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Le Chat du Rabbin (t1-3)

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Le chat ne parle plus, mais façonné par le don momentané de la parole, il est dorénavant d’une autre proximité à cette humanité singes de singes soi-disant deux fois plus sages [1] . Redevenu témoin à lui-même, il s’entend parler comme le plongeur s’entend respirer, mais n’est plus entendu par les hommes autrement que par l’onomatopée qui lui est attribué : « Miaou ! ».
Heureusement le monologue intérieur sur du papier c’est de la littérature, plus spécifiquement dans des bulles et dans des narratifs c’est de la bande dessinée.

Tout regard, nous écoutons donc ce chat.
C’est en tuant un agaçant perroquet qu’il hérite de la loquacité [2] . Il en prend le souffle pour mieux en faire des bulles, prenant soudainement sa respiration dans les sonorités des mots prononcés, et son inspiration dans leurs ponctuations.
Si au répétiteur à la cervelle d’oiseau il emprunte le « don des langues », il y influe en revanche ce rôle étrange et universel donné à la félinité domestique, d’accompagner hommes et femmes de lettres dans leurs discours silencieux.
Beaux, sensuels, élégants, les chats apportent à la fois cette idéalité ressentie par le langage et cette heureuse nature animale d’outre nature humaine. A la fois possible et paradis perdus pour d’humaines personnes humaines, (re)construisant le monde et elles-mêmes par les mots.

C’est bien connu, à tous ces meilleurs amis de l’homme et de la femme, à toutes ces animalités domestiquées, « ils ne leur manquent que la parole ».
Que l’un d’entre eux en ait l’usage et voilà qu’il la perd en prononçant le nom de Dieu, celui du Livre et du Verbe fondateur. Car ce chat est celui d’un Rabbin, homme d’une religion où il faut enterrer les livres quand ils ne peuvent plus véhiculer la parole, donnant leur dernier souffle où commence leur illisibilité. A côtoyer le verbe, il a voulu en jouer (c’est humain) et il se retrouve avec ce qu’il est dans la gorge, à n’en plus pouvoir prononcer.

Quand le chat parle, il est montré, il dialogue. Quand il se tait — ou ne peut plus parler — il accompagne, devient une sorte de « décrivain » voyageur en temps réel d’une quotidienneté riche, pittoresque et colorée de la vie méditerranéenne, d’une Algérie de l’entre-deux-guerres semblant idéale [3] .

Certains évoquent l’hypocrisie des chats à l’égard de leurs possesseurs. Mais celui-ci aime ses maîtres. C’est pour le Rabbin qu’il perd la parole en prononçant l’imprononçable, et c’est pour sa jeune et belle maîtresse Zablya, qu’il tue le perroquet, commettant ainsi le pardonnable. Il est vrai que dans les deux cas il ne force pas trop sa nature féline… Mais l’essentiel reste dans l’intention.
De toute façon, quand on peut parler et que l’on est sensé être dans la mutité, il est conseiller de garder le silence pour ne pas, par exemple, finir animal de cirque ou de music hall. Et puis, quand nous sommes chat, ce don, quoique nous fassions, ne fait que redoubler notre ambivalence légendaire et donc notre nature. Parole et mutisme à volonté, sont une sorte de pouvoir d’invisibilité, un anneau de Gygès du langage dans les domaines de la vérité et du mensonge. C’est décidément trop tentant… Comment pourrait-on échapper à son image dans de telles conditions ?

Dans ses dernières pérégrinations, le chat perd sa maîtresse et ses caresses, qui se marie en les consacrant à un autre, indéniablement homme.
Une autonomie de la jeune femme qui se concrétise par une planche (la 121e des trois volumes) où le chat n’est plus, pour la première fois, le fils narratif, que ce soit par sa présence ou ses commentaires [4] .
Une rupture et un choc certes, mais qui ne lui fait pas pour autant récupérer la parole. Il a beau miauler, ronronner à outrance et bouffer du mainate, ça ne change rien. Le son reste onomatopéique et conventionnel.

Mais ne croyez pas non plus qu’il ne fait que miauler. Les narratifs recueillent son abondante parole intérieure [5] , et par son statut d’animal, il parle l’animal, un langage universel (retranscrit à nos yeux par la magie des bulles) en dessous des sons que les hommes perçoivent et en dehors des mots qu’ils leurs attribuent : miaulement, aboiement, rugissement, braiment, etc. Chats, chiens, lions, ânes, discutent alors. De dialogues rappelant ceux entendus dans les cours de récrés, à ceux beaucoup plus philosophiques, voire théologiques, hantant plutôt les lieux lettrés.

La différence entre cet animal de chat et les hommes, est que celui-ci ne s’est jamais cru homme par le langage, tandis que ceux-là oublient (par leurs langages) leur nature animale [6] .
Le chat témoigne, les voie vivre, curieux de leurs oublis, amusé de leurs souvenirs. Il les sait vivant, plus qu’ils ne le savent et prétendent le savoir. Et il nous l’apprend, pour nous, logo-centrés, qui tendancieusement oublions. C’est donc la vie qui triomphe dans une histoire en langues vivantes, finement tissée, montrant la religion la plus liée au langage, puisant discrètement dans des éléments autobiographiques et utilisant un dessin qui est véritablement écriture, privilégiant avec une grande multiplicité stylistique et pour notre plus grand bonheur les chemins de l’expressivité plutôt que ceux (en impasse) de la représentation (tromper l’œil c’est mentir).

Notes

  1. Homo sapiens sapiens.
  2. Oiseau qui n’était, notons le, qu’un babillard n’imitant aucune parole humaine. Le chat est donc pardonné puisqu’il s’agit moins d’un crime que d’une nourriture qui, avalée, aura l’attrait supplémentaire d’être plus spirituelle que terrestre.
  3. Qui comme ailleurs ne l’est pas, évidemment, comme en témoigne l’allusion à une révolte arabe dans le premier volume, ou le refus d’un garçon de café français de servir le Rabbin dans le deuxième volume.
  4. Cette planche est une vraie rupture car elle n’est pas la conséquence en quelques cases d’une scène avec le chat (comme la fin de la 96e planche par exemple), mais surgit comme une rupture, s’insert comme une histoire parallèle.
  5. Dans le premier volume le chat parle quasiment exclusivement sous forme de narratifs. Il monopolise la parole a un tel point qu’il retranscrit les dialogues des personnages dans les narratifs, les introduisant par des formules telles que : « Il dit que… » « Mon maître dit… » etc. Un ton et un rythme qui évolue quand il perd la parole et que personnages secondaires et décors (voyage à Paris) affirment davantage leur présence et atmosphère.
  6. L’erreur du chat est, par contre, de croire que les hommes cessent d’imaginer qu’ils sont hommes en cédant à leurs pulsions animales, d’où cette belle scène à la toute fin du premier volume…
Site officiel de Joann Sfar
Site officiel de Dargaud (Poisson Pilote)
Chroniqué par en novembre 2003