Extrait de "De l’origine des mathématiques"
De l’origine des mathématiques
On le sait, la bande dessinée fut longtemps décriée par les enseignants, les éducateurs, etc. La loi de 49, la croisade de Fredric Wertham, tout cela procède (en partie seulement, bien entendu) de cette tendance qui culmine dans les années 50.
Rassurés par la suite, d’autre médias s’offrant alors comme muleta (télévision, puis plus tard jeux vidéo), la bande dessinée pour la jeunesse, plus ou moins matée il est vrai, fut perçue comme un divertissement «bon enfant», s’offrant soit comme les débuts d’un accès à la lecture ou aux livres, soit comme dernier recours avant de sombrer dans l’absence de toute lecture.
C’est dans les années 70 et le début des années 80, quand précisément la télévision triomphe en imposant son temps et sa vision du monde, que la bande dessinée comme alliée potentielle des enseignants devient évidente et naturelle. Cette période connut des tentatives restées célèbres par leur succès, comme L’histoire de France en bande dessinée chez Larousse ;[1] ou bien par leur originalité, comme Les aventures d’Anselme Lanturlu de Jean-Pierre Petit. [2]
Au-delà, les tentatives s’estompent, ou se perdent dans un relatif anonymat que l’on peut supposer venir des écarts d’une double évolution : celle de la bande dessinée elle-même,[3] et celle de l’édition jeunesse, témoignant d’un dynamisme et d’une diversité semblant toujours intarissables, offrant des moyens inédits d’aborder les sciences et l’histoire tout en étant bien plus proche et à l’écoute des enseignants et des enfants.[4]
Un fossé évolutif qui de nos jours et contrairement aux apparences, avec par exemple les adaptations de classiques de la littérature ou du théâtre, ne se comble pas puisque toutes ces dernières démarches se font par des éditeurs sans lien avec le secteur jeunesse et sans aucun souci pédagogique.[5]
Trop rapidement brossée, cette petite histoire montre tout de même ce qui différencie le livre de Clémence Gandillot. Sa première originalité est d’être conçu par une auteure ne venant pas de la bande dessinée, mais plutôt de l’illustration, de la scénographie, de l’animation ou du web-design. La seconde est de ne pas être élaboré par une scientifique ou une enseignante, mais une amoureuse éclairée des mathématiques, que l’on peut supposer témoigner là d’une expérience personnelle.
Son livre n’en a pas moins des vertus pédagogiques[6] et sur bien des points, en particulier ceux formels montrant, par exemple, une attention à une bande dessinée actuelle, on pourra le rapprocher du travail de Jean-Pierre Petit.
Reste que par rapport à ce dernier, Clémence Gandillot profite d’acquis de notre époque, qui se résumeraient par trois avancées : celle de la bande dessinée elle-même avec les trouvailles formelles minimalistes et les astuces narratives d’albums comme Genèses Apocalyptiques de Trondheim, Longshot Comics de Shane Simmons, voire de certaines pages de Chris Ware ; celle du marché de l’édition jeunesse qui accepte aujourd’hui des livres ou des projets qui ne s’adresseront pas forcément à la jeunesse, qui seront majoritairement achetés par des adultes, et que les libraires ne peuvent classer ailleurs, dans leurs sections traditionnelles (Beaux-arts, littérature, sciences ou bande dessinée) ; enfin celle d’une animation sachant présenter des sujet dits «sérieux» avec un recul mélangeant humour et pédagogie douce, qu’une émission comme Karambolage sur Arte, par exemple, multiplie plaisamment depuis quelques années.
Ce livre brille de ce savoir ou de ce pouvoir faire, auquel se mélange une culture scientifique rare en bande dessinée, un peu comme pouvait l’être une culture philosophique et érudite avant le travail de Sfar.
Ceux qui penseront apprendre, comprendre ou réviser facilement les mathématiques de leur jeunesse ou de leur examen à venir en achetant cet album, se tromperont. Clémence Gandillot montre avant toute chose que les mathématiques sont un humanisme, naturellement ancré au plus profond de l’homme. La pédagogie est ici non pas d’expliquer les mathématiques mais de dire qu’elles ne sont pas éloignées de chacun et que les apprécier en tant que telles revient à les rendre bien plus simples, ou pour le moins d’une complexité moins abstraite que naturelle et familière.
De l’origine des mathématiques est donc plus proche de l’essai, que d’une pédagogie à la C’est pas sorcier. C’est une dialectique passionnante de mots et d’images qui poursuit ce qu’avait pu faire sur un tout autre sujet, le Nous sommes tous morts de Lewis Trondheim et Jean-Luc Coudray. L’intelligence du livre n’est pas dans l’égrainage des connaissances, dans le «ce qu’il faut savoir», mais bien plutôt dans le «comment savoir» et le «pourquoi on n’arrivait pas à savoir et à comprendre». Des pages qui s’adressent évidement à tous, où la leçon sera donc moins d’y savoir calculer, que d’y savoir raisonner avec un langage se révélant bien plus familier et vivant qu’on n’osait l’imaginer.
Notes
- Récemment rééditée pour la boutique du journal Le Monde.
- Aventures toutes disponibles ici.
- Fin de sa présence en presse (L’histoire de France en bande dessinée fut d’abord publiée en kiosque), prédominance d’un lectorat adulte, etc.
- C’est en 1981 que L’École des loisirs crée son premier club de lecture pour la jeunesse, par exemple.
- Notons aussi les tentatives surfant sur l’attrait des bandes dessinées japonaises ou coréennes, avec la traduction de Manga Science d’Asari Yohitoh chez Pika (9 volumes) et L’histoire des sciences chez Casterman d’Hae-yiong Jung et Young-hee Shin (5 volumes actuellement).
- Surtout de par la matière qu’il aborde, véritable cauchemar pour certains.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!