Paysage après la bataille
Quelle surprise, ce samedi 28 janvier, en découvrant le nom du Fauve d’or d’Angoulême…
Quelques jours auparavant, je m’étais décidé à me lancer dans Paysage après la bataille, reçu à Noël et dont je retardais la lecture, un peu comme les enfants font durer une boîte de chocolat avant d’en manger le dernier. Vendredi 27, je fermais le livre, avec une certaine déception — Paysage après la bataille me semblant une œuvre très bien maîtrisée certes, graphiquement très réussie ; mais assez classique, sans l’audace narrative et graphique à laquelle le FRMK nous a habitué.
Et donc, moins de 24 heures plus tard, le Fauve d’or lui était attribué. Quelle surprise, donc. Bonne surprise, il faut l’avouer, car il est peu de dire que le FRMK, maison exigeante et de grande qualité, mérite de voir son travail plus mis en avant. La récompenser (ainsi qu’Actes Sud, associé dans la publication du lauréat) serait-il un moyen pour le jury de se rattraper après le couronnement quelques jours plus tôt, de Cosey[1] ? Mais Paysage après la bataille me paraît un arbre un peu triste pour cacher la riche forêt du FRMK.
Commençons par les atouts de l’ouvrage et en premier lieu sa magnifique couverture qui participe directement à l’esthétique et au récit. Tout comme Plus si entente de Dominique Goblet et Kaï Pfeiffer, autre ouvrage co-publié par Actes Sud et le FRMK, Paysage après la bataille est un ouvrage imposant, volumineux, lourd ; un de ces nombreux pieds-de-nez aux Cassandre qui prédisent la fin du livre imprimé au profit d’une version électronique. Et comme Plus si entente, Paysage après la bataille voit son dessin de couverture se prolonger sur le dos puis la quatrième de couverture[2]. Forte est la tentation de chercher à ouvrir et aplanir le bel ouvrage (au risque de l’abîmer) afin de contempler la fresque. Et l’idée d’un grand dessin de couverture fait écho à ce paysage, annoncé dans le titre du livre de Lambé et de de Pierpont ; et mérite donc de s’y attarder.
Plutôt qu’un paysage, la couverture représente un champ de bataille, peuplé de chevaux et de fragments de soldats gisant sur le sol, démembrés comme s’ils étaient des figurines d’un jeu pour enfant. Sur la première de couverture, à droite, se tient une cavalerie occupée à charger ; face à ce que l’on peut soupçonner d’être l’armée adverse ; figurant elle sur la quatrième de couverture à gauche — en bonne symétrie. Derrière ces personnages, se tient une étendue de terre bleue, avec quelques maigres arbres dont l’ombre s’étend en direction des cavaliers en déroute. Et puis, le ciel, rouge avec des traînées de nuages pointant vers l’horizon, un peu comme celles qui auraient pu être laissées par des avions. Ces personnages sont rouge ou bleu, ou même blanc, avec des traits qui parfois se détachent en transparence sur d’autres éléments. Ils sont tous vêtus de vieux uniformes, datant probablement du XIXème siècle.
S’ils sont censés être en mouvement, un sentiment d’immobilité se dégage de la scène, probablement à cause du personnage au centre de la couverture, une femme sans couleur, que l’on devine être l’héroïne du livre. Elle est parée d’une coiffure, de vêtements et d’une valise anachroniques par rapport aux autres personnages et semble avoir été copiée-collée sur le dessin ; on l’imaginerait plus volontiers dans une gare ou un aéroport. Pourtant sa centralité, le fait qu’elle soit blanche, qu’elle semble avancer en direction d’une ligne de fuite indiquée par les nuages, etc. font d’elle le point d’attention de la composition. Autour d’elle, les cavaliers semblent des fantômes revivant une bataille sans but ni fondement, et traversant en biais ce paysage dont le point de fuite, signalé par les nuages, est loin sur l’horizon. Cette femme n’est pas le seul élément incongru de la fresque : des lapins se promènent sur le sol, un pot de fleurs fait office de décoration inattendue en quatrième de couverture, et un numéro 17 inexpliqué est visible sur une espèce de sacoche.
Les pages de garde reprennent cette fresque avec de nombreuses variations. Y apparaissent d’autres personnages du récit, une paire de sandales, un vélo (autant d’objets qui auront leur importance narrative dans la suite du livre). Et aussi un personnage assis de dos sur une chaise rouge, un chien noir à ses côtés, et qui regarde un dessin aux trois quart cachés, et avec un autre poster à ses pieds. Allusion aux auteurs ? Hommage à Magritte[3] ?
Puis, on retrouve ce tableau en introduction au récit. Les auteurs explicitent dès lors la couverture — cette femme n’est en réalité pas dans le tableau, mais devant lui, on peut la deviner happée par la scène. Et de fait, elle se trouve tellement absorbée par la composition que le gardien du musée doit la rappeler à l’ordre, et lui intimer de quitter les lieux avant la fermeture[4]. C’est alors que le récit commence réellement. Le lecteur suit cette femme qui s’exile, quitte la ville en laissant son téléphone portable sur un banc, et s’en va séjourner dans un camping presque vide et perdu au milieu de blanches étendues de neige, qui constitueront une autre déclinaison du paysage annoncé dans le titre de l’album.
Le reste de l’histoire se déploie de manière plus classique. Fanny (nom de cette femme, on l’apprend par la suite) a perdu sa fille, renversée par une voiture alors qu’elle faisait du vélo. Elle fuit ce drame, quitte son compagnon et va s’isoler dans ces paysages désolés en signe de deuil. Le tableau de la couverture et de la première scène reviendra donc de manière parcellaire, lors d’un premier flash qui distille des informations (encore inintelligibles) sur l’accident. Celui-ci ne sera clairement désigné que lors d’un troisième flash, ou plutôt flashback qui montre le contexte du drame. Le séjour de Fanny sera également peuplé d’épisodes oniriques/cauchemardesques qui permettront d’étirer le récit. L’expression « paysage après la bataille » constitue donc a priori simplement un euphémisme pour désigner le deuil.
Paysage post-coïtum
A moins que ce paysage soit celui du corps de la femme après l’acte sexuel. Le caractère morbide de l’amour charnel est l’un des autres leitmotivs du livre (avec les flashbacks de l’accident). Ainsi, le drame a pour cause un désir sexuel. Lors d’un flashback, les auteurs placent le lecteur dans la peau du conducteur du véhicule. Celui-ci écrit un SMS à une certaine Sophie, « je suis là dans 5 mn J’ai fait les courses » lit-on dans une case occupant un quart de la page. Puis dans l’image suivante sans décor et deux fois plus grande, le conducteur ajoute « J’ai envie de toi ». Suivent plusieurs représentations rapprochées de Fanny et sa fille en vélo, superposées avec les images de la fresque et avec des fonds de nuances différentes. Le désir devient fautif, la pulsion est responsable de la mort de la fillette. Dans la suite du flashback, Fanny se retrouve nue sur la scène de l’accident, le noir de ses poils pubiens faisant écho à une pierre qu’elle ramasse pour l’écraser contre la tête du chauffard.
Autre apparition du lien entre le sexe et la mort : quand Fanny prend sa douche, elle cache son pubis avec les mains et en parallèle un personnage la braque avec son fusil par planche interposée (lui sur la case de la page gauche, elle sur la page droite — voir l’illustration). L’arme ne crachera finalement qu’une goutte de liquide, possible lien vers l’eau de la douche ou vers le sperme. Passées quelques pages, ce sera au tour du sèche-cheveux d’être investi d’un symbolisme phallique, Fanny le braquant comme si elle se tirait une balle dans le crâne. Plus loin encore, une autre scène onirique commencera par la représentation de l’acte sexuel, pour enchaîner sur le sexe en érection d’un cheval (doit-on comprendre que faire l’amour pour Fanny s’apparente à se faire pénétrer par cet animal ?). S’ensuit une nouvelle apparition du gardien de musée, la braguette ouverte et le pénis pendant. Puis à nouveau Fanny et un homme que l’on soupçonne être son compagnon se masturbant dans le décor de la fresque. Le « paysage après la bataille » serait donc aussi un euphémisme pour le post-coït triste.
Malgré ce traitement subtil du deuil, les épisodes qui servent de lien entre ces variations oniriques peinent à maintenir une tension. Les personnages que côtoie Fanny ne parviennent pas totalement à émerger comme dignes d’intérêt entre ces scènes fortes. Tout cela est peut-être volontaire : tout paraît fade aux yeux de la mère qui a perdu son enfant. Et les cauchemars dans lesquels surgit le morbide et le refoulé impliquent des périodes de latence (de dépression), ponctuées d’ennui et de tristesse. Mais cela diminue l’intensité du récit. Par exemple, le personnage du boxeur/chasseur semble à la recherche d’une épaisseur — son histoire, ses traumatismes restent au second plan face à ceux de Fanny. Il se cantonne à un second rôle d’écorché vif dont les réactions et les actes restent difficiles à appréhender ou comprendre ; et dont la douleur semble à l’arrière-plan par rapport à celle de Fanny.
Le style graphique renforce ce sentiment, notamment à cause des visages lisses des protagonistes et du style « propre » de Lambé (sans hachure, sans détail — dont les visages me font penser de plus en plus à ceux dessinés par Olivier Schrauwen). Le découpage (des planches avec seulement une à quatre cases) et la narration, lente et minimaliste tendent à donner aussi un sentiment de flottement du récit.
Et le crescendo des scènes qui font passer la narration de l’indicible (la mort ne sourd qu’à travers le terme « bataille », le deuil qui devient le « paysage après la bataille ») au dicible (la mort de l’enfant) perd de sa force narrative dès lors que la scène de l’accident est révélée au lecteur. Preuve — à mon sens — que le non-dit, le dissimulé (le refoulé ?) possède une puissance narrative bien plus forte que ce qui est directement exprimé… un peu comme un film d’horreur dont le suspens reposerait sur une menace invisible (laissant l’imagination faire son œuvre), mais qui une fois révélée échouerait à effrayer le spectateur. Comme le disait un ami, la scène de l’accident paraît tellement évidente qu’elle en devient inutile et du coup invalide presque les précédentes. Et le risque du titre est soudainement mis en lumière : la bande dessinée est un art en mouvement, la description d’un paysage incomberait plutôt à la peinture, discipline plus statique.
Notes
- Rappelons cependant qu’en 2000, Passage en douce d’Helena Klakocar publié chez ce qui était alors le Fréon, a reçu le même prix.
- Signalons que le titre de « paysage après la bataille » a déjà utilisé pour d’autres œuvres, et notamment par Andrzej Wajda pour un film sorti en 1970, que j’avoue ne pas avoir vu et auquel le livre qui nous préoccupe ici ne semble pas y faire allusion.
- Eric Lambé parle plus longuement de ces fresques dans l’entretien qu’il a récemment accordé à du9.
- Figure du 9ème Art que le gardien de musée… Difficile de ne pas penser à celui de l’Oreille cassé.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!