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Œdipe à Corinthe (Socrate le demi-chien t.3)

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Finalement, qu’est-ce qu’on pouvait bien lui trouver, à Sfar ? On se disait : enfin un conteur libre, qui nous emmène sans vergogne, nous trimballe avec son barda, sans trop s’inquiéter de savoir si on a payé le billet, sans parler du supplément bagages. On s’extasiait d’un dessinateur qui oubliait sciemment tout ce qui pouvait ressembler à une règle établie de la bande dessinée, dont chaque vignette répondait à l’instinct et au seul objectif du moment : ici à peine esquissée, qui évoque sans effort ce que mille mots auraient peine à souligner ; là détaillée à l’envi, avec toujours cette jouissance du geste, son évidence brute, cette danse de la main jamais réfrénée. Oui, il y avait du plaisir, un immense plaisir à suivre Sfar dans ses voyages dessinés.

J’avais laissé l’auteur au dernier tome de Klezmer, où après une certaine lassitude je l’avais retrouvé dans une forme remarquable. C’était le Sfar léger, nécessaire, qui nous raconte des histoires sans morale, c’est-à-dire qu’il laisse au lecteur le soin se faire sa morale à lui (ou à elle). Quant à Socrate le demi-chien, cette série consistait alors en deux tomes fort agréables, un peu à côté de son œuvre, une fantaisie antique s’amusant à prendre à rebrousse-poil certains personnages dont la tradition, avec l’érosion dûe au temps, n’avait laissé qu’un aspect trop lisse, trop héroïque. Et puis il y avait le dessin de Blain, sa virtuosité discrète dont j’ai toujours peine à parler tant elle semble aller de soi. Bref il y avait de quoi espérer une suite du même tonneau, quelque chose comme des retrouvailles (bien arrosées si possible) avec un auteur qu’on a aimé. Or…

Oui mais non : vous voyez venir la déception annoncée, le couplet du désamour, et c’est bien sûr trop facile : c’était toujours mieux avant, forcément, pourquoi insister là-dessus ? Vrai mais ce désamour-là, j’ai beau chercher, je n’en ai pas connu d’aussi crève-cœur. Car Sfar ne raconte plus, il radote. Plus gentiment, il partage ses opinions, c’est-à-dire qu’il les assène à qui mieux mieux. Ce n’est plus un auteur que l’on lit, c’est quelque chose comme un pape ou un ministre. Il n’y a plus d’art, que du discours. Et quel discours…

D’abord, une question : qu’est-ce qu’Œdipe peut bien venir faire dans cette série ? Oui d’accord, Œdipe c’est grec, Socrate aussi, tout ça fait partie de la même soupe, allons-y donc gaiement. Mais ce n’est pas Œdipe qui intéresse Sfar, plutôt l’œdipe en tant que cas de psychanalyse : non pas Sophocle mais Freud. Et un Freud assez flou d’ailleurs, réduit à sa caricature. Alors ça commence comme dans la mythologie, avec le roi Laïos, père d’Œdipe, qui apprend la destinée de son fils et sachant cela, l’envoie se faire abandonner en pleine forêt. C’est ici que le récit diverge, d’abord aimablement : car c’est Socrate le demi-chien qui découvre le bambin attaché par les pieds et tente de le subtiliser à son destin, contrarié en cela par Zeus lui-même qui préfèrerait que la fable se déroule comme prévu. Jusque là, ça va : on ne demande pas à un mythe de rester pieds et poings liés. Or ça se gâte assez vite alors que ces péripéties se révèlent prétexte à une très sommaire illustration du débat entre le déterminisme et le libre arbitre : d’ailleurs, rapidement c’est le déterminisme qui l’emporte puisque peu importe ce que fait le demi-chien, Œdipe fonce bêtement tout droit dans le complexe de lui-même. Ah ben oui hein, les pulsions, faut pas toucher.

Et Sfar de nous asséner doctement ses conseils pour élever des enfants : d’abord, le séparer de sa mère, la proximité de celle-ci ne pouvant être que néfaste à l’enfant. D’ailleurs, c’est prouvé, quelques pages plus loin : on voit bien que la reine de Corinthe n’est qu’une mère-poule hyperprotectrice, comme le sont toutes les mères d’ailleurs (semble-t-il). Autant confier le poupon au harem local, tout plein de bonnes femmes à poil qui sauront bien s’en accomoder. Le Sfar d’antan en aurait fait une joyeuse scène de bordel, façon Pascin, celui d’aujourd’hui nous montre que, vous voyez bien, les bonnes femmes, après tout ça ne vaut rien avec les enfants, et encore moins avec les garçons qu’elles ne savent que castrer.

On passerait volontiers là-dessus, le problème étant qu’il n’y a rien d’autre à trouver dans ce livre qui trébuche sans cesse dans ses propres préjugés. Le récit, n’en parlons pas : il se débat à faire passer sa rhétorique, que le demi-chien narrateur tente avec peine d’imposer aux personnages : les péripéties sont donc servies au forceps. Le dessin ? Disons que Blain a déjà été plus en forme : on ne lui retrouve ni la fulgurance de Gus, ni le luxe de mise en scène des Ogres. Reste un discours, une opinion, qui relève plus de la psychanalyse de comptoir que d’une introspection franche et honnête. Reste aussi une sorte de misogynie ambiante, qu’il faudrait sans doute mettre sur le compte de la fiction (ce n’est pas l’auteur qui pense ça, ce sont les personnages, etc.) si le récit en lui-même n’était pas aussi profondément bancal, si le rythme entier du livre ne tenait pas autant sur ce douteux discours.

Nul plaisir, nulle jouissance dans le Sfar nouveau. On voudrait y trouver à la place une angoisse salvatrice ; il n’y a en fin de compte qu’une litanie de certitudes. L’auteur écrivait autrefois, finement : «Le Logos, c’est thèse, antithèse, synthèse. Alors que le judaïsme, c’est thèse, antithèse, antithèse, antithèse…» Eh bien, Œdipe à Corinthe, c’est thèse, thèse, thèse, thèse…

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Chroniqué par en février 2010