Joann Sfar

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Après deux ans d’absence, Le Chat du Rabbin est enfin de retour pour un quatrième épisode. Devenue un succès international, la série de Joann Sfar est une des séries phare de la bande dessinée actuelle. En septembre dernier, j’ai donc voulu rencontrer son auteur, l’un des plus prolifiques du moment. Il nous parle ici du Chat et de sa vie en général. De toute façon impossible de l’arrêter, de disgression en disgression, Sfar vous emmènera où il veut en interview.

Attilax : Commençons par le commencement, comment est né Le Chat du Rabbin ?

Joann Sfar : J’ai eu ce chat… et ma femme qui est un peu avare de compliments elle est venu dans mon bureau un jour, et elle m’a dit : «il y a un truc que tu dessines à peu près correctement, c’est le chat, tu devrais faire une histoire autour.» J’avais donc le titre. La Fille du Professeur avait bien marché, et je me suis dit : «faudrait que je trouve un autre titre aussi simple que ça». «le Chat du Rabbin» c’est bien parce que ça rassemble les gens qui aiment les chats, les gens qui aiment les rabbins, et même les gens qui n’aiment pas les rabbins.
Après, tout naturellement, je voulais faire une histoire du shtetel, une histoire de l’Europe de l’Est, parce que ma famille maternelle vient d’Ukraine, et puis comme ils sont tous morts, je me sens un peu des responsabilités. Alors que du côté de la famille de mon papa, il s’agit d’un judaïsme très différent. Ce judaïsme séfarade du maghreb — on pourrait dire la même chose pour l’islam du maghreb — c’est une religion qui pendant longtemps s’est jouée dans des cafés, au soleil, et dans le dialogue avec l’autre, et avec une certaine tendresse. Moi, mon judaïsme, je l’ai appris chez mon grand-père qui était un juif anarchiste ukrainien d’un côté, mais de l’autre côté chez ces rabbins très respectueux de la loi qu’il y avait à Nice, qui étaient des expatriés d’Algérie. Et finalement, c’étaient pas des grands intellectuels, ils parlaient le Français très improprement, mais ils avaient une espèce de liturgie juive qu’ils enseignaient. Ils ne savaient peut-être même pas eux-mêmes qu’il y avait des passages d’Aristote et de Platon dans leur liturgie. Et je voulais un peu … oui, rendre hommage à ça. Donc voilà.
Après, c’est pas un secret, mais mes écrivains préférés, c’est Albert Cohen, Romain Gary, mais aussi Alexandre Dumas. Donc quand tu as un petit groupe de personnages, tu as envie de les retrouver, tu as envie de montrer … la tendresse que tu peux avoir pour eux. Il y a une anecdote qui est attachante au sujet d’Albert Cohen, c’est que tout le monde explique que le judaïsme de Céphalonique que raconte Albert Cohen est juste et bien observé et tout — Albert Cohen, il est né à Corfou, il est parti de Corfou à huit ans, il a grandi à Marseille. Donc, il a raconté des juifs qu’il imaginait. Et moi, c’est un petit peu ça, j’ai jamais mis les pieds en Algérie, j’ai grandi à Nice dans une communauté … euh, «upper-middle-class» si tu veux, mon papa est avocat, dans la famille il y a des docteurs, enfin la famille juive comme on peut se l’imaginer. Et de l’Algérie, je ne connaissais que les noms de rue — parce que ma grand-mère est partie de là-bas à soixante ans, mon père à vingt-sept. Et pourtant ils parlaient que de l’Algérie. Mais ils en parlaient pas comme d’un paradis perdu, ils en parlaient comme si ils y étaient encore. Ils disaient «tiens, comment il va Fitoussi le coiffeur, comment il va Boucagnol le boucher ?» et on te dit dans quelle rue ils sont et tout. Donc moi j’avais tout, sauf les images sur ce monde-là.

Donc quand il a été question de faire une fable là-dessus, je suis allé chercher toutes les images que je trouvais, souvent assez caricaturales : c’est-à-dire des cartes postales du début du siècle, et des peintures, des images de peintres orientalistes. Sur la peinture, il faut que je précise que je suis allé chercher les plus mauvais peintres que je trouvais. Parce que quand tu as un trop bon peintre, comme Matisse ou Marquet, tu peux rien en faire, son tableau est trop parfait, tu disparais et puis c’est tout. Quand tu as la chance de trouver un peintre du dimanche qui a peint avec tout ce qu’il pouvait le port d’Alger ou quelque chose comme ça, tu dis «ah c’est super, j’ai vu ce qu’il voulait faire mais je peux faire mieux». Donc tu n’as aucune honte à ouvrir le tableau devant toi et à le refaire avec une modernité, un côté Jazz que souvent le type n’avait pas. Mais j’essaye à tout prix de ne jamais me documenter sur des photos actuelles. Parce que, ce que je veux, c’est que ce soit intemporel ; ce que je raconte, c’est une Algérie des années trente mais avec des images de la fin du dix-neuvième siècle, et je veux que cela reste une fable. Donc il faut qu’il y ait de la bizarrerie.
Maintenant, les moments où je suis le plus heureux, c’est quand il y a une vieille dame juive qui vient me voir et qui me dit : «j’ai reconnu la synagogue de la rue Randon», alors là je suis content. Quand je croise Fellag, le comique berbère, et puis qu’il me dit : «cette rue-là, je la connais», ou «ça, c’est la statue sur le port d’Alger et tout», et là tu es content parce toi tu ne connais même pas, mais lui il a reconnu. Tu as été le catalyseur d’un truc.

Ce qui est drôle, c’est qu’au début j’étais vachement organisé dans mon histoire, je me disais : «bon alors, Socrate le demi-chien c’est la Grèce, Le Chat du Rabbin c’est les juifs du maghreb, après je vais faire…» Et en fait, en fait non, je suis plus là-dedans, j’ai plus trop envie de vendre des pâtisseries au miel dans mes bouquins, je m’aperçois que le côté folklorique il me plait beaucoup, mais c’est une manière d’être poli, puis de dire aux gens «venez voir dans mon histoire».

A. : Dans Socrate le demi-chien et dans Le Chat du Rabbin, le personnage principal est un animal qui parle, est-ce que tu peux nous expliquer les raisons de ce choix ?

J.S. : Il y a une figure narrative qui me tient beaucoup à cœur, dans les pièces tragiques c’est le chœur. Et en bande dessinée, on a un outil merveilleux pour ça, c’est le récitatif. Qui est utilisé beaucoup dans des BDs d’aventure comme Blake & Mortimer pour être redondant, pour raconter ce qui se passe. Moi j’aime bien l’utiliser de manière protéiforme, et qu’on ne voit pas où il mène. Et j’aime bien faire une mystique de l’animal de compagnie, parce que ça commence à 30 millions d’amis, et ça se termine chez les shamans ce truc-là. Quand tu dessines un bonhomme, tu te demandes souvent quelle tête d’animal il aurait. Chez moi, tout est parti de l’observation de ce chat, quand je regarde ce chat, je ne le trouve pas mignon.
Il faut vraiment être bizarre dans sa tête pour dessiner des chats mignons ! Dans cette bande dessinée, parfois je le dessine d’imagination, mais parfois je le dessine d’après nature et parfois d’après photo. Donc j’ai vraiment le temps de le détailler, et si tu le détailles, tu te rends compte que c’est un masque assez terrible, avec des pupilles qui s’ouvrent et qui se ferment, et tu te dis : «qu’est-ce qu’il me dit ?» Et là, si tu évites l’anthropomorphisme, tu te dis, «il e me dit rien». J’ai le masque d’un animal dont le cerveau a la taille d’une noix, même plus petit, et qui me regarde, et là c’est à moi de le faire parler, et ça c’est vachement intéressant parce que tu regardes ta propre tête, au bout d’un moment.
J’ai eu, je sais pas si c’est une chance ou pas, de participer à beaucoup de travaux de médecine légale, et je me suis trouvé face à des chats et face à des chiens et je peux vraiment vous dire qu’il n’y a rien de plus petit qu’un cerveau de chat. Quand on a l’impression qu’un chat c’est plus malin qu’un chien, c’est juste parce que l’intelligence supérieure du chien lui permet de se rendre ridicule. Donc le chien a des tas d’initiatives qui le rendent ridicules aux yeux des humains. Mais un chat, ça ne fait rien. Ce qui me plait, c’est le masque. Et j’aime bien qu’on l’ait tous à la maison, ça, ça m’intéresse. Et puis le chat, comme il peut pas faire grand chose avec ses petites griffes en plus, ça devient un observateur, ça j’aime bien.

Il y a un truc très significatif au sujet du Chat du Rabbin, c’est que je n’ai jamais eu la moindre interview, la moindre demande, ou la moindre marque de sympathie des amis des bêtes ou des journaux pour les chats ou des machins comme ça, même les gens qui essaient de vendre des chats orientaux — parce que c’est pas facile à vendre ces bestioles-là — n’ont jamais essayé de me contacter, et je dois dire que je suis pas déçu de ça. Parce que de temps en temps, pendant des dédicaces il y a des dames très gentilles — c’est pas gentil de dire «des dames», mais c’est à tous les coups des dames — tu sais, il y a un moment où tu dis, «ah oui, les chats c’est mieux queles humains, au moins, on n’est pas déçu avec un chatn etc». Et elles te demandent : «faites-moi un dessin pour mon chat.» Alors tu crois que c’est une blague, et puis alors là, il faut qu’elle se taise, parce qu’au bout d’un moment, elle te dit «ah mais il lit vraiment, et tout, gna gna gna».

A. : Le Malka des Lions est le personnage principal du quatrième tome du Chat du Rabbin — qui est-il vraiment ?

J.S. : Le Malka des Lions, c’était un personnage dont ma grand-mère parlait tout le temps, et qui existait sans doute. Ce n’est pas extraordinaire parce qu’il y avait beaucoup de gens dans l’Atlas qui attrapaient des jeunes lions et qui les montraient dans les villages, de la même manière que les Roumains peuvent faire ça avec des ours. Et lui, en plus, il priait dans les synagogues, il chantait dans les cours et tout ça. Il s’était fait une petite célébrité comme ça et il paraît que c’était notre ancêtre. L’histoire que racontait toujours ma grand-mère, c’était l’histoire de sa mort.
Ce personnage, je l’ai abordé dans le deuxième album du Chat du Rabbin, je lui ai fait la tête de Romain Gary parce que je voulais un Matamore, et puis euh … mais c’est un personnage de la Comedia dell’Arte, un grand Matamore en fait. Et puis je me suis trouvé en Espagne pour l’édition espagnole, et je suis tombé sur une journaliste, euh … catholique hystérique, complètement passionnée de religion, et elle s’est prise d’une passion pour le Malka. Elle m’a dit : «mais il est extraordinaire, c’est la figure paternelle qu’on rêverait d’avoir, et il est machin et tout ça et tout», et elle me fait tout un flan sur le personnage.
Et je me suis dit — mais elle a raison, parce que c’est vrai qu’à moi aussi il me plaisait bien, et je l’ai juste effleuré, donc : qu’est-ce que j’ai envie de dire sur ces mecs-là ? C’est-à-dire, c’est les — enfin, je veux pas le dire de manière malpolie, mais c’est les mecs qui arrivent et qui mettent leurs couilles sur la table, un petit peu. C’est une espèce de héros, et puis tu sens qu’il rend un peu tout le monde malheureux autour. Et puis tu leur prètes toujours des tas de conquêtes alors qu’ils ont une seule femme … Je suis très attaché aux figures mâles — les mâles qui se battent contre la virilité, c’est ceux que j’adore. Je les trouve hyper émouvants parce que les failles, tu les sens tout de suite.
Et puis de manière un peu plus, peut-être, préoccupante, j’ai voulu me souvenir de la liturgie de ma grand-mère. Je fais partie de ces juifs qui préfèrent le repas chez la grand-mère à l’office à la synagogue, et je me souviens que ma grand-mère exigeait toujours qu’on parte plus tôt de la synagogue pour qu’on soit pas en retard à son repas parce que le poulet allait être trop cuit. Elle valait dix rabbins dans sa liturgie. Il y avait une chose extraordinaireavec elle : elle mélangeait des récits vécus de son enfance, et des récits complètement légendaires. Moi j’étais toujours avec ma grand-mère, parce que les plus jeunes ça m’emmmerdait un peu. Elle était capable dans le même récit, de me parler du Malka des Lions, auquel évidemment elle prêtait des tas d’aventures extra-conjugales et le décrivait arrivant sur son cheval et à la fin du récit elle me racontait les émeutes très réelles qu’elle avait vécues dans son enfance, à Oran par exemple.

Ce que j’ai appelé, sans aucun cynisme, le Paradis Terrestre, c’est pour moi la dramaturgie, c’est le monde des histoires. Et ce récit-là, j’aime pas donner les clés mais ça me paraît tellement explicite, il est conçu comme une lente descente vers le réel. C’est-à-dire que je commence par les histoires du Malka des Lions et je termine par le récit de la mort du Malka des Lions tel que me l’a fait ma grand-mère — c’est-à-dire non pas «il est pas mort, c’était juste une histoire» mais «il est mort comme ça, mais c’est un tellement bon raconteur d’histoire qu’il vous raconte sa mort». Mais le fait qu’il finisse son récit en disant : «c’est comme ça que je suis mort», ça veut pas dire que qu’il ne faut pas le prendre au sérieux. Ce personnage est mort comme ça.
Ensuite, j’arrive sur le maire d’Oran, sur l’Abbé Lambert, qui est intéressant parce que c’est aussi un personnage qui a existé, c’est quelqu’un dont tous les juifs d’Oran se souviennent et pas seulement eux, et, au même titre que mon Malka, c’est un faux prêtre. Il a beau s’habiller en soutane, il n’est plus prêtre depuis longtemps : c’est un politicien de la pire espèce. Il fait partie de ces français anti-dreyfusards qui étaient très actifs en Algérie, et dont le but consistait à chauffer les Arabes pour qu’ils aillent couper des têtes dans le quartier juif, ce qui s’est fait dans de nombreuses villes, et pas seulement une fois. Et le discours que je mets dans la bouche de l’Abbé Lambert à la fin, c’est un discours que j’ai réellement entendu lors d’une réunion de l’Action Française à Nice il y a à peu près quinze ans, dans la bouche d’un ancien batonnier du Tribunal de Nice.
J’aime bien cette descente-là dans le réel, mais qui du début à la fin consiste en réflection sur l’oralité. En «qu’est-ce qu’on peut faire avec ses mots ?» Le Malka des Lions est largement aussi pervers et menteur que l’Abbé Lambert. Mais le pouvoir que lui confèrent les mots, il le met dans autre chose.

A. : Il y a un autre personnage important, qui est quasiment absent de ce volume, c’est Zlabia, la fille du Rabbin. Alors comme elle nous a un petit peu manqué, on se demandait si elle allait revenir dans les albums suivants …

J.S. : La difficulté, quand on pratique cet exercice de la série, c’est que, quand on a aimé quelque chose, on a envie de retrouver la même chose dans le tome suivant, mais en même temps un peu différent. Moi je mesure à quel point mon héros c’est le chat, et j’aime bien le balader. Maintenant, sa famille, c’est le Rabbin et c’est Zlabia, mais c’est vrai, on devrait mettre la composition d’une bande dessinée avant, en mettant quel est le pourcentage de Zlabia.
Dans l’album suivant, il y aura à peu près 30 % de Zlabia comme dans les albums d’avant. J’ai le regret de vous dire que dans l’album d’après, il y aura 90 % de Zlabia, et je suis persuadé qu’on va me dire : «mais vous trouvez pas que c’est chiant de passer quarante-six pages avec juste une femme enceinte à poil et un chat ?» — parce que j’ai envie de faire une espèce de grand poème, là, comme ça.
Ca m’amuse que les albums ne se ressemblent pas tous et puis, c’est fait exprès si elle manque. On voit bien sur quelles notes de musique elle appuie quand elle apparaît, et cette caresse-là je n’avais pas envie de la donner au lecteur. J’avais juste envie de la faire apparaître pendant une page, où elle se réconforte en se remémorant des histoires du Malka, et elle dit juste au chat : «quand t’étais pas là, on était mieux.»

Je mesure à quel point on me dit toujours : «ah ben quand même, dans le premier album du Chat du Rabbin, il y avait une douceur qu’on ne retrouve plus». Ben oui, parce que c’est la douceur de l’enfance, c’est quand t’es avec ton maître, qu’on t’apprend des choses, quand tu imagines que tout le monde te comprend. Je te fais grace de pas m’avoir demandé si le chat va reparler, parce que c’est la question qu’on me pose tout le temps. La thèse que je défends, c’est qu’il n’a jamais cessé de parler, c’est juste qu’il y a eu une brève période de son existence où il a eu le sentiment que les gens répondaient quand il parlait. Et je crois qu’on a tous un peu cette idée de l’âge d’or de l’enfance, quand on parlait les gens comprenaient ce qu’on disait. Plus tard, on arrive à un certain niveau de matûrité ou de tristesse où on s’aperçoit qu’on est vraiment tout seul.

A. : Quelle est ta relation avec ton éditeur, et comment organises-tu ton travail ?

J.S. : Ce qui est important, c’est de créer une relation sur le long terme. Parce que tu te connais. C’est pas : «je t’interdis de faire ce truc-là». C’est «tiens, là, fais gaffe, ça, ça me plait pas trop, fais gaffe où tu vas», et — c’est une petite lampe qui s’allume. Quand il dit «fais gaffe où tu vas», je vais à la maison, je demande à ma femme. Quand il y a ma femme et lui qui ont dit ça, comme je suis une tête dure, je demande à Lewis, et puis coup de bol, ils sont tous les trois souvent d’accordt … tu te donnes l’illusion, quand tu travailles avec un éditeur, que c’est pas l’éditeur, que c’est le lecteur qui va apprécier ou pas ton livre. Donc tu es dans cette relation-là, parce qui si tu te figures les lecteurs, tu ne t’en sors plus. J’aime bien les réactions que ça implique parce que c’est des styles différents, et ils m’apportent des choses. Travailler avec Lewis, c’est encore autre chose aussi.
Mais j’écoute ce qu’on me dit, hein, contrairement à ce que l’on croit, et je refais assez facilement des choses. Pour cet album, j’ai refait des pages, mais surtout parce que je les avais perdues en fait. J’ai fait des pages, je les ai perdues avant de les livrer, alors il a fallu recommencer (rires). Et dans celui d’avant, j’avais tout fini, tout livré, on était très en retard, et Lewis, qui était chez lui, voit sa femme colorier les dernières pages et m’appelle un jour à une heure du matin en me disant : «les trois dernières pages de ton livre elles sont pourries, elles sont hyper moralistes, faut que tu les refasses». Alors bon j’ai dit «oh oh ouais, c’est livré et tout». Mais comme ma femme m’a dit pareil, j’ai passé la nuit à refaire des pages en lui demandant de m’aider à les écrire.
Mais ça se passe toujours dans la panique. Tu as de longues périodes pendant lesquelles tout va bien, et c’est toujours au moment du bouclage du livre qu’il y a un truc qui cloche.

Je ne vois jamais très loin dans mes histoires en fait. J’y mets beaucoup de soin, mais j’écris vraiment case après case. Alors après, j’espère que dans son ensemble ça forme quelque chose, parce que je le fais comme quand on fait sa dissertation en classe, et qu’on a que quatre heures pour la faire. On n’a pas le temps de faire un brouillon mais il y a intérêt à savoir où on va. Et pour ça, je n’ai qu’un seul petit secret, c’est de ne pas sortir du sujet. C’est-à-dire, «qu’est-ce qu’il fait dans la case d’après ?». Et si c’est cohérent, tant mieux.
Mais j’aime bien aussi être contraint par le format. J’aime bien me dire : «il y a quarante-six pages».

A. : Comme dans la série Donjon, les couleurs sont réalisées par Brigitte Findalky. Tu as l’habitude de travailler avec des coloristes, quelle est l’importance de leur rôle à tes yeux ?

Moi, mes premières bandes dessinées en couleur, c’était de la couleur directe, c’était Barbygère chez Delcourt. Quand il a été question de mettre des couleurs sur mes bandes dessinées, je voulais faire appel à des gens qui avaient des vraies idées sur la couleur, et que je traite en vrais auteurs. Qu’il s’agisse de Walter d’un côté, ou d’Audré Jardel ou de Brigitte Findakly, je ne leur donne aucune indication. A la rigueur, je dis «il fait jour» ou «il fait nuit», et on les considère comme des auteurs à part entière et ils font comme ils veulent. Alors grace à l’ordinateur quand il faut changer un peu on le fait, mais moi mon idée, c’est de faire comme si je faisais un film et que je demandais quelqu’un de faire la musique un peu. Maintenant, c’est vrai que des fois, ça crée une frustration.
Là par exemple, pour le Klezmer chez Gallimard, je fais de l’aquarelle. Mais je vais aussi commencer une nouvelle série chez Dargaud bientôt, qui va être une série d’aventure — parce qu’en fait j’arrête mes Carnets autobiographiques parce que j’ai plus le jus pour faire ça, t’as l’impression que c’est une course contre la mort, chaque fois tu te dis : «ah, y a eu un super événement et tout» — attends, au secours ! Et alors du coup, je prends tous les gens que j’aime bien, c’est-à-dire ma famille, mes gosses, mes copains et tout, et je les mets dans une série à la Thorgal ou à la Astérix. Je mets tous les vrais copains, et il va y avoir de la bagarre et tout. Là aussi j’ai fait appel à Brigitte, et c’est drôle parce que, le même dessinateur et la même coloriste, sur une autre histoire ça donne autre chose. Mais ça me fait plaisir parce que c’est comme ma première lectrice.

A. : Le serpent est le personnage le plus étonnant dece quatrième épisode. Il donne sa morsure mortelle seulement à ceux qu’il aime le plus. Peux-tu nous en dire un peu plus sur son rôle ?

J.S. : Le serpent, c’est le copain fanatique. C’est un type, qui s’imagine que quand il te tue, c’est pour te faire plaisir et que tu vas être super content. Et en fait, il est complètement taré. Ce que j’aime bien, c’est que lui, dans son esprit, il n’est pas méchant. Sa morsure, c’est tellement précieux qu’il ne la donne pas à n’importe qui. Ces personnages s’aiment beaucoup mais ils sont capables d’être cruels.
Des fois les gens me font grace de me dire que ces histoires-là relèvent de philosophie ou de trucs comme ça. Dans mon esprit, c’est pas ça. J’essaie de trouver des personnages très attachants, et j’essaie qu’il se passe entre eux quelque chose qui, d’un point de vue émotif, me transporte. Je suis beaucoup plus à la recherche d’émotions que de morale en fait, dans mes histoires. Et j’aimerais bien qu’on puisse terminer mes histoires en se demandant dans quel camp je suis.
Par exemple, à la lecture du tome précédent, j’ai eu un truc super mignon : j’ai dédicacé ce livre, et il y a une jeune femme juive marocaine, qui avait à peu près vingt-cinq anstrès chic, qui m’a dit : «oh, ce jeune rabbin il est merveilleux, je rêverais que mon époux soit comme ça, il est super bien». Mais un quart d’heure après, il y a la même avec trente ans de plus qui fait : «mais quelle horreur ce blanc-bec qu’elle épouse !» — ça m’a fait super plaisir parce que, évidemment c’est un personnage qui me gonfle. Mais je l’assassine pas dans l’histoire, je le mets en scène de telle façon qu’on puisse l’aimer si on veut. Si t’aimes ce genre de mec, il y en a un.

A. : Tu as mis longtemps à réaliser ce quatrième tome, est-ce que tu as rencontré de nouvelles difficultés en écrivant celui-ci ?

J.S. : J’ai mis deux ans à pas pouvoir faire de Chat du Rabbin parce que c’est la première fois que j’avais un livre qui marchait. Mes livres, avant, ils marchaient bien, mais avec un public très rassurant, qui me faisait confiance et qui me suivait d’un livre à l’autre, et je me sentais un peu chez moi. Là, tout d’un coup ça s’est mis à beaucoup se vendre, et c’est une tellement bonne nouvelle, que du coup ça m’a bloqué. Et puis là, tout d’un coup, il y a trois histoires qui sont venues et celle-là est sans doute la moins drôle. Elle est même super triste, et je pense que celle d’après est vachement plus marrante, largement aussi désespérée, mais plus marrante puisqu’il y a un juif soviétique qui se sauve et puis qui veut créer un foyer juif en Afrique Noire. Et il va tomber sur des juifs noirs qui lui expliquent qu’un Juif, ça peut pas être blanc, c’est bien connu.
Donc c’est toujours aussi désespéré mais ça devient rigolo, et la vraie tragédie c’est qu’il est possible que dans l’album d’après, Zlabia tombe enceinte, donc ça, pour le chat, c’est la pire catastrophe qui pouvait lui tomber sur le coin de la figure.

A. : Pour sortir un peu du domaine bande dessinée, tu as travaillé avec Dyonisos …

J.S. : C’est super drôle parce que là, ton commanditaire, c’est un autre artiste. Donc t’as affaire à un baltringue complet — en plus c’est un copain — qui vient, et qui te dit tout ce qu’il veut. Et alors, il charge la mule, hein : il veut des monstres, des sirènes, des machins, des trucs … En plus, il y avait pas que la pochette, il y avait le vidéoclip à faire, qu’on a fait avec les Kerascoët qui ont dessiné le dernier Donjon et qui préparent autre chose chez Poisson Pilote. Donc, il te dit tout ce qu’il veut dans le clip, et là tu dis : «bon écoute, super, je vais faire tout ça mais maintenant tu me fais confiance». Et là après, t’es un artiste aussi, tu fais ce que tu veux.
En revanche, je suis en train de m’occuper du prochain clip de Thomas Fersen, et là c’est un peu plus coton, parce que ça a commencé par l’entrevue la mieux du monde. Il me dit : «écoute, t’es un artiste, moi j’ai fait ma chanson c’est tout, je te fais confiance aveugle». Chouette. Je commence à faire mon storyboard pour le clip, je l’appelle et il fait : «ah ben non, pas des animaux, parce que moi on m’identifie aux animaux depuis longtemps, c’est super chiant …». Ah. Après tu fais un autre truc, et là tu dis : «oh, je préférais quand l’autre chargeait la mule, parce qu’au moins je savais depuis le début…»
Mais moi ça me permet d’entrer humblement et sans trop d’implication en réalisation audiovisuelle. C’est-à-dire que dans les deux cas, c’est des courts-métrages de quatre minutes. J’ai les Kerascoët qui ont une grande habitude de ce métier-là pour m’aider sur tout ce qui est technique, et je peux mettre en pratique mes idées et voir ce que ça donne. Pour Dyonisos on a fait du vrai papier découpé, prise de vue réelle — donc dans un vrai studio de cinéma — avec des tas de trucs d’animateur, du genre à un moment il y a de l’eau qui brille et pour le faire on a jeté du sucre sur l’eau. Et après, pour le Thomas Fersen on va essayer de faire un peu comme dans Mes voisins les Yamada, c’est-à-dire qu’on fait de la vraie anim’ avec de l’aquarelle et on essaie de voir ce que ça donne. Sauf que nous, on n’a pas un logiciel, on a du vrai papier avec de la vraie aquarelle.
Bon, et du coup, c’est des clips qui passent la nuit, tu les as pas au milieu du R’n’B parce que c’est pas … Alors mes copains de Nice, ils étaient super contents du Dyonisos — parce que mes copains de Nice, ils sont un peu bas du front, des fois — donc ils étaient hyper contents parce qu’il y avait des nichons. Ils m’ont dit «ah ouais, super, il y a des nichons !» Ah, euh, oui. On l’avait même pas fait exprès en plus, c’était un peu pour faire chier parce que ça passait à la télé pour dire «est-ce qu’on peut passer des nichons à la télé …»

A. : Tu as aussi participé au collectif Japon chez Casterman. Peux-tu nous raconter cette aventure ?

J.S. : C’est un collectif où ils ont invité plein de Français à aller au Japon, et plein de Japonais, pas du tout à venir en France, mais à aller au Japon aussi. Et comme ça, chacun parle de sa ville, et ça va sortir dans plein de pays en même temps. Ce qu’il y a de drôle, c’est que la plupart des occidentaux qu’on a rencontrés là-bas ont fait des trucs super laudatifs, genre «le Japon, c’est merveilleux, les cerisiers sont en fleur et tout». Et moi je sentais ça venir, j’avais Emmanuel Guibert au téléphone, il me disait : «putain c’est super beau, les chutes du Niagara du Japon et tout.»
Et moi ils m’ont balancé à Tokyo pendant quinze jours, et j’ai eu aucun mal à faire le râleur au bout de deux jours, parce que j’ai trouvé que tout ce qu’on reproche avec amertume aux Américains, on pourrait le reprocher mille fois plus aux Japonais, mais comme on considère que c’est des extraterrestres, il nous vient jamais à l’idée de leur reprocher. Moi, j’ai pour eux le respect éthique qui consiste à les considérer comme mes semblables, et du coup j’ai fait mon Jean Yanne pendant quinze jours. J’ai rempli des centaines de pages de carnets où je me lâche, et … c’est drôle, parce que t’oses plus faire le français râleur d’habitude mais là, à Tokyo, c’était rigolo. Du coup, on n’a mis qu’une partie de mes carnets parce qu’il y en a vraiment plein, donc l’intégrale paraîtra sans doute un jour à l’Association — j’ai pas signé de contrat avec Casterman, ils peuvent pas m’interdire ça.

Surtout, j’avais un excellent ambassadeur. Souvent, quand tu vas au Japon, t’es reçu par le pire ambassadeur possible, c’est-à-dire le Français fasciné par le Japon, qui a un diplôme, une licence de Japonais ou quoi, qui s’imagine qu’il a tout compris au pays. En fait, les Japonais le considèrent comme un singe — pour eux, de toute façon, tu peux apprendre pendant trente ans le Japonais, ils te considèrent toujours comme un truc. Ce type, il va t’expliquer combien c’est merveilleux, mais c’est merveilleux parce qu’il a réussi là-bas à avoir ses premières expériences sexuelles. En fait, il prétend être ouvert politiquement et tout, mais le mec est super content que les Japonais soient des super machos comme ça il passe pour un mec super ouvert, et que comme tout le monde s’imagine qu’il ressemble à Alain Delon, alors que globalement c’est pas le cas, le Japon c’est merveileux.
Moi, mon coup de bol, c’est que j’ai eu comme guide mon coloriste, Walter. Alors Walter, c’est même pas un râleur, c’est un autre mot — c’est-à-dire que Lewis est sympa à côté. Je suis content qu’il soit au Japon, parce que quand tu colories des pages avec lui, des fois il s’énerve contre toi, il te balance la palette graphique à la gueule, et là il peut pas. Et il en avait rien à foutre des Japonais, il habitait à Paris, et un jour il y a une Japonaise qui vient chez lui avec son copain qui était journaliste. Puis elle se dispute avec son copain, après elle s’en va. Puis le lendemain la Japonaise appelle Walter et lui dit : «tu me plais, on va au restaurant ensemble.» Depuis, ils ne se sont pas quittés plus de dix minutes, ils sont ensemble depuis sept ans, elle s’appelle Yuka, c’est sa femme. Et, après avoir vécu trois ans en France — elle parlait toujours pas un mot de Français — elle lui dit : «écoute, la France ça m’emmerde, je rentre à Tokyo.» Et comme il l’aime, il est parti avec elle. Mais il a aucune affinité avec le Japon, il s’en fout d’être là-bas, mais de toute façon comme en France il parlait à personne non plus ça le change pas beaucoup.
J’ai traîné pendant quinze jours avec lui dans les rues de Tokyo, et évidemment il arrête pas de se foutre de leur gueule, il arrête pas de t’expliquer tout ce qui va pas dans le pays, et t’es mort de rire. Alors j’ai fait preuve d’aucune mansuétude, j’ai raconté mot pour mot tout ce qu’il m’a raconté. Et c’est drôle, parce qu’à chaque fois que tu t’imagines qu’il y a une avancée sociale au Japon, tu dis «ah non, en fait non.» Par exemple, dans le métro, tu vois une photo avec deux mecs dévêtus qui s’embrassent. Je lui dis : «tiens c’est vachement ouvert par rapport à l’homosexualité et tout.» Il me fait : «ah non, pas du tout, c’est des journaux porno pour filles.» L’homosexualité au Japon, c’est un truc qui excite les nanas, mais t’es homo au Japon, tu te caches, c’est même pas la peine. Et tout est comme ça, et qu’est-ce qu’on s’est marrés.

A. : Enfin, toi qui fais aussi de l’animation, qu’as-tu pensé des dernières adaptations de bande dessinée au cinéma ?

J.S. : Daniel Clowes, c’est super. Ghost World. Le Popeye de Altman, c’est un chef-d’œuvre. Le Corto Maltese c’est une catastrophe, c’est une insulte et c’est fait par des puceaux. Et le pire de tout, c’est qu’ils l’ont fait en respectant Pratt de manière religieuse. C’est-à-dire que ils ont pris, littéralement, chaque plan de la BD, ils en ont fait un plan de cinéma, dessiné mollement, et sans apporter aucune attention, ni aux personnages féminins, ni aux armes, ni aux trains. Donc bravo. Et le truc, c’est que — c’est horrible — ils arrivent à te faire croire que la BD de Pratt, elle est mauvaise. Parce que si tu vas leur dire «ton truc c’est pas bien», on te dira : «ah ben non, on a refait la BD, il manque pas une virgule.» Ben oui, mais c’était du cinéma mon pote. Et puis c’est pas fait pour être un dessin animé en plus, lui voulait en faire un film.
Il est marrant Pratt — c’est un génie, au même titre que Tardi. J’ai mangé avec Tardi récemment, et je lui dis : «mais qu’est-ce qui t’a pris, pour Nestor Burma, d’autoriser à …» Il m’a dit : «ben je leur devais un livre.» Puis je lui demande : «qu’est-ce qui t’a pris vraiment ?», et il veut pas me dire. Je lui dis : «Je sais ce qui t’a pris. Tu voulais que les gens s’aperçoivent que Léo Malet c’est pas très intéressant, et que sans toi, ce truc-là en serait pas si bien.» Il me répond : «Oui, mais c’est pas à moi de le dire.» Et pourquoi Pratt il a toujours voulu que après sa mort on reprenne ses personnages ? C’est pas con. D’abord, il sait que financièrement, ça permet que la série continue à exister, mais surtout il avait envie de quoi en demandant à ce que se soit Manara qui le reprenne ? Il sait très bien ce que ça vaut, Manara, même si c’est son copain. Il voulait qu’on dise : «ah, dommage, c’est plus Hugo Pratt.» Donc voilà, maintenant on dit «dommage, il y a plus Hugo Pratt…»

Entretien réalisé à Paris en Septembre 2005

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Entretien par en mars 2006