Petit Trait

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Le petit trait est là, en bas à droite, debout, ou bien à plat, sur ce blanc du papier où les éventuelles trois dimensions de convention sont saturées à en être indistinctes par une lumière interne. S’il y a un bas et un haut comme dans une page, alors peut-être contemple-t-il ce titre et ces noms exactement à l’opposé sur cette couverture, et nous invite-t-il alors, d’une ondulation parcourant son être, à la tourner pour que l’histoire puisse enfin débuter. Bien sûr, puisque nous sommes dans une bande dessinée muette, ce trait, cette trace d’encre ne disant rien comme les lettres, marque sa présence pour mieux être qualifiée par le titre. En quelque sorte, signifier pour être le signifié. En soi c’est déjà héroïque.

Avec si peu de dessin, si peu de mots, peut-il y avoir une histoire ?
Eh bien, oui. Rythmée et prenante qui plus est. D’un cadre dessiné délimitant un espace blanc de forme carrée, le trait surgit dès la deuxième case[1] comme l’aboutissement de cette limite, extrait de ce trait de limitation qui aura acquis ainsi son autonomie,[2] d’un trait trop long, d’un dépassement, de cet excès dans le calcul du périmètre de délimitation d’un espace où tout se passera. Ce cadre créant un dehors et un dedans, il est possible aussi que le Petit Trait ait surgi non pas hors du cadre, mais plutôt d’un hors champ, pointant une tête curieuse, ou pour le moins une extrémité sondeuse. C’est comme ça. Ce trait n’est pas une ligne claire. Il ne limite pas, sait se confondre avec une limite et surtout ne cherche pas à représenter par la limite, en faire le contour d’une chose ou de quelqu’un. D’ailleurs pour montrer qu’il n’est pas clair et qu’il maîtrise sa ligne, il ondule, se torsade et se courbe, montre qu’il n’est pas uniforme, peut avoir lui aussi comme un plein et un délié.[3]

Mais s’agiter ne suffit pas, il faut avancer voir quelqu’un, quelque chose. Ou bien : il faut cesser de s’agiter, voici quelqu’un, quelque chose. Oui, dans ce cadre où le Petit Trait marque le centre, on ne sait s’il avance ou si c’est le décor qui avance. En l’absence de repères pour relativiser, il y a donc deux possibilités. Le surgissement d’une multitude de traits dans ce cadre n’en précise aucune. Contaminé par ce doute des premières planches, on ne devine toujours pas si c’est Petit Trait qui avance ou bien cette multitude. La seule certitude est que leurs obliquités respectives sont opposées, et que cette croix latente que dessine leurs trajectoires peut évoquer un croisement ou bien marquer un interdit, une impossibilité.

A la planche six, les choses se précisent. Petit Trait, noyé dans la multitude de ce flux, de ce qui à une autre échelle pourrait être un trait cherchant à le contenir, surgit soudain après ce qui semble maints efforts. En lignes brisées plutôt qu’ondulantes, Petit Trait semble moins vivant[4] et la mise en page des différentes cases de la planche sept semble signifier la chute. Si l’ambiguïté peut encore demeurer pour les premières planches, à partir de celle-ci Petit Trait avance et suit diverses directions. Le haut et le bas par contre, se confirment dans les planches suivantes comme une illusion astucieuse et éphémère de la mise en page de la septième planche.

Petit Trait récupère et va se cacher dans le gribouillis, le griffonnage, l’ombre par la saturation de traits. Ce qui serait l’équivalent d’une forêt, peut-être aussi celle d’un cimetière, qui de havre de paix devient environnement hostile à la monade Petit Trait. Il doit fuir à nouveau une foule de traits hostiles, peut-être envoyant des traits et le traitant. Que n’acceptent-ils donc pas ? La différence physique ou de comportement ? Dans sa fuite éperdue, d’autres dangers se présentent. Des traits géants jaillissent. L’un d’eux le coupe en deux.

Ce qui aurait pu être la fin devient un degré d’intensité supplémentaire dans l’histoire. La division n’est pas rupture mais multiplication. Petit Trait a alors une descendance et dans ces pertes d’échelles[5] demeure intact malgré tout. Mais son comportement change. A cette moitié qui vient de naître, à ce double de lui-même, il porte désormais une attention et un encouragement qui pourra être, pour les plus sensibles des lecteurs/lectrices, celui d’un père pour son fils.[6] L’intelligence de Baladi est de suggérer ce sentiment et de faire que les planches qui suivent deviennent un drame se terminant par une apothéose, glorifiant une lutte perdue d’avance. Petit Trait devient alors un héros véritable.

Cette bande dessinée est le plus souvent qualifiée d’abstraite par les commentateurs et concrète par son auteur. Est-ce un réflexe d’artiste qui rappelle ceux de certains peintres abstraits se qualifiant de concrets ? Je ne rentrerai pas dans un débat, à mon sens un peu dépassé, opposant ces deux distinctions. Je noterai simplement que si Baladi avait appelé son livre «Bactérie», qui, je le rappelle signifie étymologiquement «petit bâton», personne n’aurait qualifié ce livre d’abstrait. L’épisode où Petit Trait est coupé en deux aurait évoqué une de ces divisions cellulaires (certes un peu contrainte) communes à ces micro-organismes et le récit en lui-même aurait été digne des grandes quêtes de Fantasy avec cette particularité de se dérouler dans un royaume microscopique.[7]
On voit donc une fois de plus, toute l’importance du titre dans une bande dessinée muette qui, à lui seul, peut déterminer toute l’interprétation des signes dessinés. Il est fort probable qu’avec ce titre, Baladi s’amuse aussi a brouiller les pistes et peut-être un débat sur ces bandes dessinées dites «abstraites». En effet, soit il a donné un titre «abstrait» pour cacher le «concret» de sa bande dessinée muette abstraite ; soit il a donné ce titre pour renforcer l’abstraction de celle-ci. Un album qui, en ce sens, pourrait alors être aussi une sorte de brillant (petit) trait d’esprit de nature graphique.

Notes

  1. Planche 1.
  2. Petit trait ex-trait, du grand de celui qui fait le cadre.
  3. Case deux planche deux. Petit Trait n’est pas tracé au rotring, mais plutôt à la plume. Il se courbe et devient plein et, comme certaines personnes en rapprochant leur menton de leur cou peuvent acquérir un double menton, il acquiert lui aussi une épaisseur, ici de trait et non de chair, qui le rend au final bien vivant.
  4. Le vivant n’est pas géométrique.
  5. Traits de toutes tailles/épaisseurs, gros plan sur les «acteurs» de cette histoire, etc.
  6. Utilisation du masculin par défaut en raison du titre de l’album.
  7. L’éditeur, dans le texte présentant ce livre sur le site du diffuseur, invite ironiquement à offrir ce livre étrange aux amateurs de bandes dessinées d’Héroic Fantasy.
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Chroniqué par en mars 2009