Peter Kuper

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Avec une carrière partagée entre la bande dessinée et l’illustration, les productions de Peter Kuper sont rares. Mais de The System, OVNI muet publié chez DC Comics à sa série de Mind’s Eye/Eye of the Beholder (publiés en France sous le titre de Points de Vue chez çà et là), Peter Kuper s’affirme comme un auteur audacieux et engagé. Installé à Oaxaca (Mexique) depuis Juillet 2006, ses chroniques de la situation sur place en font un témoin à part. Rencontre.

Xavier Guilbert : Te considères-tu plutôt comme un illustrateur ou comme un auteur de bande dessinée ?

Peter Kuper : Un auteur de bande dessinée.

XG : Sans hésitation ?

PK : Oui. Si je devais dire quelle est ma préférence, c’est dans le fait de raconter des histoires. J’aime l’illustration, c’est un bon moyen de — c’est plus immédiat. (rire) C’est vrai, écrire n’importe quelle histoire prend des semaines, des mois, des années, alors que l’on peut faire une illustration en une journée, et la voir publiée dans le journal le lendemain. C’est immédiatement gratifiant, mais la plupart du temps, j’ai envie de raconter une histoire, et là — c’est là qu’excelle la bande dessinée.

XG : Ce qui me frappe dans ton travail, c’est — une sorte d’approche journalistique. Tu mentionnes le film catastrophe Fail-Safe parmi tes influences, et c’est effectivement quelque chose que l’on retrouve dans ton travail. Que ce soit dans Mind’s Eye ou The System, il y a toujours beaucoup de commentaire social.

PK : Il y a clairement l’idée de vouloir apporter quelque chose, pas seulement de faire ça moi — et je pense que produire une œuvre qui se rapproche en quelque sorte d’un document historique, une chronique d’une époque, je pense que c’est utile. (rire) C’est vraiment une idée bizarre de vouloir être «utile», au sens large. Mais je pense que c’est ce qui me motive, parce que cela s’appuie sur les circonstances qui nous entourent, du point de vue politique, mais aussi du point de vue de où j’en suis dans ma propre vie. Quand je suis en face d’une œuvre, je veux pouvoir en tirer une idée de la période, ou qu’elle parle de ce qui se passait. Et ça me ramène à l’approche journalistique, et ma peur de voir les figures politiques venir détruire nos vies.
Avec Fail-Safe j’ai découvert la bombe atomique, et ça a été un point de motivation pendant des années pour moi. Parce que je pensais toujours — il y a ce truc, dans le monde, qui à n’importe quel moment pourrait bouleverser toute l’histoire. Et il faut que je termine mon livre avant que ça arrive, et ce sentiment est toujours plus ou moins présent. C’est en fait une motivation très positive, parce que j’ai l’impression qu’il y a une bombe à retardement, littéralement. Et également, ça me ramène toujours à évoquer ce genre d’aspect dans le monde.

XG : C’est vrai, mais dans Mind’s Eye par exemple, le message n’est pas seulement “attention à la bombe”. Le commentaire social se niche dans les petites choses de la vie, il est plus direct et tangible.

PK : Je pense que le fait de vivre à New York a un gros impact là-dessus, parce qu’il suffit de marcher dans la rue pour recevoir un commentaire social dès que tu passes ta porte. Il peut y avoir un SDF, ou bien tu peux voir le constraste entre les très riches et les très pauvres. Et toutes ces intéractions donnent — je trouve qu’il y a une proximité avec notre mortalité qui est aussi intéressante.
L’idée de la bombe, c’est un concept abstrait, quelque chose de mondial comme le réchauffement de la planète. Et pour essayer de rendre cela personnel, la seule façon à laquelle je peux penser est … tu vois, c’est en examinant de plus près la condition humaine, sans vouloir être trop lourd. Mais ce sont les choses qui m’intéressent, tout en essayant de les rendre distrayantes. Soit les rendre drôles, ou bien en faire quelque chose qui ne soit pas sans-issue. Pas «C’est de la politique, c’est important et BAM !» — juste parce que c’est important. Cela ne m’a jamais vraiment attiré. Je préfère l’impression qui ressort d’une certaine tension. Un peu comme pour l’expressionnisme Allemand, avec des œuvres réalisées durant la guerre par des gens comme George Gross, ils arrivaient à parler de toute cela d’une manière — qui était distrayante.
Je m’ennuie rapidement, et c’est pour cela que je change beaucoup au niveau du style. J’ai envie de pouvoir considérer ces sujets, et les tourner de façon à ne pas en faire une énième diatribe.

XG : Pourtant, dans tes livres Eye of the Beholder ou Mind’s Eye, la structure — cinq cases, la cinquième en opposition avec les quatre autres — cette structure est très efficace. Tu parlais d’avoir un «BAM !»…

PK : Une chute.[1] (rire)

XG : Oui, et c’est très efficace pour transmettre le message.

PK : Oui, c’était mon idée d’essayer de tromper les attentes sur quelque chose. A nouveau, il s’agit de la manière dont tu communiques les idées. Tu essayes de trouver des façons de les communiquer efficacement, peut-être en surprenant, afin que ça ne soit pas … que d’une certaine manière, tu trompes les attentes. J’espère — c’est ce que j’essaye de faire, j’espère que ça marche.

XG : Comment est né ce projet avec le New York Times ?

PK : Ils m’ont demandé … si je voulais essayer. Ils commençaient une nouvelle section, et m’ont demandé si je voulais faire un strip qui n’aurait pas de personnage récurrent, mais dont chaque épisode serait organisé autour d’une idée cohérente. J’ai rencontré les rédacteurs, je leur ai montré ce que je faisais, et ils ont commencé à modifier le texte — et je me suis dit «OK, laissons tomber le texte». Sans compter qu’il y avait l’idée de — puisque les gens ont une attente de ce que la bande dessinée doit être, je voulais essayer d’en montrer les possibilités … que l’on peut enlever les bulles et le texte et que c’est encore de la bande dessinée. Et cela regroupait mon travail d’illustration et de strips pour le New York Times.
Et donc j’ai fait ce strip pendant six mois pour eux, et puis ils l’ont remplacé par une publicité. L’économie a repris le dessus de nouveau. Mais j’aimais l’idée, et je l’ai envoyée à quelques journaux alternatifs, et j’ai réussi à avoir suffisamment de journaux qui publiaient le strip chaque semaine pour le continuer pendant dix ans. Et ensuite, j’ai eu l’opportunité de regrouper tout ça pour en faire un livre.

XG : Tu as fait une autre œuvre muette, The System. Faire de la bande dessinée muette, c’était un défi, ou est-ce que tu voulais montrer autre chose ?

PK : En fait, c’était un mélange de choses. Les bandes dessinées muettes m’ont toujours intéressé. Et l’idée, à nouveau, était de prendre mon univers d’illustration, et de le mélanger avec la bande dessinée, ainsi que ce que je faisais comme croquis. Egalement, en retirant les bulles, j’allais à l’encontre de ce qu’on attend d’une bande dessinée, et j’ai passé pratiquement toute ma carrière à essayer de toucher un public différent avec la bande dessinée. Et ce n’est que récemment que c’est devenu réellement possible. Depuis cinq ans aux Etats-Unis, la bande dessinée a gagné un public plus important chez les adultes.
Donc je pensais que je pouvais essayer de déjouer les attentes avec quelque chose qui n’auraient pas les éléments traditionnels qui font que les gens disent «c’est ça une bande dessinée» — et en fait, ça fonctionnait pour les gens avec qui je le partageais. Je l’ai montré à ma copine, c’est l’approche la plus classique, cela signifie que cela sort du cercle de la bande dessinée qui est essentiellement masculin.
Je voulais aussi mettre en scène beaucoup de personnages différents, et je savais que je pouvais les représenter, mais le dialogue — c’était quelque chose que je ne maîtrisais pas autant que j’aimerais, comme pour le personnage du policier, qui aurait été basé sur des variations de choses que j’aurais lues plutôt qu’expérimentées. Mais pour ce qui est de l’experience visuelle, je connaissais bien.
Pour ce qui est de The System, à l’origine de l’idée, c’est le fait de prendre le métro et de voir certaines personnes dans le wagon. Et le lendemain, monter dans le même wagon, et se trouver en présence d’un autre groupe de personnages. Et je me suis dit, chaque fois que je prends le métro je monte dans le dernier wagon, et il y a tous ces gens nouveaux, c’est comme une pièce de théatre mouvante. Et je me suis alors demandé lesquels de ces personnes se croiseraient de nouveau, et quelle intéraction ils auraient. Cette personne pourrait me sauver la vie, celle-ci pourrait me renverser en voiture.
En partant de là, j’ai commencé à collectionner des articles pendant à peu près un an — tu sais, en lisant quelque chose à propos d’un conducteur de train qui avait trop bu et qui avait causé un accident, je pensais : «je pourrais reprendre ça». Ou encore, quand j’ai emménagé à New York, il y avait un tueur en série qui s’appelait «Son of Sam», et qui faisait trembler toute la ville, et là aussi j’ai puisé certains éléments.
Et comme je faisais ça pour DC Comics, quand le directeur de collection est venu me voir en me demandant «tu as une idée ?», je me suis dit : je veux faire quelque chose, et je veux surtout être sûr que cela va être à part, et que cela ne puisse pas être pris pour un «livre DC».

XG : C’est vraiment très différent, en particulier grâce au dessin, très anguleux, qui rappelle certaines gravures …

PK : C’est peint à la bombe. Pour le faire, je découpais des formes dans du papier, et puis je vaporisais de la peinture au-dessus. Je me disais, s’ils acceptent ça, j’aurais vraiment réussi à les tirer vers quelque chose de complètement différent. Et heureusement, ils l’ont fait. Du genre, «okay, pas de mots, peint à la bombe», tous ces facteurs différents qui font que l’œuvre peut exister en elle-même dans un monde de super-héros et être différente.

XG : A propos d’auteurs qui sont à l’écart de ce monde de super-héros — je pense à Joe Sacco ou Art Spiegelman qui ont également des positions fortes sur la politique, tu te sens une affinité pour eux ?

PK : Nos chemins se sont croisés, et franchement, ils sont tous deux plus intéressés par ce qui se passe dans le domaine de la bande dessinée. Joe amène le journalisme dans la bande dessinée d’une façon remarquable, et Art est toujours en train d’explorer et a cette chance d’être visible et écouté, et de réussir à toucher un public différent est vraiment la prochaine grande étape. Cela se fait de plus en plus, frapper encore et encore à la porte des gens qui ne lisent jamais de la bande dessinée, ou toucher des domaines où la bande dessinée peut s’exprimer comme le journalisme ou la fait d’être parent, des domaines visuels où la bande dessinée est encore nouvelle et peu exploitée.
Un autre élément passionnant avec ce medium est que l’on peut faire des choses qu’il est le seul à pouvoir faire, et qui peuvent déboucher sur une nouvelle forme dans un nouveau domaine. Le photojournalisme, par exemple, met des images ensemble, mais avec la bande dessinée, cela devient véritablement personnel, Joe Sacco est un personnage de son œuvre. Alors qu’un journaliste est très souvent en mouvement.

XG : C’est un témoin, mais il ne participe pas vraiment aux événements.

PK : Tout à fait. Et pourtant, le fait de s’impliquer est une facette extrêmement importante pour le message et ce possibilités. C’est le genre de chose que j’essaie de faire. Et je continue à trouver de nouvaux aspects de la bande dessinée, des domaines que je voudrais essayer d’aborder : l’autobiographie, le journalisme, le fantastique, quelque chose sur les rêves, quelque chose sur le voyage — histoire de voir ce que je n’aurais pas encore utilisé et qui pourrait être une nouvelle direction intéressante à explorer.
Pour revenir sur l’aspect socio-politique, c’est également lié au fait de travailler sur un projet. Ce que je veux dire, il faut que ce soit soutenu — de manière à ce que je puisse continuer à travailler sur quelque chose qui m’importe dans six mois ou un an. Donc il faut que ce soit quelque chose qui compte pour moi.
«Ce qui compte» est d’ailleurs relatif et change pour chacun, mais pour moi c’est toujours présent. Par exemple, je travaillais sur un livre pour enfants, Theo and the Blue note, et c’était juste avant la première élection volée par Bush ; quand il est devenu président, j’ai mis ce projet dans un tiroir, parce que je ne pouvais pas me résigner à faire un livre pour enfants — cela me semblant complètement inutile, et je n’aurais pas réussi à lui donner la moindre parcelle d’énergie. Mais pour les deuxièmes élections, j’étais si fatigué de penser tout le temps à la politique que j’ai ressenti le besoin de travailler sur un livre pour enfants. Et j’ai sorti le projet de son tiroir, et c’était parfait, comme de prendre une bouffée d’air frais, et j’ai vraiment pris plaisir à le faire. C’était ce qui comptait pour moi, d’aller sur la lune … avec un chat.

XG : Tu disais tout à l’heure que tu avais évité les mots parce qu’ils sonnaient rarement comme tu le voulais, qu’ils t’étaient, en quelque sorte — un peu étrangers. Ton prochain livre Stop forgetting to remember semble être plutôt bavard. Est-ce que cela veut dire que tu es plus à l’aise avec cela maintenant ? Ou est-ce que cela à voir avec le fait que c’est livre inspiré d’autobiographie ?

PK : Totalement. Je sais ce qu’est le dialogue, puisque c’était le mien. J’ai eu d’ailleurs une anecdote étrange pendant que je travaillais sur ce livre, je venais juste de terminer une histoire sur une dispute que j’avais eue avec ma femme, et le soir même nous nous sommes disputés. Et je me suis retrouvé à penser : «est-ce que le dialogue est bon ?» En plein dans cette altercation, j’étais à la fois en train de scruter le dialogue tout en participant en mode automatique, parce que c’était un sujet familier.
J’avais aussi envie de faire des choses comme, dans ce cas précis, parler du fait d’être parent. Il y a différentes étapes dans ta perception du monde, et tu peux les conserver dans ta mémoire. Certaines personnes ont cette possibilité, Lynda Barry par exemple a une mémoire incroyable pour les répliques. Je ne suis pas comme ça, j’ai découvert que pour moi ça rentre et ça sort, et quand j’y repense je dois toujours aller fouiller dans mes notes pour revenir à ce moment. Donc, par moments, j’ai cette pression terrible de noter la manière exacte dont étaient les choses alors. J’ai eu l’impression que, avant d’être un père, j’avais une certaine perception du monde, et — et après mon mariage, il y a eu un changement, et puis après la naissance de ma fille, il y en a eu un autre …

C’est plutôt une pression positive parce que ça pousse la productivité, et ça t’encourage à — à capturer cette ambiance, comme celle qu’il y vait après le 11 Septembre. Et nous nous sommes retrouvés à travailler et publier World War III Illustrated. On s’est serrés les coudes, et on a fait ce numéro en quelques mois après le 11 September, et sa création s’est opérée sur plusieurs niveaux. Et cette ambiance qui régnait alors, elle a vraiment disparu de plusieurs façons. Mon état d’esprit à ce moment était — vend tout, ne t’inquiète pas pour l’argent parce que de toute façon nous allons tous mourir bientôt. Etre drôle n’était pas la bonne chose à faire, j’étais complètement tendu et c’est quelque chose qui s’est retrouvé progressivement dans mes histoires. Mais avec du recul, et c’est assez ironique, le résultat n’était pas mauvais. Donc il y a beaucoup de facettes, d’aspets de ton état émotionnel et de souvenirs, que tu peux capturer, et parfois il faut t’obliger à le faire.
J’ai l’impression que, maintenant que j’ai fait ce livre très bavard, je pourrais peut-être me tourner vers des personnages que je ne connais pas bien, et — quelque chose à mi-chemin entre la recherche et l’écoute. J’aimerais continuer dans cette voie, parce que j’aime le processus qui consiste à créer des personnages à partir de gens que je connais, et de voir quelle serait leur place dans une bande dessinée. Tu vois, cette impression de l’auteur quand les personnages commencent vraiment à parler, et oh, ils veulent faire ça maintenant. Mais Stop forgetting to remember était plus contrôlé, du fait de la réalité du moment de ma vie auquel il correspondait. Ce qui ne veut pas dire que ça limite mes possibilités, par exemple dans un passage le chien d’un ami se met à me parler, parce que j’avais besoin que quelqu’un dise certaines choses, et avec n’importe lequel des autres personnages cela aurait sonné trop pédant et didactique. Mais le chien était une bonne occasion de remplir ce rôle.

XG : Je trouve intéressant que, en allant t’installer à Oaxaca, tu t’es retrouvé à nouveau dans le rôle de commentateur socio-polique, comme on peut le lire dans tes emails. C’était volontaire de se retrouver là, ou est-ce que c’est juste le fruit du hasard ?

PK : Je ne me sens pas particulièrement politique — je ne suis ni un chercheur en politique, ni diplômé, je … je préférerais qu’il n’y ait pas autant de choses dont il faudrait parler. Quand nous sommes arrivés à Oaxaca, il y a eu une période où je m’habituais à être là, et j’avais juste une compréhension très parcellaire de la situation politique, de mes discussion avec les gens, et du fait que j’étais à Oaxaca, tout simplement. Et puis est arrivé ce point de transformation, quand j’ai commencé à me dire «c’est chez moi maintenant, c’est ici que je suis».
La situation politique fait partie de tout ça, et ma première réaction était de vouloir me tenir à l’écart. Partant du fait que nous avions quitté l’Amérique, pour respirer loin de Bush et s’installer dans cet endroit tranquille. Mais avec la situation politique qui enfle — c’est inévitable, un peu comme le réchauffement de la planète. Tu peux aller où tu veux, mais la météo est toujours là. Et donc, j’ai en quelque sorte ouvert les yeux sur le fait que c’était mon histoire. J’avais à y participer, ou alors je passais à côté d’un aspect fondammental dans le fait de vivre dans un pays étranger.
Alors, j’ai commencé à aller en ville pour dessiner, et par le dessin, il y avait ces interactions incroyables … c’est très intéressant. Un jour, je m’étais assis pour dessiner, et au début les gens me regardaient avec méfiance, et puis progressivement ils se sont approchés pour jeter un coup d’œil à mes dessins, jusqu’au point où j’ai posé le dessin sur mes genoux, et les gens passaient et repassaient pour en regarder l’avancement. Et ainsi, dessiner est devenu une manière de retranscrire leur expérience. Alors qu’en marchant dans la rue et en prenant des photos des barricades, je me suis retrouvé immédiatement entouré, et ils me menaçaient de me prendre mon appareil.
C’était très intéressant, cette différence entre le photojournalisme où c’est toujours un peu «hit and run», et le fait de dessiner qui nécessite une interaction. Tu peux pas dessiner en passant la tête au coin de la rue, tu as besoin d’être là. Et j’ai ressenti très fortement la puissance et la différence que cela représentait, et ce qu’on pouvait en faire.

XG : Même si tu ne te représentes pas dans le dessin, tu y es quand même présent.

PK : Tout à fait. Et il y a le passage du temps dans le dessin. Je suis en train de dessiner, de travailler sur telle partie, et soudain une vieille dame arrive et s’arrête devant moi et je me dis — oh-oh, attend un peu, elle fait partie du dessin maintenant. Et puis un camion passe devant, et le tout devient une histoire, et non plus un objet. Et une fois que j’ai réalisé cette transition vers «c’est mon histoire aussi», je me suis senti beaucoup plus impliqué dans ce qui se passait ici, et j’ai commencé à avoir vraiment l’impression de vivre au Mexique.
Et puis il y a eu cette autre étape — j’avais beaucoup dessiné de plantes et d’animaux, et brusquement je me suis retrouvé à faire quelque chose qui pourrait être publié dans World War III. Les emails aussi, sont très intéressant. Mon but au départ était simplement de faire savoir aux gens «tout va bien, vous avez pu entendre parler de ça dans les journaux, mais …». Et j’ai envoyé ça à un certain nombre de personnes parmi mes correspondants, et Serge, mon éditeur français, l’a posté sur son site parce que c’était plus facile à lire avec les fichiers attachés. Et ensuite, chaque fois que j’écrivais un nouveau mail, je le lui envoyais et il le mettait en ligne, et puis quelqu’un a fait un lien vers ça, et lui-même avait un lien vers un site qui s’appelle Boing Boing aux Etats-Unis, et subitement je me suis retrouvé à recevoir des mails de beaucoup de gens, dont un Mexicain qui habite le Canada — il ne connaissait rien de mon travail à part ça. Et c’est très amusant, de voir ce medium, l’Internet, pour lequel je n’avais aucun porjet, devenir comme ça une partie de ce que je fais maintenant. J’écris pour un certain nombre de sites, et ça devient une activité à part entière.

C’est quelque chose que j’ai remarqué, que les projets que je fais pour moi-même sans vraiment savoir où je vais, deviennent mon travail principal. Mais c’est un aspect que je dois redécouvrir sans cesse. Je me dis «pourquoi est-ce que je fais ça, vraiment ?», et généralement ma femme me répond : «tu penses que tu pourrais arrêter de te lamenter une minute pour venir m’aider ?», et je me dis «je ne suis pas sûr pourquoi j’écris tout ça pour le web, mais c’est important pour moi». Et la prochaine fois, ça peut être à propos de mon livre ou d’autre chose, ça se répète. Et ça me sensibilise aux choses comme le fait de suivre ce qui se passe à Oaxaca et combien certaines de ces choses peuvent être importantes, pour les fixer sur le papier au moment où elles se passent.
Encore une fos, c’est l’idée de trouver quelque chose qui compte et d’y mettre mon énergie, afin que cela devienne un document historique qui transcende le temps. Je trouve toujours intéressant de travailler sur un projet qui est situé dans une période précise. Je suis complètement perdu devant l’expressionnisme abstrait : ça me dit quelque chose sur l’époque, mais je n’arrive jamais à sentir vraimen tqui sont ces gens et pourquoi ils ont décidé à un moment d’être un peu vagues et désorientés. Tu vois, c’est de l’expérimentation formelle, et c’est très bien, mais j’en retire très peu de choses sur l’époque. Et c’est pour cela que ce que je fais c’est super, et pas l’expressionnisme abstrait … (souriant) Je plaisante.

[Entretien réalisé le 24 Janvier 2007, durant le Festival d’Angoulême.]

Notes

  1. Jeu de mots intraduisible. Plus haut, Peter Kuper avait parlé d’avoir un «PUNCH» — mimant un coup, et ici me répond en parlant d’une «punchline» — une chute.
Site officiel de Peter Kuper
Entretien par en mai 2007