La fille

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La  bande dessinée muette peut offrir ce paradoxe, que son silence apparent suggère à divers degrés la parole ou le discours. Peu d’auteurs ont joué de cet aspect, de ce verbe articulé in petto ou à haute voix, issu de cet «infra-discours» dont parlait Benoit Peeters. Il faut dire qu’il est la liberté du lecteur/lectrice et qu’il y a autant de ces autonomies de paroles que de lectures.

A ma connaissance, le premier auteur à avoir perçu l’étrangeté de cette possibilité  de la  bande dessinée muette est Jim Woodring, dans L’homme porc face à lui-même[1]. En bas de chaque planche, un texte de quelques lignes apparaissait, qui décrivait et racontait le déroulé de cette bande comme le feraient certains «spectateurs» prompts aux commentaires d’un film d’action ou d’un diaporama insuffisamment expliqués/légendés. Ce discours, visiblement monologique, naïf et oral, s’affirmait comme un point de vue littéral et particulier n’influençant pas le récit mais mettant en relief les multiples lectures qui peuvent être faites d’une bande dessinée muette.

La fille de Christophe Blain procéderait d’une démarche proche. Au lieu de confier la lecture de ses planches à un lecteur imaginaire, l’auteur la confie à une lectrice/chanteuse bien réelle[2]. L’aspect essentiellement dialogique des textes accolés aux planches renverrait au processus de création de ceux-ci, i.e. un dialogue fécond entre les deux artistes.
C’est en cela que l’album de Blain diffère le plus de la démarche de Woodring. L’auteur de Gus intègre l’étrange possibilité de la loquacité face au mutisme, pour achever sa création, la cimenter d’un verbe et de chansons.
Ceci aurait pu être la faiblesse du livre. Mais dans la mesure où il reste aux lecteurs/lectrices la possibilité de se passer du texte pour préférer sa mise en onde, ou bien de se contenter uniquement des planches et des dessins, l’écueil semble quelque peu évité. Finalement, les auteurs se seraient fait un film[3]. A un moment ou à un autre, ils sont donc des lecteurs comme les autres de leur propre travail, ou en tout cas des images de l’un des deux. Ce serait  une des leçons de ce livre, un rappel aussi qu’une bande dessinée ne se crée pas forcément d’un scénario puis de son illustration.

Ajoutons que l’usage de la musique pour une bande dessinée muette renvoie à sa musicalité propre née d’images successives, dans une rythmique intérieure dessinée (forme, mouvement) où l’œil déterminerait fondamentalement la mesure[4]. Un aspect plus affirmé que dans d’autres formes de bandes dessinés jouant des mots, rendant ici son «hybridation» plus naturelle. La multiplication des «concerts dessinés» depuis une quinzaine d’années — expériences auxquelles Blain a déjà participé — renforcerait cet ultime aspect qui donnerait à cet album le statut d’une interprétation dans tous les sens du terme.

Notes

  1. Publié en France dans Lapin n°22, Paris, L’Association, 1999, p. 125-134.
  2. Notons que dans les entretiens accordés ici ou là, Blain ne dit jamais exactement si les planches et les dessins précèdent les textes, même si, à mon sens, il le suggère fortement.
  3. La plupart des commentaires de ce livre parlent de bande son, bof, soundtrack, etc. Aspects que les références à la fin des années 60, début 70 (Pravda la survireuse de G. Peellaert, Easy Rider de D. Hopper, etc.) renforçent.
  4. L’idée de «Musique des images ». Sur la couverture cette bande dessinée est clairement décrite par un autocollant de l’éditeur comme une «bd musicale».
Site officiel de Gallimard
Chroniqué par en mai 2013