Le Local
Notes de (re)lecture
Une bande dessinée qui regarde à côté de ses personnages
Malgré sa discrétion éditoriale, je crois qu’il faut considérer Gipi comme un auteur majeur de la bande dessinée contemporaine. La justesse des situations qu’il met en scène, la profonde humanité de ses personnages, la présence tangible du temps et de la durée dans sa narration… tout cela a certainement été dit. Je voudrais cependant souligner une des grandes qualités de son travail, celle sur laquelle se fonde la richesse de ses histoires : Les récits de Gipi sont avant tout sociaux, en ce sens que leur objet principal ne semble pas être de nous montrer des personnages agissant et interagissant, mais plutôt de nous donner à voir avant tout les relations entre ces personnages.
Dans Le local, comme dans beaucoup d’autres livres de Gipi, il est fait peu de place à l’explication psychologique : Pourquoi Alex s’entiche-t-il de colifichets nazis ? Pourquoi Giuliano est il amoureux de Nina ? Nous ne le saurons pas, ce n’est pas le propos de Gipi. Ce qui compte, ici, ce n’est pas la révélation par l’action des motivations d’un personnage, ni la compréhension des mécanismes de sa conscience, c’est la chimie que produit la co-présence de deux personnages dans le cadre d’une même case. Lorsque deux personnages figurent ensemble dans une case, ce n’est jamais anodin chez Gipi. La relation d’Alberto et de son père est ainsi toute entière montrée dans les planches 10 à 13, ces quatre pages dans lesquelles les cases s’étirent sur toute la largeur de la planche pour réunir un père et un fils que les vicissitudes de la vie auraient dû éloigner. Nous n’avons à ce stade du récit que très peu d’informations sur Alberto et aucune sur son père. Et pourtant, la douceur du visage qu’Alberto tourne vers son père dans la dernière case de la planche 13 nous dit la force du lien qui les unit.
Le récit des relations humaines
Chaque page, ou presque, nous montre l’aisance avec laquelle Gipi construit un récit en concentrant la narration sur les liens et les relations entre les protagonistes quand d’autres conçoivent leurs scénarios autour de scènes d’action, de voyages exotiques ou d’introspections plus ou moins sincères. Les relations humaines constituent son matériau principal et quasiment exclusif.
Un tel projet me semble particulièrement adapté à la forme bande dessinée, en tous cas lorsqu’il est porté par un auteur aussi doué. La planche 45 est peut être la meilleure de cet album : Gipi fait ici preuve d’une grande maîtrise de la narration en bande dessinée. Stefano, le chanteur du groupe est attablé avec son père et sa mère, dans la salle à manger familiale. Jusqu’à présent, nous avons vu Stefano au travers des relations qu’il entretient avec les copains de son groupe de rock. Dans la séquence qui nous intéresse, depuis déjà deux pages, le père s’adresse à son fils, avec de grandes précautions, et l’on comprend enfin où il veut en venir : un de ses clients travaille dans le milieu du disque et pourrait aider le groupe débutant. Dans cette scène, le fils, muet, et le père sont montrés dans des cases séparées. Rien ne les réunit, à part peut être ces cases dans lesquelles aucun des deux n’apparaît, territoires neutres et familiers occupés par leur mère et épouse, ou par une assiette… Dans la troisième case de la planche 45, le père lâche le morceau : il a promis 18 pour cent de réduction à son client s’il écoute le groupe de son fils.
Nous voyons ici toute la prudence déployée par un père pour proposer à son fils son soutien ; Nous sentons la générosité et la compréhension de cette offre inhabituelle (un autre scénario aurait usé du stéréotype du père chef d’entreprise s’opposant au projet de carrière artistique de son fils, sur le mode du «passe ton bac d’abord») ; Nous imaginons le risque auquel s’expose le père qu’une telle offre soit repoussée malgré son intérêt (qui voudrait monter un groupe de rock grâce à son père, la tendance serait plutôt de le faire contre son père) ; Nous comprenons que c’est ce risque qui justifie les précautions prises par le père, et nous comprenons cela sans connaître le père, sans connaître le fils, sans connaître leur histoire commune.
La quatrième case montre le fils, les yeux toujours baissés sur son assiette, prenant enfin la parole : «Dix huit pour cent. Bin dis donc… Plus personne en fait des ristournes pareilles.» Il poursuit dans la dernière case, qui s’étend sur toute la largeur de la page, sur un ton que l’on comprend alors être ironique «Avec la monnaie unique… Et ces chinois qui copient tout…» Dans cette case, figurent aussi la mère qui regarde son fils en fronçant les sourcils (désaprouve-t-elle l’ironie de son fils ? craint-elle que cette attitude de défiance ne provoque un conflit familial ? peut-être ne serait-ce pas le premier ?) ainsi que, au premier plan, le bras du père posé sur la table (est-il en train de serrer les poings ?) Toute la scène familiale est ici condensée dans une case, aboutissement de trois planches. Et à défaut d’en connaître le détail, le passé et les causes, j’ai l’impression de saisir en une case ce qui se joue dans cette famille. Sans faire appel à des hypothèses psychologiques individuelles, ou à une histoire rétrospective des personnages, Gipi installe cette intensité avec quelques dialogues, et surtout une science du découpage et du cadrage qui démontrent son talent d’auteur de bande dessinée.
→ Aussi chroniqué par Xavier Guilbert en janvier 2006 lire sa chronique
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