Priape

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Dans une bande dessinée pratiquant l’absence du verbe, le ou les mots du titre restent aujourd’hui irréductibles ne serait-ce que pour pouvoir référencer l’ouvrage auprès des librairies, des bibliothèques et des bases de données en général. Le mieux pour l’auteur reste donc de le choisir, voire de s’en jouer, tout en évitant du même coup les usages intempestifs toujours facilement généralisables.[1]

Ici le titre en couverture est Priape, qui, par sa présence dans l’image, semble désigner (légender, mythifier) le personnage replié sur lui-même en bas à droite.
Est-ce son nom ? L’histoire ne le dira pas, bien sûr. Le mot «Priape» garde donc sa richesse de désignation, d’un dieu grec bien trop membré à celui d’un sexe en érection. Un entre d’eux parmi d’autres où le récit peut ancrer et cultiver toutes ses ambiguïtés.

Le personnage que l’on suivra du regard jusqu’à ce qu’il perde la vue, n’est pas un dieu mais un enfant d’hommes, d’un couple riche qui, à peine né, le rejettent en dehors de la ville car monstrueusement affublé d’un sexe d’adulte poilu et hors de proportion sur un si petit corps. Recueilli par un berger et sa femme, il sera élevé par eux, en même temps que leur fils nouveau-né lui aussi. Ils ont certes constaté la disproportion de l’appareil reproducteur, mais après l’horreur du constat, celui-ci est rapidement accepté car, peut-être, mettant en valeur la normalité de leur enfant, fortune incalculable dans leur médiocre condition sociale

Ce qui rapprochait le plus le dieu grec des jardins[2] de notre personnage, semble se résorber en même temps que le corps, autour de ce sexe, acquièrt les proportions d’adulte qui lui sied. Qu’était-il donc avant ? Une vision d’adultes sur un enfant ? Un signe du destin ?
C’est avec l’affirmation de son identité sexuelle que la tragédie commence vraiment. Rivalité avec son frère de lait, penchant pour celui-ci, jalousie violente[3] en le surprenant dans son premier amour (physique et hétéro révélant le platonisme s’ignorant homo du sien), puis fuite et découverte de la cité, des rues de la mendicité au palais des Banquets philosophiques (autrement Platoniques) où il rencontre celui qui le fait homme, enfin, rassuré et définitivement polarisé dans sa sexualité.

Mais celui qui enchante ses nuits est l’auteur de ses jours, et quand l’histoire d’amour se termine une jalousie plus meurtrière l’emporte à nouveau et l’histoire d’Œdipe s’inverse tout en se terminant dans le même aveuglement.[4] C’est ce frère de lait devenu militaire qui l’arrêtera et lui infligera ce châtiment ; non par justice, mais pour avoir aperçu ce sexe grotesque et gigantesque (mais non érigé) soudainement réapparu à ses yeux.
Cachant ce qu’il ne saurait vouloir voir, il annule sa vision en supprimant celle de son frère adoptif. Celui-ci n’était que ce qu’il était aux regards des autres (particulièrement à l’âge du mutisme infantile où tout se décide par les adultes), en s’étant identifié à leur vision (inconsciente ?), en la partageant par amour qui plus est, il redevient monstrueux, surtout aux vues de cette armée romaine occupant et soumettant souterrainement la Grèce en incarnant une virilité se voulant sans nuances.

A la différence d’Œdipe, notre personnage est sans descendance. Il a pour Antigone un ami, qui, amoureux, l’avait sorti de la rue mais n’avait su rendre réciproque son sentiment en raison de son physique banal. Une fin ouverte donc, puisque les apparences n’ayant plus de sens pour l’un, offre tout ses chances aux sentiments intacts de l’autre.[5]

Nicolas Presl campe des personnages au profil grec compressé, affichant leurs sentiments intenses par une stricte verticalité du cou et de la tête, dithyrambe graphique plein de justesse incarnant le tragique et la tragédie. Leur yeux sont des «yeux grecs», de ceux peint sur les boucliers hoplites à ceux peints par Cocteau sur les paupières d’acteurs. Leurs tailles et la dilatation de leurs pupilles sont proportionnelles à celle de leur sensibilité, provoquant, on peut le supposer, le flou des apparences au profit de ce monde des idées cher au platonisme et à sa conception de l’amour. Il y a aussi les métamorphoses d’apparence bovidienne et de nature ovidienne, dévoilant un fond animal et pulsionnel qui, ici, se réincarne dans cette puissance taurine Picassienne pour former cette chimère (taureau/bélier) d’un amour contre nature par filiation.
Priape est un récit richement nuancé qui ne s’épuise pas aux relectures et encore moins par le biais d’une chronique allusive. Il interroge par l’antique notre présent sur cette question restant essentielle du déterminisme de l’identité sexuelle. Un travail doucement savant, privilégiant l’intelligence et l’acuité des perspectives mythiques.

Notes

  1. Imaginez que Bleu de Trondheim vous soit désigné ainsi : «euh… tu as lu le livre muet couleur de contractuelle de Trondheim ?».
    Notons que dans cette désignation nous devinons qu’il s’agit certainement d’une personne vivant à Paris et ayant une automobile. L’exercice de style consistant à désigner les bandes dessinées muettes sans titre peut donc représenter une source d’information intéressante sur leurs lectorats, leurs interprétations, etc.
    Voire aussi une source d’amusements potaches pour les lecteurs, libraires, éditeurs et un écrivaillon d’une chronique…
  2. Priape dieu des jardins, symbole de fertilité ithyphallique était sensé, aussi, effrayer les voleurs de toute sorte par l’argument massue de son membre démesuré. Entre épouvantail et nain de jardin, sa petite taille générale était peut-être — pure supposition de ma part — un moyen d’éviter que son argumentaire principal ne serve de perchoir aux oiseaux ayant repéré son immobilisme statuaire.
  3. Il tue une partie du cheptel de ses parents adoptifs.
  4. Notons qu’en psychanalyse l’Œdipe inversé existe bel et bien et fait partie de la période dite Œdipienne de l’enfant.
  5. Ajoutons aussi que le personnage principal, dans sa quête intuitive d’un amour, rejoint Priape dans le sens où ce dieu est aussi celui de l’érection constante devenant douloureuse par un désir n’arrivant pas à trouver le/la partenaire (mais aussi la manière) lui permettant de l’assouvir (d’où le priapisme). Un dieu paradoxal donc, n’utilisant jamais son sexe érigé qui pourtant est son élément physique le plus identitaire. Le personnage de Presl (dans la limite de ce que nous montre l’auteur), même s’il n’utilise pas son sexe (il est pénétré) se distingue quand même du dieu par l’assouvissement de son désir (plaisir) et aussi par son absence d’érection (il aurait juste un très gros sexe, dans le conditionnel du regard des autres). Avant d’avoir trouvé l’âme sœur (paternelle), la tension était uniquement dans la quête inconsciente (muette) de cet assouvissement d’un désir strictement humain (encore une fois le personnage du livre n’est pas un dieu) à l’avers physique et au revers sentimental.
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Chroniqué par en octobre 2006