Graphic Witness

de

Ces quatre témoignages graphiques seront doubles aux yeux contemporains, parce qu’ils parlent de passés lointains et qu’ils nous situent au présent et après.
Le tout s’affirme aussi en témoignage de reconnaissance, à la fois pour les combats menés et pour l’actualité de leur pratique, dans une distinction qui n’oppose ni n’entremêle complètement et surtout pas, le fond et la forme qu’ils affirment.

Frans Masereel, Lynd Ward, Giacomo Patri et Laurence Hyde sont les quatre auteurs réunis, avec respectivement The Passion of a Man (1918), Wild Pilgrimage (1932), White Collar (1938)[1] et Southern Cross (1951).[2]
George A. Walker offre ainsi une petite histoire de ces récits muets, devenu «graphic novels», de leur prime émergence du talent de Frans Masereel, à celui de Laurence Hyde dénonçant les essais nucléaires sur l’atoll Bikini. Une explosion finale qui n’est pas ultime pour autant,[3] mais qui clôt un humanisme collectif anté-société-de-consommation, avec des lendemains pouvant chanter en allant plus à gauche. Aujourd’hui, entre l’individualisme prôné et une planète se rétrécissant en même temps que les calottes glaciaires, l’indignation reste la même, mais dans la direction du compromis «ni ni» ou innomé, par lucidité pour les uns, par peur d’un inconfort matériel pour les autres.

George A. Walker n’est pas un auteur de bande dessinée, ni un historien du neuvième art. C’est avant tout un illustrateur, pratiquant la gravure sur bois en maître, au point d’en être récompensé et de pouvoir en enseigner les arcanes techniques et historiques à des étudiants.
Son introduction témoigne de cette grande connaissance et de son talent de professeur. Il montre précisément les différentes techniques utilisées, leurs avantages et caractéristiques,[4] il restitue la nature des relations entre les différents auteurs et montre dans leurs grandes lignes les contextes historiques d’émergence des œuvres. Le texte reste court mais apporte des précisions somme toute nombreuses[5] et offre de nouveaux jalons à la généalogie de ces récits silencieux.[6]

Ce livre est encadré par une préface de l’auteur plus discutable et d’une postface de Seth, l’auteur de Clyde Fans.
Les deux textes tournent autour d’une indécision qui se formulerait ainsi : ces récits muets appartiennent-il à l’histoire de la bande dessinée ?
Walker l’élude quelque peu en la faisant tourner autour de la question : Est-ce du comics ou du graphic novel ? Expliquant grosso modo, et un peu laborieusement, que ce serait du graphic novel avant l’heure et qu’un auteur comme Milton Gross en serait en quelque sorte une des preuves avec son He Done her Wrong (1930), pendant de style comics, parodiant le succès des récits muets[7] du fait même de sa nature comique.
Pour Seth, ces livres ne seraient pas de la bande dessinée mais appartiendraient à l’histoire de la bande dessinée du moment qu’un auteur de bande dessinée s’y intéresserait. Il est vrai que ces auteurs ne prétendaient pas faire de la bande dessinée et qu’à aucun moment ils ne l’évoquent en paroles ou en influences.
Peut-on alors faire de la bande dessinée sans le savoir ? Sans même la connaître ? La question est ouverte.

On notera aussi, que les influences évoquées pour certains auteurs restent elles aussi discutables. Quand Frans Masereel commence La passion d’un homme, c’est aux chemins de croix des églises et à la passion du Christ qu’ils décrivent, qu’il fait référence et ce jusque dans son titre. Certes, il le fait en 25 images, alors qu’un chemin de croix ne comporte que 14 (voire 15) stations (images). Mais les deux ont au moins ce point commun, ils commencent par une condamnation (sociale pour Masereel, par un tribunal pour Jésus) et se terminent par une exécution (fusillade contre crucifixion). L’ultime différence est que la dernière station doit généralement montrer un Christ porté au tombeau, alors que Masereel termine sur un homme condamné, mais debout et sans bandeau quelques secondes avant sa mort.
Masereel inaugure donc des récits muets qui vont marquer profondément Lynd Ward (en séjour en Europe dans les années 20) puis, par son succès, l’Amérique du Nord, par une internationale des images et un messianisme du changement social qui doit surtout à l’imagerie religieuse.
Walker (et dans une moindre mesure Seth) néglige cette prime influence au profit, par exemple, de celle du cinéma qui aurait l’évidence du mutisme.[8] Dans le cas de Masereel cela reste aléatoire, ou, pour le moins, en ce qui concerne la notion de mutisme et/ou de mouvement lui-même lié à celle de séquence.

Au reste, même si bien d’autres points restent en suspens[9] et prêtent à discussion[10] c’est surtout par la richesse-même de l’ouvrage, proposant à la fois une résurgence et la mise en perspective par simple juxtaposition de ces quatre œuvres.
Graphic Witness est donc décevant sur bien des points, pouvant apparaître plus compilant qu’explicatif, mais reste au final enthousiasmant à en devenir indispensable par ce qu’il fait découvrir.

Notes

  1. Chroniqué il y a peu dans sa récente version française intitulée : Col blanc.
  2. Frans Masereel est belge, tous les autres auteurs sont de nationalité américaine.
  3. Il suffit de lire Drooker pour ne pas en douter.
  4. Il faut noter que Walker ne se limite pas aux auteurs ici réunis, mais en évoque d’autres, seulement cités, qui sont exemplaires par l’outil de gravure et/ou le support de gravure qu’il utilisent.
  5. Il semble être le premier à faire cette synthèse.
  6. Surtout par rapport à celles habituellement faite par les historiens de la bande dessinée, avec des noms comme : William Gropper, Clément Moreau, Werner Gothein, Otto Nückel, James Reid, Helena Bocharakova, Myron Waldman voire Balthus pour Mitsou histoire sans parole dessinée à l’âge de 13 ans et préfacée par Rilke.
  7. Surtout celui de Ward qui, à partir de la fin 1929, avec son premier récit muet intitulé God’s Man réussit à en vendre 20 000 exemplaire sur quatre ans, et ce en pleine période de crise.
  8. Ce qui est faux, le cinéma muet est un cinéma bavard, qui ne s’entend pas mais qui se lit.
  9. Les premiers récits muets étaient-ils gravés pour être imprimés ou seulement pour le rendu des images ? On aurait aimé savoir comment Lynd Ward en est venu à utiliser pour la première fois, dans Wild Pilgrimage une couleur pour montrer des scènes introspectives. Ou qui le lui a inspiré. etc.
  10. Comment étaient édités les livres à l’époque ? Etait-ce une image par page ou bien recto-verso comme ici ? Comment étaient les couvertures non reproduites ici ? etc.
Site officiel de George A. Walker
Chroniqué par en février 2008