Panorama du Feu
Avant de se métamorphoser, non pas en livre, mais en un coffret de 50 + 1 fascicules de 8 pages chacun (à l’exception du n° 0, le «+ 1» de la série, qui en a 4 de plus), Panorama du feu est, à l’origine, une oeuvre conçue pour être exposée dans une galerie, ou un musée, de manière très classique : un travail de peinture sur papier, de forme rectangulaire (5 x 10 fascicules conjoints, soit un peu plus de 130 x 90 cm du fait des marges extérieures et des intervalles entre chaque fascicule), encadré sous verre et accroché au mur. La galerie Anne Barrault a montré ce Panorama à l’automne 2009 ; la CIBDI a pris le relais, au moment du festival d’Angoulême. Il a été assez rapidement vendu à un collectionneur privé (contrairement à TNT en Amérique qui a été acquis par la Délégation aux Arts Plastiques, autrement dit par l’État). L’original a donc changé de main, ce qui ne l’empêchera pas de réapparaître ici ou là, selon les occasions (l’œuvre de Jochen Gerner ne cesse de circuler depuis quelque temps, notamment dans le cadre de manifestations associant art contemporain ou architecture et bande dessinée), suivant le bon vouloir de son propriétaire.
Ce qui fait la singularité de cette édition — papier + carton — du Panorama du feu, c’est qu’elle propose bien autre chose qu’une mémoire d’un travail de peinture via l’édition d’un multiple (comme on dit dans les galeries où ce bel objet trouvera sans doute le plus naturellement ses acquéreurs). Il ne s’agit pas de se montrer excessivement fidèle à l’original — ce qui est illusoire — en s’arrangeant pour que les diverses étapes de la fabrication procurent à celui qui va tenir in fine l’objet en main un rendu acceptable des textures et détails. Il faut préciser, entre parenthèses, que ces pocket comics — dont Jochen Gerner a repeint la couverture, dans l’esprit de TNT, recouvrant la quasi totalité de la surface d’encre noire, ne gardant que quelques signes en réserve, puis transformant l’imagerie guerrière par ajouts : soit un mixte de pictogrammes, de phrases, faux-titres résumant la narration première, et gardant le vrai titre en réserve — sont de format à peu près semblable et que leur épaisseur est variable ; alors que dans cette édition les fascicules sont, nécessité fait loi, de format et d’épaisseur parfaitement identiques.
Il s’agit donc, non d’un fantôme d’œuvre d’art — une reproduction désincarnée — à bien meilleur marché que l’original, mais d’un livre-objet expérimental, beau, coûteux, quoique simple d’aspect, sans démonstration de luxe déplacée : une mise en boîte de micro-récits de gare qui demande au lecteur une certaine forme de manipulation dont les règles ne sont pas préétablies (malgré une présentation de 5 pages dans le n°0 qui ouvre quelques pistes). Cela suppose que ce dernier se débarrasse de cette tendance à la compulsion passive que la pratique de la bande dessinée entretient presque mécaniquement (mais on peut supposer que ce Panorama — malgré le fait que la matière première soit composée d’une série de pockets comme les kiosques à journaux en regorgeaient tout au long des années de guerre froide entre l’Alliance Atlantique et le bloc de l’Est — ne s’adresse pas aux fans de récits illustrés) et qu’il y mette du sien. Autrement dit : qu’il s’essaie à de nouveaux agencements d’images, de mots, à partir de cette matière première ; qu’il explore, selon son humeur, les différents ordonnancements de ces couvertures colorées, explosives, guidé à la fois par son sens plastique (sa faculté d’abstraction — pour reprendre le titre de la dernière série de dessins sur support imprimé de Jochen Gerner, exposée en ce moment même à la Biennale du Havre) et son désir de produire du sens (de bâtir des narrations plus ou moins critiques, comme Gerner lui-même ne cesse de le faire, à travers ses propres agencements). On peut évidemment commencer à se faire la main en imitant le dispositif original qui consiste à placer les fascicules 1 à 50 selon 5 rangées de 10. Mais, une fois vérifié à quoi pouvait ressembler le Panorama exposé chez Anne Barrault, il est bien plus intéressant de le déconstruire en expérimentant d’autres combinaisons ; par exemple, les organiser en série au sol, jouant avec le matériau, agençant d’autres figures géométriques (en rajoutant le n° 0, on peut obtenir un rectangle très allongé de 3 x 17 comics ; et rien ne nous interdit de sortir de la forme rectangle).
Quelles que soient les possibilités de se saisir d’un tel OLNI (objet livresque non identifié), ce qui frappe, quand on entre dans ce Panorama du feu édité par L’Association, ce sont les différences qu’il entretient avec l’original fait main, signé, achevé, apparemment intouchable. Le «livre», objet imprimé, façonné, mis en boîte, de manière assez austère, mais non funèbre, n’offre pas les mêmes modalités d’ouverture qu’un tableau accroché au mur ; il provoque une lecture autre, car ce n’est plus le regard qui doit trouver son chemin à partir de sa propre sidération, mais la main qui rejoue, à chaque reprise, la donne de ce Panorama-kit. De la rencontre frontale chez Anne Barrault à la lecture en mouvement dans son «chez soi», la jouissance se déplace, mais ne s’affaiblit pas.
Ce livre-objet serait — selon son éditeur qui a quelques raisons de le souligner — «oubapien par excellence». Et c’est vrai qu’on aurait pu commencer par là, en rappelant que Jochen Gerner est un membre éminent de l’OuBaPo (cet Ou-X-Po qu’il n’est sans doute plus besoin de présenter et qui demeure, en ces temps de crise où la sourdine semble de rigueur, un des rares à produire autre chose que des fruits secs) et que le Panorama du feu s’inscrit aisément dans le corpus en expansion des travaux de ce collectif. Mais, pour diverses raisons sur lesquelles je ne m’étendrai pas, il me semble préférable de souligner la singularité de ce Panorama ; de rechercher en quoi il est irréductible à quelque enfermement que ce soit. Quand on s’y frotte concrètement, on est toujours à la frontière de quelque chose, dans un entre-deux, oscillant d’un côté, l’autre, ce qui peut occasionner une forme de vertige : comme s’échapper soudainement d’une prison et se retrouver à l’air libre… L’érosion des frontières, cette lente usure des choses convenues dont certains auteurs de bande dessinée se sont fait une règle paradoxale — comme un mode de vie –, commande de lâcher ses monstres intérieurs sur le terrain du réel, donc de subvertir les narrations que la société prétend nous ériger en modèle, afin de pouvoir lui en renvoyer l’image gauchie à la face. C’est, au fond, ce qu’accomplit, avec une rare maîtrise, Jochen Gerner à partir de ces pockets guerriers ; il les réduit à ce qu’ils sont : une succession de cases fêlées, interchangeables, témoignant de la folie humaine, toujours prête à en découdre plutôt que de se pencher de manière réflexive sur son propre sort (une fois de plus, il faudrait envoyer un exemplaire en SP au fantôme de Freud…). Le travail de réduction sur ces comics réactionnaires et bon marché que l’on trouve en pages intérieures de ces fascicules est certes oubapien (la réduction d’un «album» à quelques cases significatives est une contrainte classique de l’OuBaPo), mais ce qu’il met en lumière va bien au-delà du fait de souligner la nullité intrinsèque de ces récits aussi pauvrement écrits que dessinés (si l’on excepte quelques cases énigmatiques que ce travail de réduction met tout à coup en valeur — «paillettes d’or fin entre deux couches de gravier subaquatique» (J.G.) ; les aurait-on remarquées en parcourant d’un œil fatigué le récit dans son entier ?).
Cette vue panoramique, en kit, du feu de la guerre (du temps de celle que l’on disait froide, même si résonnant des clameurs explosives de la seconde guerre mondiale ou d’intemporels westerns), est peut-être en premier lieu une réflexion plastique critique sur le monde comme simulacre. Monde devenant, de jour en jour, d’autant plus autiste qu’il est gangrené par son obsession de la «communication». C’est la paradoxale actualité de cette transposition réussie d’une «installation picturale» dans le monde de l’édition — et sa force : montrer à quel point nous en sommes encore là.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!