Etienne Davodeau au Louvre
Ces derniers temps, la bande dessinée de reportage a le vent en poupe, notamment suite au lancement de la Revue dessinée. Etienne Davodeau fait partie des auteurs ayant su développer une approche «journalistique» de la bande dessinée, principalement grâce à Rural! (un reportage sur une ferme biologique traversée par une autoroute) ou plus récemment les Ignorants (récit d’une initiation croisée entre un auteur de bandes dessinées et un vigneron). Mais Etienne Davodeau ne publie pas que des reportages: la preuve notamment avec Lulu, femme nue, son récit de l’escapade d’une femme au foyer vient d’être adapté au cinéma. Sa dernière publication, Le chien qui louche, est également une fiction ayant cependant un décor bien réel: le musée du Louvre.
Voitachewski : Qu’est-ce qui t’a mené au Louvre ?
Etienne Davodeau : Les éditions du Louvre ont une importante activité éditoriale. Ils invitent régulièrement des auteurs de bande dessinée à raconter des histoires sur le Musée. C’est une expérience qui marche bien : Nicolas de Crécy, David Prudhomme ou encore Taniguchi Jirô se sont déjà prêtés à l’exercice. J’ai donc à mon tour manifesté mon intérêt. Du coup, j’ai passé beaucoup de temps au Louvre pendant deux ans : j’avais obtenu un laissez-passer permanent… et rien que pour ce badge, l’expérience valait le coup ! Je pouvais tout visiter, que le musée soit ouvert ou fermé : j’y ai passé une nuit, je suis allé sur les toits, j’ai visité les ateliers de restauration… Je suis vraiment allé partout. J’ai cherché et suis resté dans les lieux les plus propices pour mon histoire. C’était comme un jeu, j’avais l’impression de chercher des scènes de théâtre où poser mon action. Et j’ai dessiné beaucoup de personnages. Il y a des milliers de visiteurs chaque jour au Louvre. Ce sont des gens qui déambulent, ils ont ce pas propre aux visiteurs de musée. Ils marchent beaucoup et ne s’arrêtent que devant les stars, pour prendre des photos. Alors, on a une forêt de bras levés. Le Louvre, c’est une vraie page de bande dessinée. Il y a un réel rapport entre ce qui se passe sur les toiles et l’attitude des gens.
Je voulais donc ramener des images pour créer un récit en bande dessinée. Et devant le côté très solennel du Louvre, j’ai pensé créer une comédie fantaisiste et débridée. Il s’agit d’un cambriolage à l’envers : une toile d’un intérêt pictural à peu près nul est introduite au sein du Louvre. C’est aussi une métaphore de la bande dessinée qui arrive au Louvre. La question est de savoir ce qui a droit à une justification muséographique… C’est une question qui peut déranger.
Voitachewski : Je trouve qu’il y a un parallèle à faire entre ton travail au Louvre et Rupestres !, album cette fois consacré à des visites de fresques des grottes préhistoriques. Quel rapport entre les œuvres exposées au Louvre et ces peintures millénaires ?
Etienne Davodeau : Rupestres ! est une bande dessinée qui m’est chère. A l’origine, c’est une idée de David Prudhomme, qui est de mon point de vue l’un des plus grands auteurs de bande dessinée contemporaine. Il a donc suggéré d’aller visiter des grottes du Paléolithique et de partir à la rencontre des Sapiens qui ont représenté ces dessins, il y a des milliers d’années. Ce n’étaient pas des brutes comme on peut le croire, mais bien des gens comme nous. Leurs œuvres sont très émouvantes. Je pense par exemple à ce mammouth stylisé que l’on retrouve dans la grotte de Niaux. Or, il faut deux heures de marche pour s’enfoncer au fond de ces grottes. D’où la question de savoir pourquoi ces gens allaient peindre là-bas ? Leur motivation nous échappe.
Nous avons été très bien accueillis par les responsables sur place… Ces grottes, on les visite généralement comme le Louvre : on ne s’arrête pas, on ne fait qu’y passer. Nous avons donc décidé de nous y installer et de dessiner.
Ce qui ne devait au départ n’être qu’une promenade s’est transformé en livre que l’on voulait à l’origine appeler le Grotte Book. Comme pour ces peintures rupestres, on ne sait pas qui a fait quoi. Pour moi, c’est l’un des plus beaux voyages dessinés[1].
Voitachewski : Le Louvre se situe au milieu de Paris. Or tes histoires, se déroulent toutes dans des milieux plutôt ruraux. Les personnages ne font que passer par les grandes villes… et dans le Chien qui louche, il y a aussi beaucoup de mouvements hors de Paris-même. Est-ce difficile pour toi de représenter la ville ?
Etienne Davodeau : Je vis à la campagne. Et je dessine où je vis… L’endroit où je vis, c’est là où se passe Les ignorants. Et Lulu, femme nue se déroule à portée de voiture de chez moi, dans des régions que je connais bien. Il s’agit d’une histoire recomposée. Et on parle mieux d’un endroit quand on le connaît bien. Là où je vis et où je travaille, c’est ma matière première — c’est là où se déroulent mes histoires. Je regarde ce qui se passe autour de moi, et je le raconte. Mes histoires se passent ici et maintenant… contrairement par exemple à un western, où il faut faire un travail de recomposition. Moi, je veux pouvoir choisir mon point de vue tandis que l’expérience d’un cowboy, c’est l’expérience d’un autre. Et pour dessiner des vignerons, j’ai passé un an et demi à la vigne… et c’est un travail beaucoup plus fatigant que celui de dessinateur de bandes dessinées !
Mais j’ai un réel plaisir à dessiner la vigne, beaucoup plus que la ville. La vigne est très variée, entre celle de la Corse ou du Jura… A l’inverse, dessiner un bâtiment est monstrueux je trouve. Et il se trouve que j’ai une mémoire exécrable mais que je n’oublie jamais ce que je dessine.
Voitachewski : Comment s’y prendre pour représenter une œuvre ?
Etienne Davodeau : Dessiner une toile, c’est emmerdant. En revanche, dessiner des statues françaises du XIXème siècle est un vrai plaisir. Il faut trouver le bon point de vue, décider du cadre. Ces statues amènent un côté sensuel au Louvre. Et je dresse un parallèle avec le couple. Ce rapport au corps est intéressant…
Voitachewski : Ces toiles forment des motifs picturaux que certains rapprochent des cases de bandes dessinées, mais pas toi.
Etienne Davodeau : David Prudhomme dans La traversée du Louvre [paru dans la même collection] utilise le Louvre comme une page de bande dessinée. Il crée un rapport entre d’une part ce qui se passe dans les toiles et d’autre part l’attitude des gens. Je n’ai en revanche pas cherché à créer de continuité narrative entre les images. D’autant plus que j’ai cherché à fuir les toiles.
Voitachewski : Tu dessinais sur place ?
Etienne Davodeau : Non, cela prend trop temps et attire trop l’attention. J’ai pris des milliers de photos. J’y allais avec des idées précises et je restais sur place à tergiverser… Du coup, j’ai été photographié par plein de touristes et je dois apparaître sur des photos dans le monde entier ! On a là une gestuelle spécifique du visiteur : la prise de photo, on fait principalement de la photo quand on va au Louvre. Les gens voient le Louvre à travers l’écran de leur appareil.
Il existe par ailleurs des visiteurs quasi-quotidiens. Ce sont des Parisiens qui ont un rapport différent avec le Louvre. Ils passent de nombreuses heures dans le musée. J’ai essayé d’utiliser l’un de ces visiteurs dans le Chien qui louche, il s’agit de Monsieur Balouchi. Parmi les histoires qu’il raconte, il y a des choses que je n’ai pas inventées… Par exemple, on remarquera que certaines statues ont les pieds qui brillent particulièrement : ce sont des fétichistes du pied qui viennent caresser ou même lécher ces statues. Ce sont les petites anecdotes du Louvre… Sans elles, mon histoire ne ferait que cinq pages !
Voitachewski : Pourquoi t’être focalisé sur un surveillant et sur une famille de marchands de meubles ?
Etienne Davodeau : Les surveillants du Louvre sont invisibles… et je les ai beaucoup observés. Mon personnage principal, Fabien, est l’un d’entre eux. Un surveillant du Louvre m’a beaucoup aidé pour le créer, il est devenu mon référent (même si Fabien est très différent de lui). Il travaille là-bas depuis 15 ans et il aime visiblement le lieu. Et Fabien sort donc avec Mathilde, dont il rencontre la famille, qui se trouve être riche, mais pas du tout intéressée par l’art. Ces gens sont absolument décomplexés. Et comme ils ont entendu parler du Louvre, ils sortent de leur grenier une toile familiale pour l’y exposer. Je ne voulais pas des gens intimidés pour ces personnages. Au milieu du Louvre, ils se retrouvent vraiment comme un éléphant dans un magasin de porcelaine… ce qui créé le ressort comique.
J’aime bien un peu improviser mes livres. Pour le Chien qui louche, j’avais la trame générale mais pas le détail. Je voulais donc des gens qui ont fait fortune, que j’injecterais dans le Louvre. Or, j’ai découvert qu’il y avait des collections de mobiliers au Louvre. Ils voient donc ces pièces, qui les intéressent : elles constituent une porte d’entrée pour eux.
Et la toile du Chien qui louche est une peinture ratée et triviale. Le chien est mal foutu et a un regard halluciné. Et puis j’ai découvert qu’il y avait des chiens sur certaines toiles exposées au Louvre. Il s’agit de peintures appartenant à des collections particulières, qui représentent des vues modestes et souvent triviales de chiens.
Voitachewski : Je me demandais justement si toutes les toiles représentées dans l’album existent vraiment. Tu n’as inventé aucune œuvre ?
Etienne Davodeau : Il n’y a aucune fausse toile et aucune fausse statue.
Mais il faut aussi savoir que tout bouge beaucoup et tout le temps au Louvre. Les œuvres changent souvent de lieu et on se perd facilement les toiles. La salle de la séquence finale de l’album n’est par exemple plus valable.
Voitachewski : La bande dessinée rentre au musée… et également dans les salles obscures, puisque l’adaptation Lulu, femme nue est sur le point de sortir au cinéma.
Etienne Davodeau : Oui, l’adaptation de bandes dessinées en films est un mouvement de ces dernières années. Quai d’Orsay vient de sortir. Il y a aussi des auteurs comme Satouf, Sfar ou Rabaté qui adaptent eux-mêmes leurs livres. L’adaptation de Lulu sort le 22 janvier, et a été réalisée par Solveig Anspach, réalisatrice franco-islandaise et auteure de Haut les cœurs ! et de Queen of Montreuil. J’ai fait de la figuration dans le film. Et assister au tournage m’a permis de comprendre à quel point le cinéma est un monde de contrainte. La liberté de l’auteur de bande dessinée est inestimable !
Voitachewski : Et sur quel projet travailles-tu en ce moment ?
Etienne Davodeau : Je travaille sur un projet complètement différent : un documentaire avec le journaliste Benoît Collombat comme co-auteur. Il s’agit d’une enquête sur les années 1970, autour de l’affaire Boulin. C’était une époque où l’on mourrait beaucoup dans les coulisses du pouvoir et il s’agit de tisser le lien entre ces événements. Le livre devrait sortir dans deux ans, mais certains chapitres seront pré-publiés dans la Revue dessinée.
De manière générale, mon boulot est de raconter des histoires. Je trouve qu’à chaque fois qu’il existe des doutes sur la vérité, il y a une histoire à raconter. J’aime rencontrer des gens qui racontent leurs histoires, et j’aime raconter les choses telles qu’elles arrivent dans la réalité. Je cherche sans arrêt des histoires à raconter, ce qui nécessite d’être en permanence dans une attitude d’attention. Et maintenant, je reçois beaucoup d’histoires personnelles que les lecteurs m’envoient par mail. Il y a vraiment deux axes dans mon œuvre : des documentaires à vocation sociale et des fictions.
Question du public : Les mauvaises gens et Un homme est mort se déroulent dans le passé, vous avez dû recomposer les sociétés de l’époque ?
Etienne Davodeau : Les mauvaises gens dresse le portrait d’un milieu socioculturel ouvrier, militant et catholique dans lequel j’ai grandi. J’ai extirpé cette histoire de mon expérience, et c’est de l’histoire récente. En revanche, pour Un homme est mort, j’ai effectivement dû beaucoup recomposer. Et là, je me sens beaucoup moins à l’aise. J’ai donc besoin d’être épaulé par quelqu’un d’autre.
Question du public : Vous ne parlez jamais de l’étranger…
Etienne Davodeau : J’aime beaucoup voyager mais j’en parle peu. J’ai simplement fait une histoire sur Sapporo au Japon dans le cadre du livre paru chez Casterman[2]. J’y suis resté pendant 15 jours, et je sentais ce sentiment d’insécurité et de solitude. Et en revenant, j’ai décidé de raconter une fiction, sur quelqu’un qui m’aurait rencontré là-bas.
En fait, il y a énormément d’histoires à raconter, rien qu’en regardant autour de nous. Mais ces histoires sont tellement proches qu’on ne les voit pas. Et en plus, j’ai besoin de passer beaucoup de temps avec les gens, et je n’ai pas envie de partir si longtemps à l’étranger…
[Entretien réalisé en public dans le cadre d’une rencontre organisée à la librairie le Divan, à Paris, en novembre 2013. Nos remerciements à Charline pour l’organisation.]
Notes
- Outre Davodeau et Prudhomme, Emmanuel Guibert, Marc-Antoine Mathieu, Pascal Rabaté et Troub’s ont participé à Rupestres ! publié chez Futuropolis. L’album mélange leurs contributions, sans les attribuer : à moins de reconnaître le trait de l’un des auteurs, il est impossible de savoir qui a dessiné quoi.
- Japon, paru chez Casterman en 2005, est un ouvrage collectif. Les auteurs non-japonais du livre ont été envoyés au Japon et étaient chargés de raconter leur voyage.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!