Capharnaüm

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Capharnaüm est le nom d’une ville, mais ce titre désignerait moins l’urbanité chaotique de St Stephenbourg, qu’une méthode d’auteur au nom de cité norvégienne, produisant des lieux gigognes, des récits dans des situations, elles-mêmes dans un récit élaboré dans des carnets à une époque donnée. Au cœur de ce bric-à-brac, serait un coffre à jouets ressemblant à un coffre au trésor, où l’on trouve pêle-mêle des objets supports d’imaginaires, et des images mélangées qu’il s’agira d’utiliser ou d’ordonner possiblement sur 5000 pages.

Moyen ou étape, l’image pleine page de ce capharnaüm suggère celle d’une planche de bande dessinée en désordre, de cases désordonnées et d’objets qui en seraient sortis ou été éjectés[1]. Pour l’auteur, tout cela procéderait un peu comme l’album Les chroniques de Harris Burdick de Chris Van Allsburg, jouant d’ancrages mentaux ici ébauchés pour initier une ou des histoires[2].

Tout commencera par être collecté, par rassembler ces images/histoires, puis les classer pour se demander à qui elles appartiennent, pourquoi, comment, etc. La référence à l’enfance par les jouets du coffre devient à la fois un clin d’œil sur l’association qui perdure de la bande dessinée comme divertissement puéril, mais aussi une méthode elle aussi élémentaire du «on dirait que» où les conditions sont fixées pour initier le jeu, faire récit[3]. Ajoutons aussi l’idée enfantine de défit permanent pour se construire, qui chez les adultes se poursuit dans l’idée de performance, et chez Lewis Trondheim consiste en un compromis déterminant limites ou horizons chiffrés[4].

Capharnaüm n’est pas une simple mise en abîme d’une bande dessinée dans une bande dessinée. C’est avant tout le récit d’une méthode, une mise en situation d’une recherche et d’une élaboration. Le plus important n’est pas l’histoire mais les carnets, les 5000 pages possibles et la période de juillet 2003 à janvier 2005[5]. L’auteur via son personnage cherche, dans la ville, dans sa chambre, dans les petits riens ou dans des répliques jouant des mots. Martin Mollin est comme un avatar dans un jeu vidéo où le décor se fait en temps réel, cherchant à comprendre des règles qu’il découvre et réalise, des énigmes qu’il se pose, s’enchaînent et s’incarnent au fil des images.

Le dessin, la taille des cases suggèrent eux aussi la recherche en cours. L’auteur multiplie de façon inhabituelle chez lui, les détails qui seraient comme des moyens plus ou moins conscients de retarder ce qui suit, d’y réfléchir encore un peu, en arrière-plan dans un coin de tête, pendant que le stylo fignole. Le livre apparaît comme une vraie leçon. Un remise en cause affichée sur le fait qu’une bande dessinée serait «une histoire, d’abord une histoire et rien qu’une histoire»[6] mais bien plutôt des situations qui s’enchaîneraient dans un questionnement qui ne peut que forcément ne jamais prendre  fin[7].

St Stephenbourg, ville virtuelle contenue dans les pages de ce livre serait donc moins un capharnaüm par improvisation et un récit la mettant en désordre (la ruinant), que par une réflexion entre compassion et consolation[8] d’où a surgi une forme d’équilibre pour son auteur, allant ensuite jusqu’à le remettre à l’œuvre.

Notes

  1. un tank, un pistolet, une voitures, des billes, etc.
  2. Notons pour être exact que les images de Van Allsburg sont des illustrations, et celles de Trondheim des couvertures d’un magazine dédié à un personnage.
  3. Les pages 21 à 23 par exemple, en seraient une démonstration.
  4. Faire des récits avec une seule image, avec 4, faire un album de 500 pages, de 5000, faire des séries de 5 albums, de 300, faire une planche de blog ou un strip par jour, etc
  5. Post 11 septembre, comme le montre l’idée du nuage de poussière après l’effondrement d’un immeuble, et dont la création s’arrête le mois où Désœuvré est publié.
  6. Le sous-titre, «Récit inachevé» trahit ou «spoile» l’histoire, puisque l’on sait immédiatement la fin du récit en sachant qu’il n’en aura pas.
  7. Le jeu enfantin du «et pourquoi ?, et pourquoi ?»
  8. Etymologie du mot Capharnaüm.
Site officiel de Lewis Trondheim
Site officiel de L'Association
Chroniqué par en février 2015