Tokyo

de

Tokyo, le dernier Sfar est un objet étrange. Passons sur l’univers délirant (qui me laisse l’impression d’un trip à la Tarentino remixant ses influences, louchant ici sur la Pravda de Peellaert, là vers le nonsense d’un Pierre La Police, là encore en direction d’un Toxic Avenger), sur la narration foutraque où l’enthousiasme prime sur la cohérence, ou encore sur l’intégration pas très heureuse de photos (qui rajoute à l’aspect de série Z de l’ensemble, avec mention particulière pour les dernières pages que l’on croirait tirées d’un magazine de charme du siècle dernier). Passons sur tous ces points qu’une partie de la critique internaute a déjà relevés et exposés. Ce qui m’interpelle dans Tokyo se trouve ailleurs.

Il y a pour commencer cette première double-page où Joann Sfar prend la parole et vient expliquer que ce livre ne se veut pas un commentaire sur les événements de Fukushima en mars 2011, mais que cependant il en porte immanquablement un écho personnel, du fait que ses amis Walter (coloriste du livre) et Yuka, sa compagne, vivent à Tôkyô depuis plusieurs années. Ce qui surprend, c’est la position de cette double-page dans le livre : insert a posteriori dans un début de récit déjà dessiné, elle vient créer une césure (sans réelle nécessité apparente) entre la première page et les suivantes. Texte de l’auteur à destination du lecteur, elle n’est ni préface, ni postface, mais intégrée au récit, comme pour s’assurer qu’elle ne sera pas contournée.
Quelques pages plus loin, voici que l’on découvre Joanna, dessinatrice de bande dessinée et double transparent de l’auteur (on notera au passage le choix d’en faire un personnage qui aime les femmes et a le cœur, littéralement, à fleur de peau), qui fait sa seule apparition du livre, mais donne à nouveau l’occasion d’un discours où Joann Sfar se lance, à mots couverts, dans un plaidoyer pro domo appuyé. Si la double-page d’ouverture s’attachait à livrer les clés selon lesquelles le récit se devait d’être lu, voici que l’auteur revient à la charge en nous expliquant comment le dessin se doit d’être apprécié.

«J’avais inventé ce nouvel univers pour puiser dans la violence régressive et décomplexée des comix amerloques et des peurs japonaises. […]
ça disait une fascination enfantine pour le Japon, la couleur et l’action. […]
Pour une fois que je voulais faire un comic book totalement écervelé et détaché du réel, il y a l’atome près du vrai Tokyo. […]
Je continue quand même mon ouvrage écervelé. C’est tout ce que je sais faire.
Et ça ne rime à rien.» (pp.4-5)

«Plein de gens copient Joanna. Plein de gens déstestent Joanna. Il y en a même qui réussissent à la copier et à la détester en même temps. Joanna dessine des bananes qui tripotent Tokyo et elle ne s’angoisse plus.
Joanna est en retard pour livrer ses desssins. Elle sait qu’elle ne peut pas accélérer son rythme de dessin. La plume « G » ou le feutre tubulaire doivent glisser sur le papier avec un bruit caractéristique. Si elle dessinait trop vite, le bruit changerait. Quand le bruit change, ça veut dire « dessin pourri ».
Un bon dessin, ça se voit à l’oreille.
Comme elle ne peut pas dessiner plus vite et qu’elle veut honorer ses délais, Joanna n’a qu’une solution : dessiner tout le temps.» (p.37)[1]

Pour qui est familier de l’œuvre sfarienne, il n’y a rien de très nouveau ici. Comme l’observent très justement Laurent Dubreuil et Renaud Pasquier dans un texte publié dans la revue Labyrinthe : «C’est que, plus essentiellement, Joann Sfar nie tout intercesseur entre Auteur et Lecteur, deux instances qui d’ailleurs se nourrissent l’une de l’autre, toujours en symbiose, en une dynamique de perpétuel échange des places qui n’admet aucun intrus. Oui, un discours sur l’œuvre, distinct de celle-ci, est possible, mais alors seul l’auteur est à même de le tenir.»[2]
Dans l’entretien «officiel» réalisé pour la promotion du livre, Joann Sfar n’hésite pas à réaffirmer cette position : «Peut-être aussi ça a quelque chose d’un manifeste. Très souvent, on a le sentiment d’être mal compris, et je peux entendre beaucoup de gens qui parfois sont soit-disant l’avocat de mon travail, ou l’avocat du travail de mes copains, et qui tiennent un discours très prétentieux, qui regardent tout le monde de haut, et dans lequel je ne me reconnais pas. C’est-à-dire, moi je peux être orgueilleux, je peux être comme Tartarin de Tarascon ou ce qu’on voudra, mais il y a une joie dans les bandes dessinées que je ne voudrais pas perdre. Et il y a toute une exégèse autour du travail de bande dessinée qui peut assassiner cette joie.»
C’est sans doute pour contrebalancer «toute cette exégèse» que Joann Sfar ne cesse d’expliquer, de s’expliquer — en neuf livraisons de Carnets[3], plus un blog aux contributions irrégulières mais toujours fleuve, sans compter les nombreuses postfaces ou making-of figurant tout au long d’une bibliographie qui compte aujourd’hui près de 150 livres[4].

Avec Tokyo, c’est au cœur même du livre que Joann Sfar vient reprendre contrôle du discours qui pourrait l’entourer, du regard que l’on pourrait y porter. Des intentions exposées en toutes lettres aux enjeux d’un récit qui «ne rime à rien», en passant par l’appréciation d’un dessin qui n’appartient qu’à celui qui le produit — le voici qui revendique pour le seul auteur la joie des bandes dessinées, et vise à réduire tous les autres (au mieux) au rôle de spectateurs respectueux et muets. A force de vouloir chasser toute lecture qui ne serait pas la sienne, Joann Sfar finit par écarter le lecteur, devenu trouble-fête de ce plaisir essentiellement solitaire.

Notes

  1. A rapprocher de cette note de blog (datée du 8 février 2012) :
    Un type très informé a écrit dans un autre journal que j’étais « désormais tourné vers le cinéma », genre Sfar y fait plus de bédés. Ça m’a inquiété vachement ! Moi qui n’arrive pas à sortir de chez moi tant que j’ai pas dessiné ma page du matin. Moi qui ne trouve pas le sommeil tant que j’ai pas dessiné ma page du soir. Zut ! Si je suis « tourné vers le cinéma », comment je vais faire ? Bon, en même temps, si c’est marqué dans le journal, c’est forcément vrai.
    Cependant, quelques mois plus tard (le 29 juin dernier), les choses étaient moins claires sur cette page tirée du «Journal de Merde» (sic) prépublié sur le site Télérama durant l’été :
    Au sujet des bandes dessinées en retard.
    Avec Clément qui attend du texte, Walter qui attend des couleurs, Gallimard et Dargaud qui me donnent envie de changer de numéro de téléphone tellement j’assume pas mes explosions de délais, je pourrais même dire
    Je ne suis plus auteur de bandes dessinées.
    Si c’est marqué dans le journal…
  2. Laurent Dubreuil et Renaud Pasquier, «Du voyou au critique : parler de la Bande dessinée», Labyrinthe n°25|2006(3) : La Bande dessinée : ce qu’elle dit, ce qu’elle montre.
  3. Auxquels il faut donc rajouter le prochain Journal de Merde, prépublié durant l’été sur Télérama.fr.
  4. Soit un nouvel ouvrage toutes les six semaines en moyenne depuis ses débuts en 1994.
Site officiel de Joann Sfar
Site officiel de Dargaud
Chroniqué par en septembre 2012