Greffier

de

Un carnet sans objets, sans instruments de musiques, mais avec une profession pour titre. Situation inédite, en couleur, d’une tranche de vie passée (Côtelette) ayant fait avec raison l’actualité et qui, vue par le dessinateur, étalonne autrement son travail, en montre des enjeux, des manières et des limites.

«Greffier» vient de «greffe», mot qui, avant sa renommée chirurgicale et botanique, désignait un «stylet, ou poinçon pour écrire» et, par extension, le bureau où l’on consignait les actes juridiques.[1] Le greffier est donc celui qui retranscrit ces actes pour leur archivage, et c’est le temps d’un procès, dans l’espace d’une cour de justice, que Sfar va l’exercer symboliquement au nom d’une autre profession (dessinateur/dessinatrice) ici accusée, partageant sur bien des points un rapport de retranscription à son environnement pour faire témoignage, tout en s’en distinguant par le commentaire plus ou moins caustique. L’une est dans le langage,[2] l’autre dans l’image.[3]
Beaucoup des deux car dessinateur de bandes dessinées, Sfar regarde le dessinateur de presse en accusation, cousin de nature, frère de support, parent de cœur et d’esprit qu’il s’agit de soutenir, d’un procès dans une France en hiver[4] qu’il s’agit de comprendre.

Le débat fût âpre, de qualité, aux enjeux symboliques évident, tout en étant certain dans son dénouement car caricaturale à sa base même, et dans ses accusations. Une lutte argumentaire et verbale entre des extrémismes religieux et les défenseurs des libertés d’expressions, qui rappelle aussi qu’en rendant un tel procès possible la justice, les juges, ne mettent pas forcément en accusation mais provoquent aussi un débat nécessaire à un instant «T» dans ce pays «P» (comme peur), qui fait aussi tout l’honneur et la beauté (rassurante) d’une démocratie aux trois pouvoirs distincts sous les yeux d’un quatrième.
Mais ceci fut dit ailleurs, mieux et abondamment, et tout cela Joann Sfar le montre lui aussi parfaitement. Pour cette chronique nous nous intéresserons donc à cette marge qui ne fait l’actualité que du neuvième art, du fait de vouloir dire, noter, témoigner en bande dessinée et ce que cela peut signifier.

Dans les précédents Carnets,[5] Sfar était dans l’intime et le familial. Avec Greffier, l’intime et le familial deviennent publics, se déplacent et s’étendent vers la rédaction de Charlie Hebdo,[6] et ce, d’une façon d’autant plus accentuée que ce journal, quasi institution du paysage culturel français, a su trouver et renouveler son identité dans l’humour à charge, l’impertinence pointue et exigeante, qu’entretiennent polémiques ou procès à répétitions concernant ses collaborateurs devenus célèbres par la force des choses.
Ce «carnet» est donc de la chose publique et il s’étalonne à l’aune des différents reportages qui suivirent le procès et aux différentes personnes plus ou moins connues qui y intervinrent. Ce livre s’apprécie aussi et alors dans ce décalage entre la réalité médiatique/médiatisée et celle retranscrite par les moyens de la bande dessinée. Aspect qui prend d’autant plus d’importance, que l’enjeu de ce carnet est précisément de saisir ceux de ce procès d’exception et de faire témoignage là où d’autres médias semblent ou bien non autorisés, ou bien peu intéressés.
Greffier oscille entre deux lectures, celle d’un procès, et celle d’une manière de faire de la bande dessinée, poussée dans ses limites.

Sfar, le stylet entre les dents, la plume en gueule comme ce chat totémique en couverture, croque, note et dessine la justice en cour, en se distinguant du traditionnel dessinateur de procès par son métier d’auteur de bande dessinée. Préoccupé du texte et de l’image, il cherche aussi bien à noter les paroles prononcées qu’à saisir les expressions et caractéristiques corporelles de chaque orateur, et ce sans que l’une exclue les deux autres.
On voit d’emblée l’impossibilité d’une telle démarche. Même avec la plus grande des virtuosité, une chose se fait toujours après l’autre, accentuant un problème de retranscription qui, uniquement écrite, est à peine mieux gérée. Sfar est donc rapidement tiraillé entre retranscrire le flux du procès et deux moyens de retranscription (textes ou images) qui semblent s’exclure par cette urgence, là où sa particularité d’auteur de bande dessinée est de précisément les réunir.

Quand il y a dialogue, Sfar s’en sort et profite des questions pour noter les réponses, ou croquer les intervenants. Mais quand il s’agit de vastes plaidoiries, comme celles de Richard Malka, l’avocat de Charlie, tout s’emmêle et le dessinateur reconnaît lui-même les limites de l’exercice. Car rappelons-le une dernière fois, Sfar ne prend pas des notes pour faire une bande dessinée, mais prend des notes en bande dessinée. Les ratures, la retranscription des paroles dans une cursive un peu trop souvent illisible, les notes des relectures, etc. sont là pour prouver sa démarche originelle.
De tout ce travail, cette lutte, on devine que la parole semble le plus souvent retranscrite en premier, pour ensuite y associer un visage et un embrayeur. Ceci n’est naturellement pas systématique, on sent que l’auteur jongle entre les deux paramètres. L’image reste dans l’ensemble assujettie, didascalie se limitant à l’expressivité des visages et à l’identité de ceux-ci. On devine aussi que l’auteur semble prendre de l’avance ou compléter une image quand il juge le discours moins intéressant et inversement.[7]
L’auteur semble aussi diviser mentalement sa page en quatre parties égales, fournissant une grille dont il joue et abuse au fur et à mesure des nécessités. Les détails s’amoncellent quand le procès semble flotter ou manquer d’intérêt, et se font rares dans l’urgence de la retranscription.[8]

Les particularités de dessinateur de bande dessinée se retrouvent aussi dans l’attention portée, à la nécessité de raconter une histoire, ou, pour le moins, de charpenter son témoignage par un rythme narratif, avec ses hauts, ses bas, ses tensions. En lui-même, un procès contient déjà cela, et ces aspects sont depuis longtemps exploités par la littérature, le cinéma ou les séries télés. Sfar s’en préoccupe donc lui aussi, mais à la manière d’un souvenir[9] et d’un problème de retranscription.[10] Une appréhension sous-jacente, constamment présente, qui ce cache à nos yeux dans ce qui fait image : le lieu, les visages et les gestes.

Au final Greffier est (au-delà de son sujet bien entendu) surtout convaincant par ses échecs et ses limites.[11] Seule la première moitié du livre est véritablement consacrée au procès. La seconde regroupe toutes les chroniques de l’auteur publiées par Charlie et porte sa valeur documentaire et complémentaire moins sur une actualité en germe que sur l’évolution du dessinateur ces trois dernière années. Une dualité de formes qui affirme, confirme, celle de ce témoignage où le greffier est ici irréductiblement «auteurité».

Notes

  1. Source le Grand Bob.
  2. Professionnalisé, neutre, neutralisé, s’efforçant de l’être, seule visibilité pour une justice aveugle de nature.
  3. Chargée et/ou expressive.
  4. Du 7 au 8 Février 2007.
  5. Harmonica, Ukulélé, Parapluie, Piano, Caravan, collection «Côtelette», tous chez L’Association et entamés en 2002.
  6. Sfar y collabora de 2004 à 2005.
  7. On voit aussi que Sfar n’est pas un caricaturiste, il n’arrive pas à la manière de Cabu par exemple, à saisir tout ce défilé de personnes célèbres. Sfar reconnaît lui-même son impossibilité à dessiner Hollande ou Bayrou, par exemple. Est-ce lié au fait qu’ils ont été pour lui comme pour nous, d’abord des images avant d’être devant lui en chair et en os ? Ce qui est plus certain c’est que le dessin de Sfar est aujourd’hui devenu un langage, qui peut faire merveille dans ses histoires, qui s’est trouvé copié pour ça, mais qui trouve ses limites, ici, confronté à la réalité. Ses femmes se ressemblent toutes par exemple, les personnages semblent souvent sans âge, etc.
  8. C’est aussi là qu’apparaît le plus clairement la division en quatre cases. Voir par exemple, pp. 99 à 109, la plaidoirie de l’avocat de Charlie.
  9. Son père ayant été avocat, il a intégré cet aspect depuis longtemps.
  10. La plaidoirie de Malka et son échec à la retranscrire, est aussi à interpréter à cette lumière.
  11. Formelles, de réalisation, d’espace, de temps, etc.
Site officiel de Joann Sfar
Site officiel de Delcourt (Shampooing)
Chroniqué par en mai 2007