Motel Galactic

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Pierre Bouchard et Francis Desharnais sont deux figures connues de la bande dessinée québécoise. L’un est une sorte de mythe du fanzinat, dessinateur au trait vif qui élève le brouillon au rang d’art, l’autre est l’auteur de Burquette, une série de strips salués pour leur audace pourtant bien tranquille. L’idée de les associer tous les deux n’est pas la première qui viendrait à l’esprit, encore moins pour un road-story de science fiction. C’est pourtant le pari relevé, et largement remporté, par cet ouvrage publié par les jeunes éditions Pow Pow, organe dirigé par un troisième larron : l’excellent dessinateur Luc Bossé.[1]

L’histoire se situe en 2514, dans un univers futuriste où la science a beaucoup évolué, sans pour autant tellement changer le cours de la vie. Deux transformations majeures : on se balade de planète en planète — jusqu’à faire du stop tranquillement adossé à une météorite — et le clonage est une banalité. En fait, on ne se reproduit presque plus car, au fond, le clonage est beaucoup moins hasardeux que la procréation : on sait tout de suite ce qui «naîtra». Tous les clones portent le même nom, suivi de chiffres indiquant le numéro du clone, les éventuelles modifications génétiques et son nombre de prothèses. On en profite pour cloner des stars, faire renaitre des génies, afin de profiter de leurs lumières, jusqu’à l’excès. Ainsi, il n’est pas rare de croiser des Elvis ou des Jésus quand on va chez le garagiste ou acheter le pain…
Le héros de l’histoire, Pierre Bouchard 2.1.1 (deuxième version, une maladie au poumon a été soignée et il porte des lunettes), est pour sa part issu d’un obscur québécois du Saguenay retrouvé congelé après un accident de ski-doo. Il a été cloné pour une seule raison : permettre la variété génétique, et est donc le seul clone de ce nom. 2.1.1. est livreur et entre deux courses il fait de la «néo-généalogie» (des recherches sur sa version originale), une distraction commune dans ce futur. Si ce travail se révèle au départ plutôt aisé pour notre héros, doté d’une v.0 plutôt casanière à l’existence sans histoire, il va bientôt découvrir que sa vie comporte des zones d’ombres, associées au même nom qui revient sans cesse : le «Motel Galactic». Décidé à faire la lumière sur ce passé trouble, il va progressivement révéler que ce lieu banal a été le théâtre d’expériences contre-nature, clef de l’existence de Pierre Bouchard 2.1.1. lui-même…

Le scénario de Francis Desharnais est donc bien ancré dans une certaine veine «classique» de la littérature d’anticipation : si le futur qu’il nous offre n’est guère fantasmagorique, il montre cependant une société future transformée par les évolutions technologiques. L’étrangeté tient au fait que malgré de grands changements (le clonage donc, mais aussi la reconstruction des espaces terrestres sur des milliers de petites planètes de substitution, la profusion d’extra-terrestres ainsi qu’une grande aisance à se déplacer de manière ultra-rapide), les préoccupations des gens sont assez similaires à celles d’aujourd’hui, les avancées scientifiques n’ayant finalement pas changé grand-chose. Ainsi, sans avoir fréquemment recours à l’humour ou à la parodie — même si les auteurs s’autorisent quelques clins d’œil ironiques, à commencer par le choix d’un clone du dessinateur comme personnage principal — Desharnais réussit à créer assez de décalages pour nous faire adhérer à son projet : suivre un simple livreur dans une quête qui n’a d’importance pour quasi d’autres personnes que lui. En refusant l’omniscience et en nous faisant avancer au rythme du héros, il nous balade entre explication de ce nouveau monde et mise en situation de ses dysfonctionnements par un Pierre Bouchard 2.1.1. aussi perplexe que nous. Le récit d’aventure se double d’une sorte de visite guidée d’un futur sous le couvert d’un adage mis en avant dès le début : «Y’a personne qui a dit que l’avenir ça devait être plus intelligent…»

Le dessin, lui, entraine une réelle rupture, et se montre beaucoup plus éloigné des canons du genre que le scénario, pourtant déjà assez original. Loin des envolées lyriques, parfois kitsch, que le genre appelle souvent, Pierre Bouchard a un dessin très proche des croquis, relevé d’une surprenante coloration en lavis bleu. Le choix peut paraître étonnant pour ce type de récit, la mise en page mélangeant pages séquencées en cases (même si elles ne sont pas tracées) et enchevêtrements de blocs de textes et de dessins en rajoutant à cette sensation. Pourtant, passé les premières pages, on se prend très facilement au jeu, et on voit bien qu’il ne s’agit pas de dessins hasardeux. Au contraire la vivacité du dessin appuie les émotions du personnage principal, qui se balade avec son destin dans l’Univers infini, parfois révolté, parfois complètement perdu. Résolument expressif, le dessin de Pierre Bouchard permet de rentrer rapidement dans ce monde biscornu, et aide à accepter d’être baladé sans trop bien savoir où l’on va, de planètes en astéroïdes.

La grande aventure au quotidien,[2] c’est en somme le projet que nous soumettent les deux auteurs. Le plaisir apparent qu’ils prennent à s’amuser avec ce personnage les entraine dans une frénésie créatrice, résolument communicative. Difficile de ne pas être séduit une fois le livre entamé, et quand la fin arrive on est surpris de voir que tout ces rebondissements inattendus réussissent sans mal à retomber sur leurs pieds et à répondre à toutes les questions lancées en cours de route. Mais qu’on se rassure, s’il n’y a pas de suite annoncée, la fin est suffisamment ouverte pour que, un jour, la course reprenne.

Notes

  1. Auteur complet du blog BDdecuL (qui, malgré son tire, n’a strictement rien de pornographique), on ne peut que conseiller la lecture de ses Rapports annuels et de l’excellent Ninja Pow Pow.
  2. «Une science-fiction du terroir» nous dit le site de l’éditeur…
Site officiel de Pierre Bouchard
Site officiel de Pow Pow
Chroniqué par en septembre 2011