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La Nouvelle Pornographie

de

Modern SexIl y a quelques années, Ibn al Rabin avait lancé un projet de bande dessinée abstraite dont les règles étaient simples : ni figures, ni mots. Assez vite les propositions avaient afflué, anonymes ou célèbres, inventives, inattendues. Mais le grand volume récapitulatif dont rêvait Ibn al Rabin n’a finalement pas vu le jour (il était prévu chez Bülb Comix) ; les contributions ont paru dans les numéros 13, 14 et 15 de Bile Noire, le collectif édité par Atrabile. Dans la première livraison de ces planches abstraites, au milieu de Baladi, Delisle, Vandermeulen et Ibn al Rabin, on trouve Lewis Trondheim, qui joue en une planche avec des figures géométriques et des formes vagues.
Il faut croire que ce coup d’essai, publié en 2003 mais esquissé l’année précédente, a donné des idées à Trondheim : quatre ans après le lancement du projet d’Ibn al Rabin, il publie dans la collection «Patte de Mouche» La Nouvelle Pornographie, qui constitue de toute évidence un prolongement, en même temps qu’un détournement, du principe formulé par Ibn al Rabin.

Un prolongement, parce que La Nouvelle pornographie, tout au long de ses treize figures, ne joue qu’avec des figures géométriques en noir et blanc, muettes, minimalistes, au découpage rigide : six strips de cinq cases carrées (fig. I à V), trois strips de trois cases rectangulaires verticales (fig. VI à XI & XIII), et une planche «mixte» (fig. XII : quatre strips de cinq cases carrées plus un strip de cinq cases rectangulaires verticales). Le contrat formel de l’abstraction est si bien respecté qu’après avoir montré le livre à une dizaine de proches, je dois constater que la moitié environ ne décodent pas le jeu de Trondheim, et ne comprennent pas le «truc».

Car il y a un «truc» — et c’est précisément pour cette raison que le principe de la bande dessinée abstraite est ici également détourné. Là où la bande dessinée abstraite cherche à dépouiller les planches de toute figuration et de tout discours, afin de laisser fonctionner une intrigue purement formelle, une narration sans images ni représentations sémantiquement assignables, Trondheim ramène en réalité ce principe à un système strictement représentatif, dans lequel les formes géométriques sont simplement le résultat d’une schématisation extrême du dessin.
Mais, avec un peu d’attention et un peu d’imagination, il est possible d’éduquer son regard pour deviner sous les formes apparemment vides leur contenu évidemment salace : le prétexte de l’abstraction n’est que le déguisement habile de la pornographie, et l’auteur joue avec une jubilation de sale môme du contraste entre le formalisme apparent et la grivoiserie bien réelle du propos. Car le contenu, une fois le code décrypté, est abominablement conforme au titre : c’est de la pornographie féroce et gauloise, des trous, des bites, des bouches, des pénétrations stylisées et des giclées schématiques.

Alors ? Alors on rigole, bien sûr, parce que cet humour de cour de récré, cette satire du formalisme servant à masquer-dévoiler le cul sans apprêts et sans tabou, fait fonctionner le mécanisme universel du rire (le dessin se donne pour une chose tout en en révélant une autre). On peut aussi savourer le propos implicite : quelles que soient les affèteries formelles sous lesquelles on cherche à la dissimuler, quelles que soient les cautions stylistiques qu’on allègue, la pornographie reste toujours joyeusement cradingue, lourde, ricanante et fière de l’être.
Pour l’anecdote, La Nouvelle Pornographie est également le titre d’un roman chichiteux publié par Marie Nimier chez Gallimard l’année même où Trondheim dessinait sa planche abstraite pour Ibn al Rabin, en 2002 ; Marie Nimier s’inscrivait dans l’héritage intello de Catherine Millet et de Catherine Bréhat, habillant la pornographie de justifications formelles plus ou moins convaincantes, comme si le cul pouvait être sauvé par les apparences du travail littéraire — comme s’il en avait besoin ! A sa façon, le petit livre en forme de trou de serrure que publie Tronhdeim renvoie à leurs chères études toutes ces minauderies peu convaincantes, et remet au centre de l’image ce qui, en bonne pornographie, ne la quitte jamais : des trous, des bites, des poils.

Seul bémol : comme tous les livres à clefs, La Nouvelle Pornographie se relit mal. Une fois décodée, la chose perd de son intérêt — si ce n’est celui qu’on trouve, fier de la supériorité de celui qui a déjà compris, à le montrer à un innocent cobaye pour chronométrer le temps qu’il met à saisir, sous la géométrie des figures, l’imbrication des sexes.

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Chroniqué par en avril 2006