Beyrouth, ville dessinée

de

Il y a 6 ans (déjà !), du9 s’était penché sur des artistes emblématiques de la nouvelle bande dessinée libanaise : Mazen Kerbaj, suivi de Zeina Abirached, et enfin le groupe animant la encore jeune et prometteuse revue Samandal.

Une nouvelle scène était en train d’émerger, avec des auteurs nés pendant la guerre civile qui utilisaient le 9e Art pour panser des plaies, se souvenir et exprimer leur vision de la société. Cette nouvelle bande dessinée libanaise était et reste marquée par les contingences politiques. La guerre (civile) et ses stigmates restaient cachés au coin de la rue, surgissant çà et là. Et puis, il y avait aussi eu l’autre guerre, celle de l’été 2006, pendant laquelle Beyrouth avait subi les bombardements israéliens. Elle était plus visible et avait par ailleurs donné lieu à la première publication hexagonale de Mazen Kerbaj, chez l’Association (Beyrouth. Juillet — août 2006, qui constitue une reprise de sa chronique des bombardements via son blog) — enfonçant un peu le clou d’une bande dessinée libanaise marquée au fer par sa violente histoire contemporaine.

Les années ont donc passé, la situation politique a évolué mais reste chaotique : crise gouvernementale, crise des ordures, crise des réfugiés… Et en même temps, la société civile semble décidée à faire entendre sa voix… que ce soit en politique (le mouvement Madinati), ou dans les arts et donc la bande dessinée. Dans les quartiers branchés, celle-ci s’est faite une place discrète mais réelle sur les étagères des libraires, a envahi les galeries, et occupe désormais quelques journées des agendas des diverses institutions culturelles.

Les rues de ces quartiers portent elles aussi les stigmates de cette lente progression : on retrouve les dessins de Mazen Karbej dans les galeries, les boutiques (notamment à travers les pochettes de la maison de disques qu’il a co-fondée, Al Maslakh) ; Zeina Abirached et d’autres illustrent les bouteilles de la maison viticole El Ixsir… Et les nouvelles publications se multiplient : éphémère revue La furie des glandeurs, Ville avoisinant la terre de Jorj Abou Mhaya, Bye-bye Babylone de Lamia Ziadé, Laban et confiture de Léna Merhej, livres des éditions de l’Académie libanaise des Beaux-arts (ALBA), ou d’auteurs tels que Barrack Rima, Jana Traboulsi… La bande dessinée libanaise affirme aussi son ancrage dans le monde arabe et ses particularités, grâce notamment à Samandal qui lance des ponts vers les autres pays de la région, revendique son trilinguisme anglais, arabe et français. Elle s’engage aussi, comme on le voit encore avec Samandal ou avec le livre sur les réfugiés syriens édité par l’ONG Solidarités International.

Et à l’inverse, les rues de Beyrouth remplissent les bandes dessinées libanaises, comme l’illustre Lettre à ma mère de Mazen Kerbaj, œuvre qui constitue un quasi manifeste. Ce récit de dix pages est composé d’images de la capitale, principalement des bâtiments illustres dessinés en noir et blanc, avec un ciel bleu clair parsemé de quelques nuages, et parfois un contour en orange sans détail représentant d’autres immeubles ou éléments du décor. Symboles de Beyrouth qui apparaissent comme les ruines de la Rome antique, majestueusement plantés au milieu de bâtiments contemporains sans mystère. « Aujourd’hui maman est morte » — Mazen commence son récit par cette annonce. La mère en question, c’est Beyrouth, dont le nom n’apparaît qu’à la dernière planche-case toute d’orange et de noir, avec un coucher de soleil venu effacer le ciel bleu. Là finit le récit avec son seul phylactère : « et je te hais plus que Satan ne Dieu ô ma Beyrouth ».

J’ai pour ma part lu Lettre à ma mère pour la première fois en français dans un numéro du Monde diplomatique. Je l’ai retrouvée dans le livre éponyme paru chez l’Apocalypse. Et aussi en arabe dans le numéro 13 de Samandal. Et vendue en format fanzine dans la galerie Plan Bey (en anglais cette fois, si mes souvenirs sont bons), avec également des reproductions grand format en vente. Lettre à ma mère a envahi le paysage, devenant une sorte de guide de voyage. Le livre à la main, le visiteur pourra facilement admirer les édifices décrits lors de ses déplacements en ville. Il pourra aussi les compléter avec une autre histoire du recueil de l’Apocalypse et portant sur l’architecture de Beyrouth, L’ovni et auquel un autre Libanais (d’origine) Baladi rend hommage dans Fortune, petit livre édité par Plan Bey.

Mazen Kerbaj n’est pas le seul auteur de bande dessinée libanais à être obsédé par sa ville. Les titres des diverses publications sont éloquentes : en vrac, Barrack Rima a signé Beyrouth (tout simplement) et le plus récent Beyrouth bye bye… qui fait (involontairement, on suppose) écho au Bye bye Babylone de Lamia Ziadé. La jeune Tracy Chahwan a sorti plus tôt cette année Beirut Bloody Beirut. Les rues de la capitale reviennent aussi régulièrement dans l’œuvre de Zeina Abirached — son premier livre s’intitule Beyrouth Catharsis, le deuxième 38, rue Youssef Semaani et le quatrième Je me souviens — Beyrouth. Le numéro 2015 de Samandal, Géographie évoque lui aussi Beyrouth, sa couverture figurant l’exposition de réouverture du musée Nicolas Sursock d’art contemporain. Ajoutons aussi la résidence au printemps 2017 de l’auteur Christophe Dabitch, invité par la Maison des écrivains de Beyrouth pour travailler sur le thème des frontières invisibles de la capitale libanaise.

La synthèse de cette nouvelle vague obsédée par son milieu urbain s’exprime peut-être le mieux par le nom d’un éditeur et galerie qui promeut le fer de lance de cette nouvelle bande dessinée libanaise Plan Bey ((On notera la récurrence du B (Bey)… dans les titres déjà évoqués avec leurs « bye-bye », « bloody » ou « Babylone »… Et quelques exilés vivent aussi dans des capitales en B/Bey Mazen Kerbaj vit désormais à Berlin, Barrack Rima à Bruxelles.)). Il introduit la possibilité d’une cartographie de Beyrouth graphique alternative à la vraie ville, d’une « bey-route ».

Cette scène libanaise pourrait bien être un laboratoire de la bande dessinée, rarement aussi développée dans les pays que l’on dit du sud. Elle pourrait aussi tirer les initiatives des pays voisins (Egypte, ainsi que les pays du Maghreb) et illustrer le potentiel du 9e Art en tant qu’acteur, voire catalyseur, des évolutions sociales.

Dossier de en juillet 2017