Les Hommes-Loups

de

Le titre est au pluriel. D’un trait d’union il associe, en juxtaposant comme un oxymore, deux groupes antagonistes, concurrents, deux catégories de chasseurs/prédateurs, dont le triomphe des premiers a fait définitivement des seconds des chassés. L’auteure se garde bien des mots «garou» ou «lycanthrope» qui contiennent la fusion, la métamorphose, celle d’un abandon de la Raison pour la supposée sauvagerie animale du plus grand prédateur grégaire de l’hémisphère nord. Le singulier est évité, et avec lui, celui d’une malédiction individuelle qu’excuseraient d’exceptionnelles lunaisons, ces pleines lunes comme des pupilles négatives vous fixant, confondant les nuits en un regard d’aveugle sur des intériorités vives ne sachant avouer leurs culpabilités.
Dès les premières pages de garde, les chasseurs tirent ensemble dans la même direction. Aux dernières, ils ont comme triomphés, leurs chiens à leurs pieds, domestiqués.

Pourquoi le loup ? Parce qu’il est une légende depuis qu’il a disparu ou été réduit à peau de chagrin dans les pays européens. Il a justifié sa chasse de plus en plus efficace et sophistiquée par la peur qu’il a inspiré. Symboliquement, il était le concurrent. Il était dans les forêts ce que l’homme était sur ses terres fraîchement défrichées, à l’horizon enfin dégagées pour son regard de bipède craintif.
Canis Lupus a aussi refusé la laisse. Il est à la fois comme le miroir inversé de la fidélité du chien,[1] et celui précis, apportant la preuve par la meute, que les sociétés humaines réclameraient un couple alpha à leur tête.

C’est précisément à ces têtes que s’intéresse Dominique Goblet. Sans vrais visages, ils s’y accrocheraient aujourd’hui des masques faits de trophées du prédateur chassé. Un loup[2] sur les têtes de nos Léviathans modernes en costume cravate et aux visages désincarnés, tant le pouvoir semble être obscurément moins politique qu’économique.[3] De page en page, ces têtes de loups sur des corps d’hommes fonctionnent comme une forme d’évidence, une association d’images révélant une crainte, des menaces. L’animal masquerait moins qu’il ne dévoilerait ces visages des pouvoirs discrets, mais marquant leurs territoires, acquis par la force d’une puissance inodore, de maisons, d’habitats pour ne pas dire de tanières.
Par la juxtaposition d’images légendaires[4] et le trait d’union d’un livre (reliure), c’est la peur qui se révèle à la lumière du crépuscule, à l’avant-nuit des lumières rasantes où le plus lisse montre de dangereuses aspérités. Une peur atavique réactualisée dans les transformations récentes d’autres personnages, d’autres paysages.

Dans cette dernière dualité, le livre renverrait aussi à la genèse des images qu’il contient. Celles-ci furent majoritairement conçues pour êtres exposées, accrochées aux cimaises et s’offrant, comme il est convenu, comme «fenêtre sur». Mises en pages, elles deviennent éléments qui font un personnage dans le livre, avec son début et sa fin. Même si l’auteure lutte contre ce fait,[5] les images sur un mur font moins suite que série, alors que dans un livre elles se suivent, font suite d’autant mieux que rien ici ne les distingue d’un titre, d’une date, d’une taille ou d’une technique. Affichées, elles étaient espaces singulier, paysage insolite ; reliées, elles sont les éléments d’un méta-espace et d’une chronologie dans un livre, où l’allégorie à tête de loup d’une peur humaine s’y distingue en prenant vie comme un cauchemar ou une musique lancinante.[6]

Livre contenant des images aux techniques mixtes, il offre une unité qui tient au sentiment qu’il dégage, à la peur qu’il défriche, qu’il fait sortir de l’ombre. Il se caractérise par une exploration des frontières, qu’elles soient celles étranges de la neuvième chose, à celles plus fluctuantes encore du rapport des hommes au monde qu’ils malmènent à s’en malmener eux-mêmes.

Notes

  1. Le chien étant son descendant, le loup se retrouve être le primitif, le sauvage, une lignée irréductible, etc.
  2. Un «loup» est aussi le nom d’un masque qui aujourd’hui évoque le carnaval de Venise et plus généralement les fêtes des noblesses européennes du XVIIIe siècle.
  3. Le Léviathan (1651) est un livre de Thomas Hobbes (1588-1679), philosophe connu pour avoir remis au goût du jour l’adage latin «Homo homini lupus» au point qu’on lui en attribue parfois la paternité. Cette locution latine est attestée pour la première fois dans une comédie de Plaute, en 212 avant J.-C.
  4. Images qui jouent sur la légende (celle du loup) et en suggèrent (comme une légende/commentaire en dessous d’un tableau par exemple). L’auteure et Guy Marc Hinant en ont suggéré et les ont placées non pas sous les images, mais en début et en fin de volume. Légendes périphériques comme clefs verbales d’images à voir et d’images vues.
  5. Voir le passionnant entretien de Dominique Goblet sur Les hommes-loups ici.
  6. Le livre comme «Léviathan», qui serait composé d’une multitudes d’images comme l’allégorie de l’Etat selon Hobbes serait composée d’une multitude d’individus ?
Site officiel de FRMK
Chroniqué par en juillet 2010

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