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L’ Humanité moins Un

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Après un premier opus au format comics (Salmigondis, chez Week-end doux), L’Humanité moins un est le premier album de Thomas Gosselin, par ailleurs co-animateur de Clafoutis. L’Humanité moins un part d’une situation incongrue mais simple : six clowns dans une voiture provoquent un grave accident dont ils réchappent tous. Leur déguisement empêche les secouristes de déterminer qui conduisait — et, donc, qui est responsable de l’accident.
A partir de cette situation, la question de la responsabilité se réduit assez vite à celle du choix : il s’agit de demander au groupe de désigner en son sein le coupable, celui qui devra être éliminé. Mais cette situation initiale se dédouble et se duplique dans des reproductions inattendues : trouver celui qui dans un groupe de collégiens sera puni pour la faute collective, trouver le doigt qu’il faut retrancher à la main à six doigts obsessionnellement peinte par un malade, trouver celui que l’on mangera dans un groupe de naufragés, trouver celui qui devra quitter un groupe d’ouvriers exploités par un patron du Far West…
En entrelaçant soigneusement ces situations analogues mais toutes différentes, Thomas Gosselin se livre à une réflexion, dans deux sens au moins du terme : l’exercice de la pensée, et l’effet du reflet.

L’Humanité moins un est en effet un véritable exercice de problématisation : le livre tout entier, en parcourant les états différents du problème qui s’incarnent dans chaque groupe de personnages, explore et déploie la question du choix, de la responsabilité, et de l’identité individuelle de chacun (ainsi Dimitri le frère malade d’un des narrateurs refuse de parler autre chose que son propre langage idiosyncrasique, pour ne pas se confondre avec tous les autres locuteurs possibles). Le problème se creuse, s’approfondit, et les tentatives des différents personnages se répondent sans jamais se résoudre.
Le reflet des situations mime narrativement l’exercice de la pensée, la même difficulté s’incarnant dans des cas et sous des angles différents — tout l’art de l’auteur consistant alors à ménager des transitions et des enchaînements invisibles, estompant la cohérence narrative de chaque récit au profit du déploiement autonome du problème initial. Ainsi la question (la faute à qui ? qui doit être éliminé ?) devient le vrai sujet du récit, obsédante comme une ritournelle, seule constante d’un monde de répliques et de déplacements permanents.

Et c’est en effet le discours qui fait la véritable unité de l’album, et son véritable objet : comme le dit un des narrateurs, «lorsque toi ou moi nous prononçons tel mot, ou que nous commettons telle action, nous ne faisons plus qu’Un avec tous ceux qui ont dit, disent ou diront ce même mot, font ou feront cette même action». Ainsi les visages anguleux et déformés, les postures désarticulées, les décors mêmes de ce noir et blanc faussement esquissé (qui rappelle fortement Vanoli) ne sont plus que les apparences superficielle de la même enquête aux allures oniriques.
La mécanique du récit abolit lentement la liberté des personnages, qui se débattent mollement dans ces apories et ces questionnements, déployant leurs gesticulations comme chorégraphie de cette méditation graphique inédite.

Site officiel de Thomas Gosselin
Site officiel de Editions de l'An 2
Chroniqué par en mai 2006