Jour de Marché
Marcher vers le marché tout en guettant cette aube qui pourrait être le motif d’un tapis atténuant la dureté du sol, donnant au monde une chaleur, une élégance et peut-être un sens. Espérer dans ce jour une fin de la nuit trop associée aux peurs, étalonnée aux douleurs d’un passé et à cette limite commune toujours plus précise et envisageable. Oui, Mendleman compte ses pas comme pour oublier que pour tous, à chaque instant, il se soustrait plus qu’il ne s’additionne et que cela questionne un univers comme une existence.
A mauvaise nuit, mauvais jour ? C’est un peu ce qui taraude ce bientôt jeune papa qui part si tôt vendre ses tapis à la ville le jour du marché.
Et puis l’inquiétude finit par se diluer en même temps que s’affirme la course du soleil et qu’il retrouve ses amis autrement lumineux. Tous vont chez Finkler, un grossiste qui leur achète habituellement le produit de leur artisanat. Mais l’enseigne a changée, c’est le beau-fils qui tient désormais l’entreprise et c’est une autre époque qui s’impose alors. Le marché n’est plus ce nuancier d’humanité observé d’un regard de peintre par Mendleman, mais celui éthéré des chiffres et du négoce où la qualité de l’objet et de sa fabrication compte moins que sa quantité et la rapidité de sa vente.
En recherchant d’autres débouchés, c’est l’ampleur du changement qui s’impose au tapissier. L’auto-organisation spontanée d’un marché vernaculaire fait place au départ d’une course plus vaste privilégiant la vitesse d’exécution d’une tâche à la qualité et la complexité d’un travail.
«Dieu se révèlera dans la nature de votre travail» lui révèle le diseur de bonne aventure. Quel dieu ? Celui aux mains désormais invisibles ? Et quel travail ? Celui exécuté ou celui à venir ? Ce qui se profile avec certitude, c’est que le métier de tapissier ne sera plus le sien, lui qui avait tant mis de lui-même et de ce monde qui l’interrogeait.
Mais n’était-ce pas une illusion ? L’album n’est pas le témoignage d’une limite, d’un terme, mais bien plutôt d’une étape franchie. «J’ai quitté un pays pour en rejoindre un autre», constate Mendleman qui revient sans travail quand sa femme semble justement travailler.[1]
Tapissier de la neuvième chose,[2] James Sturm brode avec une intelligence rare une histoire interrogeant aussi bien notre époque que l’existence et ses illusions. Changement de siècle et perception de soi, modification du présent mais aussi des points de vue sur le passé et l’avenir, le livre devient lui-même un lieu où se négocient en chacun de nous les échecs des personnages autant que leurs possibles. Le fait de choisir les communautés juives d’Europe de l’Est de la fin du XIXe siècle comme toile de fond renforce ces différents aspects avec une subtilité redoublée. Rarement album qualifié de «graphic novel» aura mérité ce nom tant s’entremêle un récit d’une grande profondeur avec une économie visuelle au rythme et au montage savant. Le jour du marché serait une révélation, une épiphanie, où une divinité montrerait son vrai visage, où les hommes révèleraient leur vraie croyance, où un individu découvrirait ce qu’il se cachait dans l’illusion de son travail et de sa compréhension de la vie humaine.
Notes
- Quand sa femme semble sur le point d’accoucher. L’étymologie de «travailler» serait «faire souffrir». Dieu révèlera-t-il sa nature au tapissier par les souffrances qu’il endurera ? Et si Mendleman «revient sans travail», ne revient-il pas alors débarrassé de ses souffrances ?
- La bande dessinée comme tressage, mais aussi un Mendleman comme «gouttière», entre deux mondes, entre sa pensée de narrateur et celle de ses images, entre deux aubes, deux époques, deux moments de son existence, deux métiers, etc.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!