Etienne Davodeau

par

Dessiner le travail.

L’entretien fait principalement référence à l’exposition «Etienne Davodeau : Dessiner le travail», tenue du 21 janvier au 6 février 2011 à l’Espace Mendès-France et au Musée Sainte-Croix à Poitiers. Elle s’inscrivait dans le cadre du festival «Filmer le travail», présidé par Jean-Paul Géhin (dont il est question dans l’entretien) et consacré au film documentaire sur le travail. On pouvait y voir une trentaine d’originaux d’Etienne Davodeau (encre, lavis, encres de couleur), des reproductions agrandies de planches et de cases extraites de ses livres et abordant les différents aspects des transformations du travail contemporain (gestes, rapports sociaux, représentations individuelles et collectives…), ainsi que des documents de travail (croquis, essais de couleurs…) et des inédits.

Pierre-Laurent Daures : Comment se déroule la préparation d’une exposition telle que Dessiner le travail ?

Etienne Davodeau : Concrètement, ça s’est passé de la manière suivante : j’ai reçu un coup de fil de Jean-Paul, qui m’a expliqué ce qu’est le festival Filmer le travail, et le projet qu’il avait de proposer une exposition sur le travail dans la bande dessinée telle que je pratique. Quand on me propose une exposition, je ne dis pas toujours oui, mais en l’occurrence, le cadre et l’idée me plaisaient et j’ai donc accepté rapidement. Ils sont venus à la maison, pour parler du fond de l’exposition et des différents thèmes qui seraient abordés. Ils avaient déjà défini les thèmes transversaux qu’ils souhaitaient aborder et qui se traduiraient par un choix particulier de planches et de livres. A ce stade-là, de toute façon, je considérais qu’il s’agissait de leur exposition. Evidemment, s’il y avait eu des choses majeures sur lesquelles j’avais été en désaccord, je leur aurais dit, mais ce n’était pas le cas et j’ai validé tout ce qu’ils me proposaient : je trouvais ça pertinent. Ensuite, ils ont dû revenir deux fois à la maison, une première fois pour affiner ces thématiques et la seconde avec un plan des lieux : tout cela était très calibré, très organisé.

Pierre-Laurent Daures : Est-ce toi qui as fait des propositions pour le choix des planches exposées ?

Eienne Davodeau : Non, je les ai laissé choisir. La seule chose que j’ai faite, c’est leur indiquer des livres qu’ils n’avaient pas considérés ; et pour cause, il s’agit de livres qui étaient passés un peu inaperçus comme Anticyclone,[1] ou des polars plus anciens… Quand j’ai vu leurs thématiques, je leur ai indiqué ces livres-là, qui pourraient intégrer l’ensemble. C’est quasiment ma seule intervention à ce stade-là. Puis, la dernière fois, nous avons collecté les planches en question, ce qui était disponible ; parce qu’évidemment, tout n’est pas disponible…

Pierre-Laurent Daures : Est-ce que ce regard extérieur sur ton travail t’a appris quelque chose ?

Etienne Davodeau : Cette exposition-là m’a permis de regarder d’un œil nouveau cette thématique qui est présente dans mes livres plus que je ne le pensais. Je ne m’étais jamais dit que j’allais faire des livres qui parlent du travail. Je le savais, je ne suis pas complètement aveugle, mais ça m’a permis d’en mesurer l’importance. Je n’avais pas estimé la constance de ce thème à dans mon travail. Ceci dit, c’est un thème qui y est d’une façon incidente : mes thèmes de prédilection relèvent plutôt de la vie quotidienne, des classes moyennes, voire défavorisées… la notion de travail est là.

Pierre-Laurent Daures : Il y a eu d’autres expositions consacrées à ton travail ?

Eienne Davodeau : Dans le cadre de festivals de bande dessinée, ça arrive : j’en ai eu une à Saint-Malo, à Quai des Bulles, sur un livre en particulier, Un homme est mort ;[2] à Bastia, c’est sur l’ensemble de ce que j’ai fait[3] … ça arrive de temps en temps. Mais sur des thématiques aussi précises, d’une part, et dans un contexte hors bande dessinée d’autre part, ce n’est pas si fréquent. C’est aussi une des raisons qui m’ont incité à accepter, parce que malgré tout, ça prend du temps.

Pierre-Laurent Daures : Justement, ce type d’exposition dans un contexte hors bande dessinée, qui est très différent d’un festival, ça doit servir quels objectifs selon toi ? Ce qu’on a vu dans l’exposition Dessiner le travail, est-ce que ça parle de toi, de ton œuvre, ou est-ce que ça parle de ce que racontent tes livres ?

Eienne Davodeau : Evidemment, ça parle de mon travail, c’est la première entrée de l’exposition. Elle permet à mon travail d’être découvert par d’autres gens, qui ne sont pas des lecteurs, ni de mes livres ni, encore moins de la bande dessinée en général. C’est une raison importante ; il y a beaucoup de choses que je fais hors de la bande dessinée pour cette raison, c’est une sorte de prosélytisme : aller vers les gens qui ont de la bande dessinée une image lointaine et leur dire : «Regardez, la bande dessinée, ça peut aussi être ça ; La bande dessinée, ce n’est pas un critère de valeur en soi, mais c’est un langage, qui permet des choses et peut être que vous la connaissez mal et que vous vous en tenez à l’écart». A chaque fois que je peux m’approcher du milieu du cinéma, ou du roman, ou d’autres, je le fais dans cette optique-là. Très sincèrement, je le fais aussi à titre de curiosité personnelle, parce que ça m’intéresse de découvrir d’autres milieux, mais cette idée-là n’est jamais absente : dire que la bande dessinée n’est pas que pour les lecteurs de bande dessinée.

Pierre-Laurent Daures : Ce qu’on a vu dans l’exposition ce sont essentiellement des planches issues de tes livres. Exposer des planches, qu’est-ce que ça apporte de plus par rapport au livre ?

Eienne Davodeau : Quand on expose des planches sous la forme d’originaux, ça permet aux gens que ça intéresse de passer avant l’imprimeur en quelque sorte, de voir l’objet réel qui a été dessiné. Evidemment, les amateurs de bande dessinée connaissent ça depuis longtemps. Moi-même j’ai souvent du plaisir à voir les originaux, pour voir tous les petits repentirs, les accidents, les petites choses cachées, modifiées, etc. Toutefois, c’est une curiosité que n’ont pas les gens qui ne s’intéressent pas à la bande dessinée. Mais cette absence de curiosité me convient aussi : dans l’optique d’amener la bande dessinée vers des gens qui ne la connaissent pas, je ne veux pas tout de suite leur mettre le nez dans la mécanique : je vais juste leur donner envie, ou un petit intérêt pour la bande dessinée en général. Ça peut passer par là, les gens peuvent être intéressés à voir la façon dont c’est fait : les coups de crayon, les coups de gouache, ça permet d’établir un contact plus proche avec l’objet, la planche-objet.
Maintenant, prenons l’exemple de l’exposition sur Un homme est mort à Quai des bulles : Comme elle avait bien marché pendant le festival, le festival a décidé de la garder et de la proposer à la location. Il s’agissait intégralement  d’originaux : la moitié du livre, à peu près. C’est une expo qui n’est pas partie du tout ! Parce que les originaux impliquent une location un peu compliquée, l’assurance ayant une conséquence sur le prix de location… Mais les gens qui étaient intéressés par l’exposition Un homme est mort, n’étaient pas des gens qui lisaient de la bande dessinée, c’étaient souvent des MJC, des mouvements sociaux, des associations etc. qui se fichaient absolument de voir des originaux : ils étaient intéressés par le thème du livre, et donc de l’exposition. Donc Quai des Bulles, Kris et moi, qui sommes co-auteurs du livre, nous avons décidé de faire une version numérisée, avec des très bons tirages, pour un prix de location beaucoup plus bas, avec une caution, mais pas d’assurance… et cette exposition tourne en boucle depuis deux ou trois ans, maintenant.
Ce que je veux dire par là, c’est que l’original peut être un avantage, mais peut aussi être un frein. Mais dans un festival de bande dessinée, pour des amateurs de bande dessinée, dans une galerie de bande dessinée, une exposition sans originaux n’aurait aucun sens. Ça dépend de la destination.

Pierre-Laurent Daures : Dans le cas d’une exposition de reproductions, comme pour Un homme est mort, où il y a la moitié du livre, ça veut dire qu’il s’agit d’exposer un livre à la lecture ?

Eienne Davodeau : On a fait les choses en très grand, avec d’autres documents : il y a des objets, de René Vautier, la caméra, des choses comme ça… Mais ça reste en effet une façon d’accrocher un livre en grand sur un mur, ce qui peut passer pour une ineptie pour des amateurs de planches originales. Mais ça n’a pas du tout la même fonction que la planche originale : c’est pour cela que ce n’est pas une ineptie, parce que des gens peuvent être en groupe devant la page, à regarder ce que c’est, sans connaître le livre, à en discuter, dans un rapport collectif à la page, et non pas dans un rapport individuel qui est celui de la lecture. Ce rapport collectif ensuite débouche peut être sur un temps de lecture du livre.

Pierre-Laurent Daures : L’exposition peut être vue comme une façon d’amener de nouveaux lecteurs à la bande dessinée, mais ça peut aussi être une façon de diffuser différemment la même œuvre ?

Eienne Davodeau : Mais ce n’est pas la façon ordinaire. Avant tout, je revendique le fait de faire des livres. C’est une façon parallèle, secondaire, de diffuser ce qu’il y a dans les livres. Même si on ne peut pas demander à des gens de lire intégralement des livres qui sont accrochés sur les murs : ça n’aurait pas de sens et personne ne le fait.

Pierre-Laurent Daures : Dans Dessiner le travail, comment est venu le choix de montrer à la fois des originaux et des reproductions ?

Eienne Davodeau : Le choix est venu après que je leur aie expliqué ce que je viens de te dire : étant donné le lieu de l’exposition, le public qui va venir veut il ne voir que l’un ou que l’autre ? Nous avons mis un peu d’originaux pour favoriser cet accès immédiat au travail ; par ailleurs, comme c’est un festival qui parle de travail, ça a un sens qu’on voie le vrai travail du dessinateur, de l’auteur. Mais que tout soit sous cette forme-là était un peu compliqué, du point de vue des assurances, du gardiennage, de l’accrochage sécurisé… Il n’était pas nécessaire qu’il n’y ait que des originaux : ce n’était pas utile. Et puis ça permettait aussi d’agrandir les dessins : c’était vraiment intéressant de pouvoir jouer sur les différents formats, parce que les planches ne sont pas toutes très spectaculaires.

Pierre-Laurent Daures : As-tu eu des retours de la part des visiteurs ?

Eienne Davodeau : En général, c’est la lecture du livre qui génère du retour. J’ai beaucoup de courriers et de mails de lecteurs ; j’ai rarement des mails de gens qui sont allés voir une exposition et qui veulent m’en parler. Mon travail n’est pas d’exposer : nous ne sommes pas des peintres, ni des sculpteurs. L’exposition est quelque chose de presque accessoire. Je me souviens, il y a quelques années, avoir été sollicité par une galerie d’art contemporain qui voulait que je fasse venir des auteurs de bande dessinée ; je leur ai répondu que c’était une très bonne idée parce que la bande dessinée est un art contemporain. Des auteurs de bande dessinée étaient tout à fait d’accord pour exposer, mais ils disaient «il faut que vous encadriez nos planches», chose que la galerie en question ne pouvait pas comprendre : «les artistes qui viennent chez nous encadrent eux-mêmes, ils financent le déplacement…» Il a fallu que je fasse preuve de pédagogie pour leur expliquer que les auteurs de bande dessinée, y compris ceux qui sont très connus, ne font pas ça pour exposer. Ils veulent bien exposer, ils veulent bien prêter leurs originaux, mais il ne s’agit pas pour eux que ce soit un temps de travail supplémentaire : ce n’est pas une demande de leur part, c’est une demande de la galerie ; il y a là une vraie nuance.

[Retranscription littérale d’un entretien téléphonique réalisé le 7 mars 2011.]

Notes

  1. Etienne Davodeau, Anticyclone, Delcourt, 2000.
  2. Kris, Etienne Davodeau, Un homme est mort, Futuropolis, 2006.
  3. Au plus près du réel, exposition aux rencontres BD à Bastia, 2011.
Site officiel de Etienne Davodeau
Entretien par en janvier 2012

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