Plus si entente

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Plus si entente est un récit ardent et bigarré réalisé par la prolifique Dominique Goblet et l’insatiable Kai Pfeiffer ; c’est l’une des dernières publications du FRMK, en duo avec Actes Sud BD. C’est un récit énoncé par un hasard qui ne l’est qu’en apparence, un univers graphique et narratif foisonnant où le manque éveille… un déluge de propositions.
On y passe de l’aquarelle et des encres colorées au crayonné souple puis très vite indomptable ; oui, c’est un récit où les cases sont couvertes de lavis coloré, puis soudain où les étendues d’encre se dissipent pour que se pose une plume sillonnant des silhouettes sensuelles. C’est une histoire où les crayons de couleur, inépuisables, sont tous sollicités puis soudainement lâchés pour des magicolors à l’encre pissante. C’est aussi une aventure féminine noire où la solitude laisse place à des grottes infinies qu’on arpente, ou encore au vide profond du bleu outremer de piscines olympiques oubliées dans la nuit. C’est un récit où s’enchaînent avec vivacité des séries de vignettes en douce bichromie puis des séries de vignettes éclatantes de polychromies. Tout ce que l’on y découvre est intense : le claquement des pinces de homards  rouges suspendus en grappes au bout de branches de pommiers ; la sensualité de toisons légèrement crayonnées sur de vastes chairs roses peintes à la gouache…

Plus si entente, c’est le récit d’une mère en pleine recomposition, après la séparation d’avec son « Agent love », son compagnon, un policier aux faveurs anarchistes, et donc, également, après la disparition de leur fille, dans les fonds d’une piscine olympique. C’est surtout, dans la nuit de cette rupture, l’amoncellement d’un nombre incommensurable de candidats arpentant un site de rencontre où elle a publié son annonce, puis de leur apparition, en chair et en os, dans sa grande maison, pour accomplir ses fantasmes les plus inouïs et les leurs, ce sont aussi de vastes bibliothèques déferlant de livres que seuls ces derniers peuvent tenter de résorber, d’une piscine en construction qu’ils pourraient bien déplacer de 20 m en 20 m à chacun de ses desiderata ; et c’est l’histoire d’un buisson phallique qui voit tout, entend tout, et, tel un chœur antique, commente les scènes de ses odes érotiques.
Plus si entente est un récit à l’image de la forme et des techniques graphiques qu’il prend : il y a autant de candidats dans l’histoire que de techniques et de styles graphiques empruntés. Les styles se succèdent, sans jamais s’étouffer mutuellement ; ils passent d’un univers dépouillé et intimiste, à la plus grande jubilation et la plus grande profusion de couleurs rutilantes. Pour autant, cette diversité n’anéantit pas l’effet fantasmé de chacun des intervenants — dans l’univers clos de cette femme et de sa vie délimitée par un périmètre restreint (un travail où elle est exploitée par un petit patron, une grande maison vide, pas de vie de famille…) est aussi possible une vie pleine de désirs, aux fantasmes toujours renouvelés qui sont réellement traduits par ces jaillissements graphiques de couleur, de techniques, et de styles graphiques. Pour Dominique Goblet, ce récit accorde une place prépondérante aux visions fantasmées de cette femme qui occupe le centre du récit (qui suivent la perte de sa fille). Tous ces hommes, qui sont ses candidats, se retrouvent ensemble dans son jardin, pour obéir aux jeux de sa fiction, et la réaliser. L’image de ces hommes a un impact fondamental sur cette femme qui les sollicite, un impact symbolique qui agit pleinement sur la couleur de sa vie et la souplesse qu’elle développe par ce biais, lors-même que dans sa vie quotidienne, elle fait preuve de la plus grande maniaquerie, voire d’un harcèlement jouissif à l’égard d’autrui… Mais le monde de l’annonce est le monde où tout est possible dans la forme, où le vrai et le faux se rejoignent, ou se substituent l’un à l’autre inopinément. Dans le même récit, et avec les mêmes personnages, apparaît par exemple d’un côté cette femme soumise à contrecœur à un petit patron et à une vie devenue vide, et d’un autre côté cette même femme qui domine avec volupté ses amants. Ce qui se révèle dans ces formes symboliques, et la profusion de projections de ce récit, ce sont aussi les paradoxes de la vie moderne liée au monde virtuel : celui qui est le plus fort, peut apparaître simultanément, et dans un troublant simulacre, également le plus faible, instantanément, ces deux faces constituant une seule et même réalité.

Plus si entente est un livre réalisé en duo par Dominique Goblet et Kaï Pfeiffer qui a pris deux ans d’échanges, de dessins épistolaires et de travail à quatre mains. La constitution de ce récit s’est faite à partir d’un processus narratif qui se rapproche du cut-up. Un processus qui recrée de la substance, une troisième image, ici narrative, à partir de deux images réunies, c’est-à-dire un récit où l’imaginaire peut prendre toutes les formes possibles : le livre ne traduit donc pas un art de la rupture (au propre comme au figuré : la rupture graphique par exemple ou la rupture sentimentale) comme on pourrait le croire, mais de la liaison (au propre comme au figuré également), et c’est peut-être la rupture elle-même qui suscite les liaisons ! Ces troisièmes images, imaginaires, apparaissant à partir de l’union de deux autres images, cette narration apparaissant à partir de l’union de deux auteurs, Kai Pfeiffer en parle comme d’une « troisième force », que l’on pourrait comprendre comme l’expression d’un troisième langage qui apparaît entre les langages de deux auteurs réunis, et qui est déterminante en matière de foyers artistiques novateurs aujourd’hui.

Dans Plus si entente, le travail en duo a donc créé des attentes, des manques, des défis, des formes de compétitions productives, et des dangers à dépasser par le défi jeté sur sa propre production personnelle suite à la fascination/aliénation quant à la création et l’émerveillement de la création du partenaire, comme l’explique si bien Dominique Goblet à propos de cette collaboration. Ne peut-on pas émettre l’hypothèse que ces tensions et ces attentes entre les deux auteurs sont à l’image justement des relations qui unissent cette femme et ses candidats que ces deux auteurs ont dessiné ? Avec la nuance que, dans la relation entre les deux auteurs, le support graphique joue un rôle déterminant. Autre élément déterminant également, l’articulation narrative s’est complètement élaborée à partir du visuel et non à partir d’un scénario écrit préalablement. C’est donc cette particularité de l’élaboration qui fait qu’il y a bien « lien » profond et narratif entre les images, et qui situe d’ailleurs pleinement ce livre au cœur du catalogue du FRMK. Dans l’histoire de l’élaboration du livre, les cinq premières planches ont été envoyées par Kai à Dominique. Et pour elle, ce fut un envoi gonflé, percutant, provocateur, qui lui était absolument destiné ; or, justement, cette forme provocatrice avait déjà la couleur de ce que vivrait ce personnage dans le récit : ce sont les candidats qui donnent le ton, mais cette femme est là pour leur donner la possibilité de la réalisation de leurs fantasmes. Ce qui est étonnant, c’est de considérer que les personnages et la trame du récit étaient pleinement présents dès ce tout début d’écriture, comme l’explique très bien Kai, et avant même que les auteurs n’aient décidé ensemble de la forme qu’il prendrait : des « ingrédients narratifs » peut-être sous-tendus par la posture particulière des deux auteurs et de la relation particulière qui pouvait s’établir entre eux par le biais de leur travail. Un autre élément important à noter est la forme « d’appel d’air » que ces envois créent chez celui qui les réalise, puis chez celui qui les reçoit : un manque, mais aussi une peur de ne pas être dans le même ton, dans le même niveau d’élaboration. C’est une forme de compétition mais qui n’a pas de couleur productiviste — peut-être des potlatchs… Cette forme de compétition entre deux partenaires s’est retrouvée à toutes les étapes du livre sans qu’elle ait été pleinement consciente : duo éditorial belge et français (FRMK/Actes Sud BD), duo d’illustrateurs belge et allemand, duo de l’internaute A et de l’internaute B, et, pourquoi pas, duo (ou duel factice) de l’art contemporain et de la bande dessinée !

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Chroniqué par en décembre 2014