
Points de vues (coffret)
Gratter l’obscur pour voir en dessous, pour voir le support (contraire immaculé ou en couleur) et c’est rendre possible simplement ce que l’on dit/regarde pour calmer la démangeaison d’un réel face à nous quoique que l’on fasse.
C’est par la carte à gratter, l’aide informelle d’une périodicité éditoriale et certains aspects ludico-déductifs peu exploités de la bande dessinée muette que Kuper croque des miettes de la grosse pomme, montrant la réalité de cette ville monde et mosaïque, trop verticale pour être sans idéal.
Si tout ce qui bouge dans l’urbanité contemporaine s’évite et se retrouve, c’est grâce aux yeux, des lignes de fuites et perspectives qui s’en déduisent et s’y reflètent.
Par empathie artistique, Kuper les sent, les illustre et les dévoile aux autres yeux de ceux qui le lisent. Les points de vues de ces pupilles sont donc ceux des autres et c’est le monde qu’ils perçoivent qu’il nous fait partager, nous offrant du même coup et potentiellement un miroir si, alors aveuglé par nos pensées idéelles, nous nous découvrons être passés devant eux sans les avoir vus.
Dans le premier livre, le point de vue est moins littéraire (reflector) que cinématographique. Il est embarqué dans un être vivant ou un objet, comme peut ou pourrait l’être une caméra. Quatre images se succèdent, et une cinquième, dans un contre-champ ultime et général, dévoile l’identité de ce qui voit (réellement).
Initialement, les Points de vues furent créés et publiés dans la première moitié des années 90 pour le New York Times. J’ignore de quelle manière les cinq cases de ces strips y furent publiées ; ici, il faut tourner la page pour lire la cinquième case sur un font noir, les quatre images précédentes étant à l’avers sur un font blanc.
Ce dispositif astucieux met en valeur l’aspect déductif toujours latent de la bande dessinée muette, qui peut parfois se rapprocher de certains rébus en voulant pallier le langage verbal par l’image. Une dimension potentiellement ludique qu’explore avec un certain bonheur Peter Kuper, nous montrant par là que la beauté (tragique ou réjouissante) peut être dans chaque regard.[1]
Cette forme de points de vues ne compose grosso modo que les deux premier tiers de Points de vues (t.1). Le dernier tiers forme une autre partie qui s’intitule «D’un autre point de vue». [2] Celui-ci change, se fait plus littéraire dans le sens où un point de vue omniscient (quasi panoptique ici) dégage symboliquement grandeur et chute du moindre des objets, actions, ou processus comme de la plus grande des idées. La cinquième case devient alors véritablement une chute, tout en devenant quelque peu poussive en rendant obsolète et inutile la mise en page.[3]
Un problème que Kuper semble rapidement comprendre, puisque dans Points de vues (t.2), il abandonne cette dernière démarche pour la mélanger à celle initiale. Le résultat garde l’efficacité ludique de celle-ci pour s’emparer de celle plus narrative voire imaginaire de la deuxième.
On ne déduit plus alors ce qui est vu, mais ce qui est pensé dans cette réalité que nous avons vue, croisée ou aperçue. Le point de vue devient opinion, manière d’envisager les choses, confrontée à la réalité de la ville.[4]
Notons, pour finir que de cette urbanité farouche qui rejoint dans bien des cas le constat qu’en fait aussi Eric Drooker,[5] Kuper ne fait pas non plus que le portrait de vies fourmillantes dans l’ombre d’une ville démangeant le ciel. En voulant rendre les points de vues, ce sont aussi des notions stylistiques et des possibilités techniques propres à la bande dessinée qui émergent et qui, alliées à des récurrences formelles (du postulat thématique, des codes liés aux comics strips, de la périodicité éditoriale, etc.), rapprochent ce travail d’un véritable exercice de style.[6]
Post-Scriptum
Serge Ewenczyk des Editions çà et là nous écrit pour préciser qu’à l’origine, les strips étaient publiés d’un seul tenant dans le New York Times (cf. les deux exemples ci-contre), et que : «Le principe de couper les strips en deux parties et de la mécanique recto/verso ont été décidés par Peter (Kuper) et son éditeur américain (NBM) au moment de l’édition du premier recueil.»
Notes
- Le titre original du tome 1 de Points de vues est «Eye of the Beholder», lui-même extrait de l’expression proverbiale anglo-saxonne «Beauty is in the eye of the beholder» généralement traduite par «ce qu’on aime est toujours beau».
- J’ignore son titre original n’ayant eu en main que les éditions françaises de ce travail de Kuper.
- Elle se justifiait par un face-à-face du vu et de celui-qui-voit, un champ/contre-champ qui n’a plus cours ici.
- Le titre original est «Mind’s eye», et a pour sous-titre : «A Collection of Visual Puzzles». Expression à ne pas prendre au pied de la lettre, car dans ce deuxième volume, il ne s’agit pas à proprement parler d’un puzzle (du moins dans le sens qu’en français l’on donne à ce mot), les images ne se complètent/emboîtent pas visuellement, elles donnent des éléments déductifs disparates, souvent métaphoriques qui servent à designer un état, une situation, un rêve, etc. Une sorte de charade visuelle si l’on veut.
- Constat qui tient moins à des raisons d’ascendances stylistiques (Franz Masereel, Lynd Ward, …), ou des proximités techniques (la carte à gratter) qu’a une vision new-yorkaise, à une vie quotidienne dans cette ville unique.
- Voir la page 7, par exemple, entièrement faite d’onomatopées pour retranscrire le «point de vue» d’une aveugle.

Super contenu ! Continuez votre bon travail!