Le courant d’art

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Si l’on parle souvent de la dématérialisation de la bande dessinée on oublie sa tendance exactement inverse, celle de sa « re-matérialisation ».
C’est certes moins visible, et ce n’est pas forcément spécifique à la neuvième chose. L’édition dans son entier semble répondre plus ou moins consciemment à « la migration vers le numérique » par l’attention à l’objet livre, développant de plus en plus une bibliophilie à haute conception technique en réponse aux hautes technologies. La multiplication ces quinze dernières années, par exemple, des livres dits « à système » ou « pop-up », en serait un bon symptôme.

Cette tendance ne serait pas non plus une simple réaction. Elle naîtrait aussi d’usages liés au numérique, allant des spécificités de la navigation dans une page web par exemple, aux possibilités renouvelées de la P.A.O. par l’apparition de nouvelles machines d’impression ou de découpe laser. Une évolution entre une sorte d’acculturation au livre de particularités liées à l’univers de l’informatique et/ou du vidéo-ludique, et des possibilités techniques sinon inédites, pour le moins aux coûts désormais abordables.
Le livre accordéon ou « leporello » n’est donc pas un objet nouveau. Mais dans le contexte actuel et l’habitude prise par tous de pouvoir dérouler une page web verticalement ou horizontalement[1], il prend un autre sens, permet de penser à d’autres possibilités.

Curieusement, l’idée d’une influence sous-jacente est celle qui irrigue ce livre de Frédéric Bézian. Elle est évidement d’une autre nature, évoquant l’occulté en frisant l’occultisme, thème cher à l’auteur. Celui-ci perçoit la structure générale de son ouvrage comme deux pans de réalités contre-collées mais temporellement distantes, avers et revers d’une même pièce, où le dépliement parcellaire offre littéralement un pli du temps à la lecture. Complètement déployé, Le courant d’art est une chronologie, dont une face évoque les avant-gardes artistiques de la première moitié du XXe siècle (De Stijl, Bauhaus, l’abstraction, Mondrian, Gropius, etc.), l’autre la vie d’un mathématicien excentrique du XIXe siècle, Oliver Byrne, dont les méthodes de démonstration utilisaient des formes géométriques colorées faisant penser aujourd’hui à Mondrian et ses contemporains.

De même que la structure en leporello permet de pousser plus loin certaines techniques liées à la bande dessinée, le scénario semble utiliser l’aspect matériel de l’ouvrage proprement dualiste (deux faces), littéralement manichéen donc, pour s’amuser des travers de nombres d’albums contemporains aux thématiques dites historiques, qui ne peuvent se passer d’un complot et d’éléments fantastiques pour faire leurs petits récits. Dans le contexte des avant-gardes artistiques et des écoles, Bézian surajoute une interrogation sur la place et la perception en tant qu’art de la bande dessinée, des causes (cachées) de l’occultation de ses œuvres et de ses créateurs. Ultime clin d’œil, le fait que les livres en accordéon aient été surtout utilisés pour réaliser des livres jeunesse, renverrait au statut immature et infantile qui colle encore aujourd’hui à la neuvième chose.

Remarquons enfin que le fait que ce type d’album puisse se déployer, suggère des circulations plus vastes en même temps qu’il réduit la « tabularité ». Paradoxalement, il peut offrir une vision panoramique dans toute sa longueur, mais restreint les planches et leur aspect panoptique à un pli, élément en œillère pourrait-on dire, équivalent de deux pages d’un livre relié. Toutes ces particularités formelles fonctionnent pour l’auteur comme une contrainte oubapienne d’une grande richesse symbolique, dont il s’amuse à montrer la fécondité en accentuant la particularité matérielle irréductible qui la sous-tend[2].

Notes

  1. Les concepteurs de pages web parlent d’ailleurs de pli à dérouler ou scroller. Certains semblent même mesurer la longueur de leurs pages en « nombre de plis ».
  2. On notera malheureusement que le façonnage du livre laisse plus qu’à désirer. Il sera difficile d’en trouver un exemplaire dont certaines pages ne soient pas collées jusqu’à provoquer des déchirures quand on essaie de les séparer. Une réalisation très médiocre, faite à l’autre bout du monde, qui fait douter aussi de cette couleur orangée qui n’a rien d’un jaune primaire, du moins au sens où l’entendait Mondrian.
Site officiel de Frédéric Bézian
Site officiel de Soleil (Noctambule)
Chroniqué par en décembre 2015