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Gaza 1956. En marge de l’Histoire

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Notes de (re)lecture

Qu’est ce qu’un reportage en bande dessinée ?

Tout au long de l’ouvrage, Joe Sacco met en image les témoignages de palestiniens qu’il a personnellement rencontré et qui lui ont raconté ce qu’il s’est passé le 12 novembre 1956 dans le camp de réfugiés palestiniens de Rafah. Selon ces témoins, les soldats israéliens sont entrés dans Rafah et ont rassemblé et brutalisé tous les hommes adultes du camp. Cette opération de tri, visant à rechercher des fedayins et des soldats égyptiens a conduit quarante à soixante personnes à la mort.
Il a alterné ces témoignages avec des séquences relatant son enquête dans la Gaza contemporaine, à la recherche de témoins directs. Dans ces passages, il nous renseigne aussi sur la vie à Gaza aujourd’hui telle qu’il l’a vécue pendant les mois de son enquête : les destructions de maisons, les tirs des soldats israéliens la nuit, les barrages routiers…
Dans chacun de ces deux fils narratifs Joe Sacco procède à la transcription en bande dessinée de deux «objets journalistiques» : ce qui lui est raconté pour ce qui concerne 1956 et ce qu’il voit, entend et vit pour ce qui concerne la période contemporaine.
S’ajoute un troisième fil narratif : l’histoire du reportage lui-même, puisque l’on assiste aux interviews des témoins, et aux différentes étapes du travail journalistique de Joe Sacco.

C’est le tissage de ces trois fils narratifs qui donne toute sa force à ce livre. Avec talent, Joe Sacco parvient à tisser tous ces fils narratifs au fil de son livre, parfois au cœur d’une seule planche. Ainsi, dans la page 94, on peut voir des registres d’images ressortissant à chacun de ces fils : Saleh (le témoin que Joe Sacco est en train d’interviewer) en voix off, accompagné d’images de lui jeune en 1956, Saleh agé en train de parler lors de l’interview (dans les années 2000), Joe Sacco en voix off accompagné d’images de Saleh âgé et enfin Joe Sacco en voix off accompagné d’images de Saleh en 1956… Des indices permettent au lecteur de s’y retrouver dans cette page dont la lecture pourrait paraître complexe : l’utilisation de bulles ou de réserves rectangulaires pour accueillir les textes, l’utilisation des guillemets lorsque Sacco cite Saleh en voix off, l’alternance de la première et de la troisième personne…

Quelle foi apporter à une image dessinée ?

Il se pose une question : quelle foi apporter à ces images ? On peut récuser ce reportage car il s’agit de dessins issus de l’imagination de Joe Sacco : il nous impose des images d’une réalité que ni lui ni nous n’avons vue, et ce faisant, il manipule nos émotions…
Se poserait on la même question avec un reportage écrit ? Et se pose-t-on la question avec un reportage filmé ? Et pourtant, le reporter qui nous propose un texte choisit ses mots et choisit ce qu’il veut dire et ne pas dire, et un reportage filmé est tout aussi susceptible d’utiliser le hors champ et le montage pour livrer une vision partiale…
D’ailleurs, il est intéressant de constater que Joe Sacco joue aussi de différents registres d’images. On connaît son style graphique, son dessin semi-réaliste acceptant des déformations morphologiques poussées, son utilisation des trames et des hachures dans des compositions très travaillées et très expressives. On remarque moins souvent que les dessins qu’il propose se réfèrent à des catégories d’images très variées. Ainsi, dans la page 94 que nous avons déjà évoquée, on peut d’abord voir des images conçues pour impressionner, utilisant des techniques de bande dessinée : fond noir, halo autour des personnages, visages déformés par la frayeur, vision subjective par dessus les fusils dans la première case, par exemple. La troisième image et la dernière, montrant des cadavres étendus au sol se dispensent en revanche d’effets de dramatisation complémentaires, se référant plutôt à des images de reportage photos. Quant aux gros plans sur le visage et la main de Saleh, qui ponctuent la page, ils semblent plutôt empruntés au vocabulaire du reportage filmé, où ils sont utilisés pour apporter un surplus de crédibilité au témoignage (je vois celui qui parle, je vois les séquelles de ses blessures)

La visualisation des différentes versions

A ceux qui doutent de la pertinence d’un reportage en bande dessinée, la dernière case de la page 384 du Gaza 1956, de Joe Sacco devrait apporter un argument déterminant.
Tout au long de l’ouvrage, Sacco transcrit en bande dessinée les témoignages qui lui sont rapportés ainsi que la façon dont il les a recueillis et sélectionnés (manifestement, il en a disqualifiés certains).
Et soudain, page 384, il met en image la version officielle fournie par l’armée israélienne dans un document : Une foule de palestiniens se livraient au pillage et les soldats israéliens, cédant à la panique, ont ouvert le feu…
Cette planche permet de mettre à égalité (en terme d’images) les deux versions. Bien sûr, les témoignages de palestiniens sont beaucoup plus nombreux et occupent un plus grand nombre de planches. Mais finalement, les proportions sont respectées : Sacco laisse une chance à la version des militaires israéliens en lui donnant les mêmes armes graphiques. Au final, il ressort ce qui doit ressortir : le journaliste a recueilli de très nombreux témoignages convergeant vers une version de l’événement, et très peu étayant l’autre version.

Le fait de dessiner cette version met en évidence son inanité face à la version palestinienne. L’une est construite sur des témoignages qui, bien qu’incomplets et parfois contradictoires, convergent massivement. Celle-là est issue d’un rapport écrit unique et lapidaire : la maigreur de cette matière se traduit dans un dessin qui n’est qu’un visuel, et pas une narration. On comprend que cette version n’est qu’un rempart derrière lequel se cache la vérité, ou une fin de non recevoir pour toute question supplémentaire. Joe Sacco s’empare de ces quelques mots, les transforme en image et nous fait ainsi saisir leur vide…

Chroniqué par en juillet 2013