qui semble se prêter merveilleusement bien aux pratiques de réappropriation et de circulation propres à Internet (Tumblr, etc.) — mais plaçant peut-être l’acte de lecture au second plan.
  4. Différence frappante avec les 99 exercices de styles de Matt Madden (Paris, L’Association, 2006).
  5. Au sujet de la mode contemporaine du « vintage » et de la nostalgie en bande dessinée, voir le dernier chapitre du livre de Jan Baetens & Hugo Frey, « Nostalgia and the Return of History », The Graphic Novel : An Introduction, New York, Cambridge University Press, 2015, p. 217-258.
  6. Ne connaissant strictement rien ou presque des jeux vidéos, on s’est référé à l’introduction de Björn-Olav Dozo aux « Enjeux du retrogaming », Culture, novembre 2012.
  7. Brett Camper, « Retro Reflexivity : La Mulana, an 8-Bit Period Piece », The Video Game Theory Reader 2, Bernard Perron et Mark J. P. Wolf (dir.), New York/Londres, Routledge, 2009, p. 169-195.
  8. Interviewé par The Comics Alternative lors du festival Small Press Expo, écouter le podcast.
  9. De l’anglais : « I go to great lengths to imitate old production techniques. I try to make things look like they’ve come off of a printing press. I really like that feeling. I want them to feel like old printings that are then scanned and put into a book », interview de Cole Closser par Rose Marthis pour 417 Magazine, décembre 2015.
  10. Il faut cependant noter que le rapport à la technologie en bande dessinée est nettement moins déterminant que pour le jeu vidéo, et où la notion de « progrès » et de « nouveauté » est par conséquent radicalement différente.
Site officiel de Cole Closser
Site officiel de Koyama Press
Chroniqué par en décembre 2015