Edmond

de

Pour franchir le mur distinguant l’espace individuel du collectif il faut sortir masqué. Edmond, animal humain par anthropomorphisme, le sait des yeux, des oreilles et du museau, et s’en affuble pour jouer un jeu collectif encore innocent puisqu’il s’agit d’enfance.

Pourquoi ce masque ? Pour aller jouer ensemble de cette balle mimant l’astre dans sa légèreté mais retombant toujours sur terre, donnant de son aura symbolique à qui l’envoie, à qui la reçoit. Donc, porter ce masque pour pratiquer l’échange et/ou le jeu, tout en filtrant l’image individuelle et expressive du visage, ainsi que le souffle articulé faisant parole qui peut/pourrait en sortir parfois, par joie, par peine, etc. Never complain, never explain, le masque devient cette stricte limite des apparences facilement contrôlées ayant confondu politesse et policé.

Si Edmond cherche et ajuste cette image lui donnant visage non pas «autre» mais «tous», il n’en garde pas moins son altérité dans les habits et lunettes rouges qu’il porte, et cette peau grise de rongeur qui, si elle est bien du poil animal comme la laine des moutons, n’est pas tricotée dans des mailles et géométries décoratives. Marginal et dissident sans le savoir car en enfance, il est à la fois sympathique souris en apparence et intelligent rat de bibliothèque par son accessoire oculaire. Et si malgré le titre, vous doutiez du genre de l’animal, son masque vous le précise car, comme nous tous, c’est précisément à cette différence complémentaire qu’il doit sa jeune existence.[1] Dans ce monde masqué, la vie continue donc, c’est la première bonne nouvelle.

Il se présente aux autres tout aussi masqué de cette novlangue faciale, et il(s) joue(nt). Grands et petits lecteurs attentifs verront, sauront qu’il dépasse de la norme masquante par le nez et les oreilles. Peut-être n’était-ce déjà pas un problème ? Pourtant celui-ci apparaîtra quand le masque tombera. Cette balle en pleine tête fait craquer les fils attachant l’image normative et Edmond, comme dans un mauvais rêve, affiche une nudité de visage en pleine cour de récréation que ces mains ne peuvent cacher.

Mais nous sommes dans un conte et ce qui aurait pu être une honte devient salvateur. L’impassibilité de ces masques de poupées surannées comme de vieilles publicités,[2] aussi ajustés soient-ils, affichent une soudaine expressivité quand ce qui était caché se montre enfin. Ces yeux trop bleu d’un idéal commun injustifié se mettent à bouger, fixent, regardent autre chose que du vide pour comprendre ce que tous partagent vraiment.
Les masques seront à terre, exhibant leurs attaches comme des fils de marionnettes sans vie, hors contrôle, portant leurs yeux sans pupilles cachées vers un ciel où leurs vues se noient sans briller.
Les corps se rapprochent, les amitiés s’ébauchent, ils n’ont plus besoin du jeu pour se divertir puisqu’il n’y a plus rien à oublier mais tout à découvrir.

L’intelligence et la beauté de ce livre tiennent aussi à son parti-pris formel. Les masques sont découpés, collés, imprimés (du moins le semblent-ils) affichant par là leur réification et artificialité d’objets propagando-publicitaires que l’on décèle d’une autre époque. Les corps, jeunes et animales, sont dans l’éphémère et la fragilité du crayon.[3] De cette simple distance, Juliette Binet fait ressortir avec un talent renouvelé cette fragilité bien vivante qui triomphe ultimement dans une enfance riche «d’anormalités», affirmant cet avenir démasqué dans sa diversité de destins et ses imprévus.

Notes

  1. Hors Edmond, il y a sept personnages, quatre garçons, trois filles dont le masque les distinguent bien mieux que leurs vêtements (une seule porte la jupe) en marquant l’ovale de ce faux visage par un bonnet enrubanné.
  2. Langage normatif et de frustration.
  3. Edmond fait le lien «héroïque», par un prénom issu d’une époque qui correspondrait au style des images qui servent de masque, et par cette liberté dans le port du masque et des habits.
Site officiel de Juliette Binet
Site officiel de Autrement Jeunesse
Chroniqué par en juin 2007