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L’Amour sans peine

de

1.

J’ai déjà écrit à plusieurs reprises à propos du travail de François Ayroles. La dernière fois, c’était sur cette même page, après la sortie en librairie d’Une affaire de caractères. Je ne pense pas avoir « tout dit » à son sujet, mais je ne suis pas certain non plus d’avoir quelque chose à ajouter alors que son nouvel opus, L’Amour sans peine, paraît. Ce n’est pas que le dossier soit clos, mais je dois bien constater que, comme toujours, les mots manquent à l’appel. Il est vrai que François Ayroles se manifeste plus que jamais en maître des mots. Il est donc préférable de rester coi que de tenter de rivaliser avec lui.

Il est plus facile — et en tout cas plus rapide — d’éreinter un livre qui vous tombe des mains. Comme on n’a pas réussi à le lire jusqu’au bout (il arrive même qu’on n’atteigne pas la dernière case de la première page), on peut en dire à peu près n’importe quoi — la seule règle étant que le résultat soit aussi drôle que méchant. Je me souviens d’éreintements programmés lors de joutes oratoires entre gens de « métier ». Quel plaisir pour certains de brûler ce qu’ils avaient adoré ou, pour le moins, de descendre en flèche tel ou tel auteur jadis porté aux nues, sans autre motivation que le désir de briller en société — même restreinte.

Mais quand un livre ne vous tombe pas des mains et vous conduit même à le relire aussitôt, vous vous trouvez, sinon totalement privé de mots, disons plutôt méfiant envers leur usage, ce qui ne rend pas la tâche facile. Il faut traquer impitoyablement les expressions prémâchées qui prolifèrent comme de la mauvaise herbe (ces formules toutes faites qui collent à la langue comme un vulgaire sparadrap). Il convient donc de reprendre chaque phrase mille et une fois, d’élaguer (couper, biffer, raturer, effacer), tout en résistant à la tentation du silence (en ce qui me concerne, un peu épuisé après la composition d’un assez gros livre, cette vraie/fausse chronique autour de L’amour sans peine est, d’une certaine manière, une forme de résistance à cette tentation).

Donner son opinion est chose courante. Vouloir l’imposer aux autres est le propre des FliCultus (il s’agit, comme ce mot-valise l’indique, de flics de la culture… C’est une invention de Denis Roche, écrivain et photographe, qui vient de nous quitter. Cette disparition me touche et je me trouve, une fois de plus, sans voix ; mais je me souviens de Louve Basse dont le sous-titre était : Ce n’est pas le mot qui fait la guerre c’est la mort). Je reprends : il est clair que mon opinion au sujet de cet Amour sans peine est favorable. Ce mot pourrait d’ailleurs suffire. Et pourtant…

Quand l’encre sèche sur la plume (ou le pinceau) avant même d’avoir réussi à tracer le premier jambage de la première lettre d’une chronique potentielle (élaborée dans les règles de l’art), il convient de passer le relais à quelqu’un d’autre. Du « positif », que diable ! À la recherche d’une personne de confiance — un « Ayrolien » aussi compétent qu’érudit — un nom me vient aussitôt à l’esprit : Jean-Pierre Mercier. Je lui envoie aussitôt (par mail) deux questions. Voici ses réponses, brèves, mais éloquentes :

Si tu songes à la singularité du travail de François Ayroles, comment le qualifierais-tu ? Quels mots (ou ensemble de mots) te viennent à l’esprit ?

– Rire. Ironie. Elégance. Désuétude. Flegme. Pudeur. Mélancolie. Marionnettes humaines. L’amour comme un symptôme. L’amour comme un manque. Comme une énigme.

– Comment lire « L’Amour sans peine » ?

– Il faut le relire surtout, par fragments, comme on relit Franz Kafka, Georges Perros, Pierre Bettencourt. Le relire comme on regarde des scènes des scènes drôles et tristes au fond de Buster Keaton, de Pollet. Comme on relit certaines pages de Masse, certains strips du Zippy de Bill Griffith. J’arrête là, ça commence à faire cuistre.

 

2.

Qui êtes-vous François Ayroles ? Tentons d’esquisser un portrait de l’individu qui se cache derrière ses planches, sans pour autant devoir le projeter sur un divan (j’aurais bien aimé, mais ce diable d’homme résiste de belle manière). Que dire ? Il est le dernier dessinateur (ou quasiment) à ne pas être sur Facebook. Il est pourtant au courant de bien des choses, aux aguets (dit-on) dès le lever du jour, plein de ressources pour taquiner son époque (qu’il ne semble pas rejeter ; pourtant, avec lui, elle en prend pour son grade ; non qu’il la caricature, mais il fait comme si elle n’était pas). Quand on plonge avec lui dans l’art de la conversation, ça peut durer longtemps. Mais quand on échange par courrier, c’est toujours très bref. Il doit donc aimer ce qui reste libre, non fixé (les merveilleux nuages que créent les échanges, à portée comme à distance), tout autant que ce qui requiert la plus grande exigence (rien de bâclé dans ses pages). L’origine de ce texte (de cette « chronique ») était d’accomplir ce qu’on entend par entretien avec François Ayroles — un « grand entretien » même. On a essayé. Voici ce qui est resté de nos échanges (toujours par mail) après relecture :

– On pourrait commencer par relever deux adjectifs prononcés par deux de tes lecteurs à propos de ton travail. Le premier est « désuet » (au sens positif : ton travail manifesterait un goût affirmé pour ce qui semble désuet ; ce pourrait même être une forme de dandysme). Le second est « pessimiste » (au sens négatif, si j’ai bien compris : tu ne fais pas rêver avec tes dialogues aussi tranchants que des sentences de mort). Ces deux mots, qu’en fais-tu ? Peuvent-ils te servir à préciser ta démarche, ou les jettes-tu à la corbeille ?

– Je trouve bien pessimiste de voir de la désuétude dans mon travail. Quant au pessimisme, je ne partage guère cette vision désuète de la vie. Comment se fait-il qu’on ne soit pas sensible à l’optimiste modernité que je tente d’injecter dans mes pages ? ! Si seulement je pouvais avoir un troisième lecteur !

– Tu es sans doute un des rares dessinateurs (on dit bien « dessinateur » ?) à t’intéresser de très près au discours critique sur la bande dessinée. Tu lis ça en confrère (je sous-entends que tu pourrais être critique – ou, même, que tu aimerais) ? Ou en quête de matière pour ton propre travail d’auteur ?

– Si j’en avais les compétences, j’enfilerais bien volontiers les gants en peau de zébu du critique (dont on m’apprend que la situation est encore plus enviable que celle d’auteur de bande dessinée). J’en profiterais pour convoquer ma propre œuvre que j’interrogerais afin d’en faire apparaître la singularité.
Rappelons qu’il est important de lire le discours sur la bande dessinée car l’auteur ne peut que s’enrichir des commentaires et des directives de la critique. Il en découle de saines et cordiales relations entre les deux corporations, évitant à maints auteurs de voir leurs parents convoqués par l’ACBD.

– Pourquoi changes-tu régulièrement d’éditeur en ce qui concerne tes opus grand public (tout en restant à L’Association pour tes opus moins grand public) ?

– Afin de ménager les susceptibilités et de répartir les responsabilités, il a été adopté ce système de garde alternée. Ainsi je contribue à ruiner tel éditeur tandis que tel autre tente de se remettre de mon dernier échec. Cet équilibre a du bon financièrement puisqu’il m’a permis, pas plus tard qu’il y a trois semaines, de me préparer un repas de viande.

– Ne trouves-tu pas que cet échange est accordé au même diapason que les entretiens avec Yves Chaland publiés il y a une trentaine d’années ?

– Faire des références aussi anciennes me paraît plutôt désuet. Quant à me comparer avec Yves Chaland, je trouve ça plutôt pessimiste.

3.

François Ayroles vient de signer aux éditions de L’Arbre vengeur la couverture de la réédition du premier récit d’Emmanuel Bove (Mes amis, 1924) agrémentée quelques culs-de-lampe dans les pages intérieures (ce récit n’ayant nul besoin d’être illustré, mais plutôt d’être rythmé). Premier paragraphe :

Quand je m’éveille, ma bouche est ouverte. Mes dents sont grasses : les brosser le soir serait mieux, mais je n’en ai jamais le courage. Des larmes ont séché aux coins de mes paupières. Mes épaules ne me font plus mal. Des cheveux raides couvrent mon front. De mes doigts écartés je les rejette en arrière. C’est inutile : comme les pages d’un livre neuf, ils se dressent et retombent sur mes yeux.

On se souvient qu’en 2008, Ayroles avait publié un livre à L’Association intitulé Les Amis. L’Amour sans peine semble de la même veine. Un peu plus épais et sensiblement différent (dans le trait comme dans l’humour). Les mots commencent à venir, mais malheureusement il est temps de conclure…

– Ne sais-tu pas que l’amour peut te saisir par surprise et t’entraîner dans d’incommensurables tourments ?

– Tu me l’apprends. Merci.

– De rien.

L’amour de la bande dessinée vaut bien la peine de se tourmenter à chaque signe, à condition de ne pas oublier l’essentiel : aucune trace de transpiration ne doit altérer la ligne d’encre par laquelle tout est dit.

(with a little help from J.-P. Mercier et F. Ayroles)

Site officiel de L'Association
Chroniqué par en septembre 2015