Veuve Poignet

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Parfois taxée de facilité, la bande dessinée minimaliste fait pourtant souvent preuve de bien plus d’imagination et d’ingéniosité que le gros de la production. Malheureusement, les préjugés ont la vie dure et malgré quelques rarissimes exceptions, le minimalisme attise peu l’intérêt du public, des critiques, et même des auteurs. Il y a pourtant une certaine forme d’authenticité dans le radicalisme de certaines œuvres qui frôlent l’essence même du médium.

Si l’on regarde de plus près l’histoire de l’art, le mouvement minimaliste est d’abord né dans la peinture (avec Ad Reinhardt et Frank Stella), avec comme but de créer des œuvres qui ne pouvaient être vues que pour ce qu’elles étaient, et non pas pour ce qu’elles représentaient. La simplicité, la sobriété extrême généralement utilisée permet aux artistes de se débarrasser du superflu, de tout effets illusionnistes qui pourraient brouiller le propos, effaçant de ce fait n’importe quel dispositif a priori séducteur… En bande dessinée c’est pareil, et l’on en revient à se poser ces questions : Comment ne pas en faire trop ? Est-ce suffisant ? Comment ne pas tomber dans la démonstration ? Comment transmettre des émotions, ou non-émotions, avec des codes graphiques et narratifs ? Qu’est-ce que je veux dire ? Quel est mon but ?
Bien sûr le caractère techniquement simpliste du minimalisme évoque l’idée d’une excuse de mauvais dessinateur, ou du dessinateur flemmard… Dans un monde où la virtuosité est idolâtrée, on en oublie trop souvent l’ingéniosité que peut cacher une production en apparence maladroite. Le dessin n’a que peu d’importance dans le minimalisme, c’est plutôt le code qui est primordial. Le signifiant renvoie directement au signifié sans passer par d’autres considérations, qu’elles soient esthétiques ou techniques. La transparence du procédé tend vers l’évidence du propos. Le minimalisme, c’est l’évidence.

Pourtant, quand on lit par exemple L’autre fin du monde d’Ibn Al Rabin, l’intérêt du procédé n’est justement pas évident. Cet album aurait pu être raconté avec un dessin non minimaliste, cela n’aurait pas changé grand chose. Mais l’originalité, le ton et l’ambiance voulus par l’auteur et qui contribuent en grande partie à la force de ce livre, dépendent fortement du matériau minimaliste utilisé. La démarche logocentrique du minimalisme n’est donc pas forcément une nécessité, puisque celui-ci est un outil, et le génie de certains auteurs est de parvenir à utiliser cet outil dans un autre contexte, dans un autre but, que celui pour lequel il semble destiné.[1] D’autres exploitent une démarche logocentrée dans des buts expérimentaux[2] ; d’autres encore parviennent à faire un beau mélange des deux, comme Clémence Gandillot avec De l’origine des mathématiques, La nouvelle pornographie de Lewis Trondheim, les albums de La Petite Personne de Perrine Rouillon ou bien celui qui nous préoccupe aujourd’hui : Veuve Poignet de Greg Shaw.

Constitué seulement de petits carrés de couleur (en général 85 par page !), et d’une légende située sous le rabat de la couverture, les pages de Veuve Poignet ne ressemblent pas a priori à ce que l’on attend d’une bande dessinée. Cet hermétisme coloré cache un travail sur le signe clairement défini. En effet, chaque coloris renvoie à un terme désigné dans la légende : idée, sujet ou émotion. Le signifiant est ainsi directement lié au signifié. Le sens n’est pas perturbé par une quelconque digression visuelle ou narrative, le code utilisé est limpide, pur…

Veuve Poignet n’est donc pas une œuvre abstraite, mais bien minimaliste : ici l’abstraction est purement iconique, car certains mécanismes narratifs sont présents : rapport signifiant-signifié et idéation de la forme, séquentialité, mais aussi récit apparent avec chute parfois «gaguesque». Seule la représentation reste abstraite, puisque purement pictographique plutôt que figurative. Ainsi, l’abstraction n’est pas un but, mais bien un outil répondant au mieux aux exigences et aux valeurs portées par le minimalisme. Ajoutons que chez les artistes fondateurs du mouvement dans les années 50, l’abstraction était également utilisée en grande partie pour éviter toute représentation figurative, trop connotée.

On peut finalement se demander si ces carrés de couleurs sont eux-même véritablement abstraits. Si l’on prend en compte leur aspect global, couleur mise à part, ils rappellent directement les cases des bandes dessinées plus traditionnelles. L’on ne peut donc nier la banalité de la chose, et l’abstraction ne réside plus que dans l’utilisation de la couleur… même si l’on peut y voir encore une abstraction toute relative, puisque chaque teinte est vecteur d’un sens bien précis.

Pourtant Greg Shaw semble se fourvoyer sur l’aspect plastique de son œuvre : l’élégance de cette juxtaposition de petits carrés colorés pourrait porter atteinte au principe de neutralité esthétique revendiqué par le minimalisme… Cela n’est pourtant pas le cas, car si l’un des principes fondamentaux du minimalisme est d’éviter tout racolage artistique, il n’interdit pas la qualité plastique tant que celle-ci ne prend pas le pas sur le propos. Les pages de Veuve Poignet sont certes belles, mais l’attention du lecteur, quel qu’il soit, sera plutôt portée sur l’interrogation, la captation du sens, et sur le jeu de substitution de l’image par l’imaginaire. Le lecteur averti, lui, observera peut-être plus la séquentialité mise en place grâce à la superposition et à l’alternance répétitive de ces différentes couleurs.

L’humour aussi pourrait paraître de trop. Souvent considéré comme un sous-genre par les hautes instances intellectuelles, on a ici la preuve qu’humour peut aller de pair avec conceptuel et abstraction. On pourrait également argumenter qu’il distrait le lecteur du message de l’œuvre… Pourtant, il fait ici partie intégrante du discours : Greg Shaw s’efforce de démontrer que l’abstraction n’est pas forcément source d’hermétisme, puisque Veuve Poignet non seulement raconte des histoires, mais en plus elles sont souvent drôles… On remarquera que la plupart du temps, le gag ne prend tout son sens que grâce au titre donné en haut de page.[3] Ce jeu avec les titres rajoute un aspect intéressant, puisque généralement ils ont une fonction illustrative, alors qu’ici ils sont partie prenante de l’œuvre. Indissociables, mieux : indispensables.

Le sujet principal, l’onanisme sous toute ses formes, peut faire ricaner à lui seul. Pourtant, Trondheim et McGuire ont eux aussi utilisé le minimalisme pour raconter des cochonneries, car il y a bien quelque chose qui dépasse la simple vulgarité dans la codification minimaliste, et ces auteurs l’ont bien compris. En prenant l’un des grands tabous de notre société, et en lui ôtant tout ce qu’il peut avoir de séducteur,[4] ces auteurs parviennent non seulement à parler de sexe sans tomber dans la délectation voyeuriste et masturbatoire, mais surtout ils conceptualisent parfaitement l’idée que la codification minimaliste neutralise les potentiels effets racoleurs. On pourrait rajouter sans doute que la pornographie est le sujet idéal du minimalisme, suggérant ainsi le caractère phallogocentrique du logocentrisme.

La bande dessinée, art de la simplification visuelle, art séquentiel et art de la reproduction,[5] , nous est dévoilée dans son plus simple appareil. Veuve poignet lève le voile de cet art illusionniste, et révèle ses principaux mécanismes : utilisation de codes graphiques, superposition et itération iconique.

Notes

  1. Je pense à Lewis Trondheim et à Ibn Al Rabin donc, mais aussi à José Parrondo, à Pome Bernos ou bien encore à l’espagnol Calpurnio qui utilisent souvent certains outils minimalistes pour atteindre un certain degré de naïveté apparente, destiné à donner un ton, une ambiance…
  2. Voir les albums suivants : Parcours Pictural du même Greg Shaw, TNT en Amérique de Joshen Gerner, New Wanted de Laurent Cillufo, P+O de Richard McGuire…
  3. Prenons l’exemple de la page intitulée «Tsunami». Nous avons : «Peau», «Gland», «Peau», «Gland», «Peau», «Gland», puis 77 cases de «sperme», que viennent clôturer deux cases de «comprend pas».
  4. Le voyeurisme dû au caractère exhibitionniste des images en est absent.
  5. J’entends par là l’obligation de reproduire décors et personnages pour l’intelligibilité du récit.
Site officiel de La Cinquième Couche
Chroniqué par en septembre 2009