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Chroniques birmanes

de

Dix ans déjà, Guy Delisle s’en allait dans la mégalopole chinoise de Shenzhen pour une durée de trois mois. Parachuté dans un pays dont il ne parlait pas la langue et où personne ne parlait la sienne, l’expatrié s’était lancé dans la rédaction d’un journal de voyage comme on tire la sonnette d’alarme. L’absence de contact humain affûtait son regard, la cité en pleine croissance industrielle reflétait sa détresse, et le dessin muait, au fil des pages, sa mélancolie en franche rigolade. Un livre parfait, d’autant qu’il avait su capter l’instabilité d’un pays en mutation sans tomber dans l’orientalisme.
Aujourd’hui, le temps écoulé depuis sa parution réaffirme l’acuité du regard de l’époque. Pour preuve, certains de ses paysages se révélèrent, pour l’occidental, de parfaites introductions aux obsessions d’apocalypse urbaines du cinéma chinois moderne (dit de sixième génération), et dont Still Life reste la dernière et lumineuse illustration.

Shenzhen était novateur, visionnaire, humain ; pourquoi donc s’acharner à faire de ce joyau une franchise ? Car l’on peut excuser — et encore — l’industrie pour ses mauvaises manières. Mais à l’un des vétérans défenseurs de L’Association, on ne le pardonnera pas, d’autant que la transformation d’un accident en système ne pouvait fatalement qu’affaiblir le propos. L’improvisation de Shenzhen envolée, tout allait devenir mieux pensé, préparé et agencé ; l’intime et la spontanéité marqueraient quelques pas en arrière, le viscéral quitterait les pages. Et effectivement, rien de personnel ne restait à transcender dans Pyongyang.
Néanmoins, l’inattendu et la perspicacité de l’œil y conservaient une place de choix. Les anecdotes s’enchaînaient avec un sentiment de collecte plus artificiel, mais cette manière si personnelle de dénicher, dans le moindre détail du quotidien, un symbole fort du contexte et des tensions locales, continuait d’épater. Le livre restait bon. Désormais, ces qualités se sont, elles aussi, évanouies ; Myanmar,[1] troisième carnet qui se déroule vous devinez où, n’exploite plus que les restes d’une formule qui tourne à vide.

Le pire est que l’auteur en a conscience et cherche, désespérément, l’anecdote, le bon mot, sans jamais le trouver. Il s’accroche au moindre poncif, écluse les banalités en se persuadant de saisir quelque chose de personnel.
Unique vestige d’un talent d’observation évanoui, cet épisode au cours duquel il remarque que les chemises militaires ont des poches cousues à une hauteur qui varie en fonction du grade, afin de laisser l’espace essentiel aux décorations. Appuyé par le dessin, le ridicule d’un vêtement avec une paire de poches disposées au niveau du bas ventre y éclate simplement, tandis qu’il libère peu à peu la charge allégorique de l’omniprésence de l’armée et d’un pays organisé autour.
En dehors de ces deux pages miraculeuses, le reste n’est que banalités dignes d’un JT de treize heures, entrecoupées de tranches de vie d’épanchement familial dont on se demande bien comment on puisse, un instant, concevoir d’en faire un livre.

Notes

  1. Devenu, peut-être pour cause de changement d’éditeur, Chroniques birmanes.
Site officiel de Delcourt (Shampooing)
Chroniqué par en octobre 2007