Gorazde

de

Après les deux volumes de Palestine, après Soba, voici enfin le premier volume du travail que Sacco a consacré à la Bosnie. En 1995-1996, Sacco a été à Sarajevo (Soba) puis à Gorazde (Gorazde), dans un pays qui n’était plus directement sous les bombes mais encore directement sous la menace serbe. Il en a ramené un reportage dessiné étonnant, aussi marquant que Palestine, et mieux maîtrisé encore sur le plan de son outil narratif.

Gorazde est une claque, une grande baffe aux facilités et aux raccourcis de la presse occidentale, un courant d’air salutaire. Comme dans Palestine, Sacco parvient à donner à l’histoire qu’il raconte une profondeur et un relief qui enfoncent tous les poncifs médiatiques : le dessin lui permet de nuancer sans cesse, de faire surgir des tonnes de détails.
Son idée maîtresse, c’est que rien n’est jamais simple, et qu’il n’est pas lui-même au fond mieux renseigné que les autres. Sacco joue sans cesse de ses différentes cordes : il se représente lui-même pour marquer toute la distance entre sa perception de la situation et la réalité atroce qu’il ne connaît qu’indirectement, il croise ses différentes sources pour restituer une histoire manquante et peut-être jamais écrite, il dessine et surcharge son dessin de commentaires en bandeaux qui indiquent sans arrêt les limites et les à-côtés de son témoignage. Il fait, sans cesse, un exercice d’honnêteté intellectuelle admirable.

Mais Sacco est aussi secondé par un outil formidable. Gorazde n’est pas un récit historique : rien n’y est inventé, rien n’y est fabriqué. Reportage au plein sens du terme, le récit utilise toutes les possibilités de la bande dessinée : ainsi Sacco peut tracer d’après les témoignages qu’il accumule une carte de la progression des Serbes dans les collines en 1992 (et il fait ainsi, au sens strict, de l’histoire), ou décrire les fêtes à Gorazde en contrastant sans cesse son propos par des remarques en bandeaux qui commentent ce qu’il est train de dessiner, ou encore insister graphiquement sur des évidences que la parole elle-même aurait du mal à saisir (un regard, un paysage, un plan parlent plus et mieux que des lignes et des lignes de texte).

Certaines séquences sont particulièrement impressionnantes : ainsi la description de la première attaque des Serbes en 92. Sacco la décrit à partir de plusieurs témoignages d’habitants des faubourgs qui ont fui ensemble jusqu’à la rivière pour échapper aux balles des snipers serbes. D’abord, Sacco présente les témoins. Ensuite, il dessine les scènes successives de l’attaque, de la panique, de la fuite sous les balles, des heures de terreur et de meurtre. Dans des bandeaux en haut de case, il rapporte les témoignages, toujours précédés du nom du témoin, et l’angle choisi pour dessiner correspond à ce témoin précis : comme tous ont fui ensemble, on suit graphiquement une unique séquence, mais en changeant de point de vue presque à chaque case.
Sacco parvient ainsi à surmonter l’effet parcellaire des témoignages, sans pourtant refabriquer artificiellement de la cohérence : certains événements auxquels personne n’a assisté parmi ses témoins restent cachés jusqu’au bout, et ne s’éclairent qu’à la fin (qu’est devenu untel, comment à fini tel autre, qu’est-il arrivé ensuite dans telle maison). Le résultat, c’est une sorte de filage haletant et atroce, dans lequel le rythme même de la narration retrouve la panique et le désordre de l’événement lui-même, sans pourtant céder à aucune facilité ni à aucun pathos.

Mais cette scène-là n’est qu’une des nombreuses réussites du livre. Gorazde est un album important, dont la lecture ne laisse pas indemne. Il est déterminant que la bande dessinée puisse produire ce genre de livre, et qu’elle le fasse grâce à un auteur capable de prouver que seule la bande dessinée pouvait le faire, que seuls ses moyens techniques permettent de restituer cette expérience-là.

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Chroniqué par en avril 2001