Lewis Trondheim

par

Entretien Minimaliste.

Artiste quelque peu contradictoire, Lewis Trondheim aime bien surprendre, et aller là où on ne l’attend pas, et surtout là où il ne s’attend pas lui-même. S’il a beaucoup œuvré dans le minimalisme à ses débuts, et il y est revenu ponctuellement tout au long de sa carrière…
Mais Lewis Trondheim reste difficile à cerner, surtout quand il dit dessiner minimaliste par flemme, par facilité technique, alors que son album Bleu connote une démarche artistique véritablement minimaliste et conceptuelle, que l’on ne peut pas juger sur des critères de (non)labeur ou de (non)virtuosité… Alors, le minimalisme pour Trondheim, nécessité symptomatique de la flemme, ou véritable amour artistique ?

Loïc Massaïa : Le courant minimaliste, à la base, était un mouvement artistique des années 50. Il y avait la volonté d’aller à l’extrème opposition de la production «classique», en réaction au cloisonnement qui pouvait découler d’avoir une seule et unique approche (celle de la représentation figurative). Quand vous avez fondé l’Association, il y avait cette même démarche de s’opposer aux standards graphiques, narratifs, de format, etc… Je vois ton approche minimaliste de tes débuts dans cette optique. Pourtant, la bande dessinée à évolué, il existe aujourd’hui un nombre incalculable de style et de format. Quel est alors l’intérêt de continuer à faire du minimalisme aujourd’hui ?

Lewis Trondheim : Je ne sais pas. En tout cas, je ne pourrais pas faire «que» du minimalisme non plus. L’intérêt est d’avoir une palette de styles de façon à multiplier les formes de narration et ne pas se retrouver cloisonné à faire toujours le même truc.

LM : Mais, pour reprendre un bon cliché qui a la vie dure, le minimalisme ne serait-ce pas un moyen de faire de la bande dessinée pour ceux qui ne savent pas dessiner ? D’ailleurs si tu avais été un dessinateur virtuose (comme Cyril Pédrosa, par exemple, que tu as publié dans ta collection Shampooing) à tes débuts, penses-tu que tu te serais intéressé au minimalisme ?

LT : Evidemment que le minimalisme est la chance des dessinateurs médiocres. Pour épater les filles et les post-ados, plein de dessinateurs vont coller des petits traits partout, mettre des effets couleurs incroyables etc… Alors, nous autres, les dessinateurs un peu médiocres, il nous reste le minimalisme, trouver un concept simple et l’exploiter. Et être performant dans la narration.

LM : Parlons maintenant plus directement de ton œuvre… Tes premiers albums (Monolinguistes, Psychanalyse, Le dormeur…) répondent à certains critères minimalistes (simplifications des codes, et itérations iconiques le plus souvent), mais cela apparaît plus comme étant à la fois un moyen de contourner les défauts techniques d’un dessin pas encore très au point, et à la fois comme une contrainte auto-imposée qui, prise comme un défi, stimule l’inventivité. A cette époque le minimalisme semblait donc être pour toi plus un outil qu’un but. Un aboutissement total dans le minimalisme ne t’intéressait pas ?

LT : A l’époque, c’était le seul moyen à peu près efficace que j’avais trouvé pour raconter des histoires sans avoir trop honte de mon dessin. Quand j’ai fait Psychanalyse et Monolinguistes, tout le monde me complimentait et pensait que j’allais continuer dans cette voie. Et en bon emmerdeur, j’ai décidé de perfectionner plutôt mon dessin en faisant d’autres choses.

LM : A l’inverse, tes dernières productions minimalistes (Bleu et La Nouvelle Pornographie, chez l’Association) ne semblent pouvoir exister qu’au travers du langage minimaliste. Elles sont plus conceptuelles, plus hermétiques peut-être, et apparaissent moins comme un exercice de style. Qu’est-ce qui a bien pu évoluer entre temps dans ton approche ?

LT : Ce qui est sûr, c’est que je ne serais pas parvenu à ce résultat en restant à faire du Psychanalyse toute ma vie précédemment. Mais je pense que je suis un peu trop joueur et que j’aime trop les défis. Alors quand, chez Bile Noire, ils m’ont contacté pour une page de bande dessinée minimaliste, muette et abstraite, ça a déclenché plein d’idées. Je leur ai fait une page, et de mon côté, j’ai dessiné deux albums. Mais encore une fois, je ne ferais pas ça toute ma vie.

LM : Entre ces deux périodes tu as notamment fait Mister O (et Mister I). Encore une bande dessinée à contrainte. Mais est-elle vraiment minimaliste ? N’aurait-elle pas pu aussi bien marcher avec un personnage moins simpliste graphiquement (Lapinot par exemple…) ? Le minimalisme s’est-il imposé ici comme nécessaire ou alors était-ce plutôt un prétexte, une facilité ?

LT : A partir du moment où j’avais 60 cases par pages, il fallait bien trouver un système minimal pour dessiner. Et je ne me voyais pas étendre chaque histoire d’une à six pages pour faire un dessin «à la Lapinot». Il fallait que tout soit condensé en une page. J’aime bien cette densité. Mais est-ce encore minimaliste ? Sans doute que oui. Mais Pucca et Hello Kitty sont aussi minimalistes. Ce qui me fait plaisir, c’est que Mister O est étonnamment ma bande dessinée la plus «traduite». Il y a même une version japonaise.

LM : L’intérêt que tu portes au minimalisme et ta pratique dans ce domaine ont pu influencer, nourrir, ton travail plus «traditionnel», ou y a-t-il une réelle dichotomie entre ces différents travaux ?

LT : Je suppose qu’il y a toujours une perméabilité, mais elle est inconsciente. Je suis vraiment un dessinateur instinctif, pas un intellectuel. Je vais là où ça m’amuse, là où je ne suis pas encore allé.

LM : Tout comme Veuve Poignet et Frotte-Motte de Greg Shaw, La Nouvelle Pornographie parle de sexe… En quoi est-ce si intéressant de parler de sexe dans une bande dessinée minimaliste ?

LT : Ne pas tomber dans le réalisme, l’exhibitionnisme, le graveleux, le vulgaire. Ce qui n’empêche pas les histoires d’être bien grasses. Pour La Nouvelle Pornographie, tout c’est enchaîné très vite à partir du moment où j’ai trouvé le concept de base. Après, j’ai décliné.

LM : Bleu (appelé ainsi par défaut, il n’a en fait aucun titre) a été un ouvrage qui a connu un accueil très mitigé à sa sortie. Les uns trouvant son intérêt particulièrement limité pour le prix (la plupart n’en saisissant même pas le sens), les autres criant au génie, enfin une bande dessinée conceptuelle digne de l’art contemporain ! Pourquoi Bleu te semblait-il nécessaire ? Etait-ce pour toi l’exploration d’une nouvelle voie ou une continuité logique ?

LT : Nécessaire, je ne sais pas. En tout cas, ça me semblait intéressant d’avoir cette démarche au moins une fois en bande dessinée. Et surtout d’avoir une vraie histoire, pas faire simplement quelque chose d’esthétisant.

LM : Considères-tu Bleu comme une bande dessinée abstraite (qui n’est pas dans la représentation figurative), ou une bande dessinée minimaliste ? Quelles différences fais-tu entre les deux ?

LT : L’intérêt était qu’elle soit abstraite. Mais ça entraînait forcément qu’elle soit minimale, parce que je suis paresseux. Je ne pense pas que j’aurais passé des heures sur des grandes pages abstraites pleines de hachures.

LM : Tu aimes bien te donner des défis à relever. Quel pourrait être ton défi le plus fou (en bande dessinée) ?

LT : C’est celui que je relève depuis un moment, c’est à dire : le défi de me trouver toujours un nouveau défi.

LM : Y a-t-il des auteurs minimalistes dont tu regardes les travaux ? Penses-tu avoir influencé certains auteurs dans ce domaine ? Et toi-même as-tu été influencé ?

LT : J’aime bien quand il y a une histoire. A partir de là, j’accepte n’importe quelle sorte de dessin. Quant à mes influences minimalistes… hummm… La Linea et le Smiley ? D’ailleurs, savez-vous que je suis mandaté par le fils de l’inventeur du Smiley pour être un des ambassadeurs de Smiley en France (deux des autres personnes sont Brigitte Bardot et le prince Albert de Monaco).

LM : Et bien merci beaucoup Lewis d’avoir répondu à ces questions, j’espère qu’elles donneront envie à ceux qui ne connaissent guère cette part de ton œuvre à se pencher dessus avec plus d’intérêt !

LT : Oui, merci. Et qu’ils aillent plutôt en bibliothèque. Pas la peine de dépenser des sous. Gardez-les pour acheter du bon chocolat.

Site officiel de Lewis Trondheim
Entretien par en octobre 2009