Les Soldats d’Honneur

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C’est six albums avant que Pipistrelle ne rencontre le Roi Poussière. Si celui-ci n’a que deux planches de présence il n’en cèle pas moins le destin de ces «soldats d’honneur» en les mettant directement et indirectement en échec.
Görk et Krag, deux dragons sans grade de la géhenne, sont frères. La raclée qu’inflige le vieux Marvin au second, le fait condamner pour faute par ses chefs. Son châtiment : avoir les ailes arrachées et mourir lentement sur la face éclairée et désertique d’une Terra Amata ne tournant plus sur elle-même. Une condamnation qui a pour perversité supplémentaire de devoir être accomplie par son frère.

Celui-ci, le cuir et son peu de matière grise (cerveau reptilien) tannés par la violence instituée de son enfance à sa profession, ne voit là aucune injustice, mais bien au contraire un honneur pour sa fratrie. Celle-ci, au même passif mais dans la position du condamné, voit autrement et moins positivement cette gloire familiale préservée par sa mort. S’en suivra une rhétorique du geste (rixes), d’un voyage argumenté de haltes mémorables et mnémoniques vers ce désert lumineux que seules les fins de vies qu’accompagnent des paupières closes et la faim d’oiseaux sombres dédiés aux charognes peuvent assombrir un instant.
«Pourtant elle ne tourne pas» aurait pu dire l’autre, celui d’ici et d’hier, mais ce serait oublier que la vie, ici comme là-bas, n’a besoin que d’un début et d’une fin, d’un peu d’espace et de temps, pour avoir cette folie, cette ivresse, ce bonheur/douleur d’un tour sur soi et d’un cycle parmi d’autres.
Venant de cet éternel crépuscule, des franges nocturnes de cette étroite ceinture équatoriale[1] où règne encore un climat tempéré, les deux soldats vont marcher en décadence dans des décors allant des bas-fonds trop évidement piranésiens de la forteresse noire, à ceux plus nuancés des ruines bordant le désert. Celles-ci sont traces d’empires, de ceux idéalisés des souvenirs et de l’enfance, à ceux plus prosaïques des arcanes et prétentions politiques. Elles empruntent leurs styles à cette Italie qui attirait les artistes romantiques et préromantiques à y faire leur tour.
Antiquités dans ce nouveau moyen-âge de «fantasy», les deux frères à sang froid y font leur renaissance, contemplatifs de tableaux aux lumières malheureusement trop ou pas assez intenses pour les atteindre dans les niveaux sous-corticaux de leurs cerveaux basals.

Le livre appartient à la collection Humour de rire, et s’il y en a encore un peu, c’est d’abord de coups et de larmes qu’il s’agit, qui, même pour nos deux reptiles volateurs, ne sont pas celles de nos crocodiles au aguets dans des fleuves d’eau.
Le trait de Bézian est parfait. Carnivore et incisif, griffant et mordant froidement la peau blanche du papier pour en faire sortir et coaguler le sang noir, fluide vital à dessins. Délicatement, Walter en appose par l’ecchymose de ces couleurs la description des climats de Terra Amata et ceux émotionnels des crouillants à sa surface.
Des structures du récit certains y verront volontiers le désoeuvrement de l’un des scénaristes. Le gaufrier de six cases et l’usage systématique des narratifs évoquant évidement le style Sfar actuel. Mais là ou Sfar aurait tendance à dire «il» pour dire «je» c’est bien ici le personnage Görk qui dit «je». Et le désoeuvrement de celui-ci est peut-être la marque de celui que l’on semble moins voir derrière son ou ses pseudos.
Mais au final, le plus important dans tout cela ami lecteur, lectrice mon amour, est de savoir que l’honneur de ces deux soldats fait celui de leurs trois auteurs.

Notes

  1. Equatoriale par convention ici et pour cette chronique.
Site officiel de Frédéric Bézian
Site officiel de Joann Sfar
Site officiel de Lewis Trondheim
Site officiel de Delcourt (Humour de Rire)
Chroniqué par en janvier 2006