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S’enfuir, récit d’un otage

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À l’origine, la véritable et peu banale aventure d’un type bossant dans l’humanitaire en Ingouchie, kidnappé pour une rançon, et qui s’échappera tout seul après plus de trois mois de captivité. 110 jours passés dans une piaule, comment raconter ? Et cette force psychologique qui permet l’évasion, comment en rendre compte ? Quel est l’objet de ce livre ?

De géopolitique il n’est évidemment pas question puisque c’est Delisle. On connaît la faculté de l’auteur à rendre molles les situations les plus tendues, ce qui séduit ses fans et exaspère les autres. Ici, il ne rend ni son héros sympathique, ni ses ravisseurs tchétchènes antipathiques. Pourquoi pas. Finalement, ce n’est pas le sujet. Par contre, et ceci était peut-être le sujet, il ne parvient pas à rendre l’attente malgré les 400 pages du bouquin.
Pas facile en effet de traduire l’ennui qui pour l’otage s’ajoute à l’ennui, la peur, l’ennui et le doute. La peur et le doute, ça fonctionne à peu près. La mécanique de l’évasion aussi. Mais l’ennui… Qu’y a-t-il dans le crâne d’une personne attachée nuit et jour à un radiateur sans même une image collée au mur sur laquelle se concentrer ? Un grand trou plein de rien ? Comment réussir à se projeter ? L’otage est passionné d’histoires militaires et se plonge dans les campagnes napoléoniennes pour éviter de trop gamberger. On a toutefois du mal à imaginer que cela puisse occuper l’essentiel de ses journées mentales.

Dans un entretien donné à France Inter, Delisle explique qu’il tenait à une grosse pagination pour favoriser l’immersion et qu’on sente ainsi le temps passer. Dommage qu’il ait par ailleurs souhaité rendre la lecture agréable. En choisissant de varier les perspectives et les plans dans une mise en scène très habile, pour éviter toute monotonie alors même qu’il raconte une monotonie, il éloigne de facto son protagoniste des lecteurs.
En se concentrant sur l’action, certes limitée, quelques minutes quotidiennes où il se passe quelque chose, le repas, la « pause » pipi, une nouvelle rencontre etc., il rend certainement la lecture digeste, mais ne permet pas vraiment d’appréhender la condition mentale du prisonnier (si tant est que cela soit possible). Enfin, il consacre beaucoup de pages aux premiers jours de la captivité, moments de stupeur et de découverte d’un nouvel environnement, et accélère la narration quand s’installe la routine et l’ennui : dilatation paradoxale du temps.
Cette peur de l’ennui et la tyrannie de l’action aboutissent finalement à un livre bancal qu’il est difficile de s’approprier.

[Texte initialement publié sur le site de l’excellente librairie Contrebandes, à Toulon]

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Chroniqué par en novembre 2016