Jochen Gerner
Depuis quelques années, Jochen Gerner évolue dans un espace qui, semble-t-il, n'appartient qu'à lui -- installé à la frontière entre bande dessinée et art contemporain, entre livres et expositions. Invité de marque du Festival BD à Bastia en 2012, on pouvait y découvrir une exposition en forme de rétrospective de ses différents travaux, joliement intitulée «Géologie de l'imprimé». L'occasion de partir, en sa compagnie, dans une exploration des strates...
Xavier Guilbert : Pour commencer — tu as exposé durant une Biennale d’Art Contemporain, aujourd’hui tu es exposé dans un musée d’histoire, dans le cadre d’un festival de bande dessinée. Toi-même, où te positionnes-tu par rapport à tout cela ?
Jochen Gerner : (un silence) Le positionnement ne vient pas forcément en se disant comment ça va fonctionner dans tel endroit ou dans tel lieu. Je fais des choses, et ensuite, cela atterrit à un endroit, que ce soit dans une biennale, dans un musée, dans une galerie, chez un libraire. Il n’y a pas du tout de réflexion comme ça : c’est-à-dire que je mets tout au même niveau. Et effectivement, il y a des dessins qui tiennent bien le mur, d’autres qui tiennent moins bien le mur. Il y a des choses que je pense principalement pour des expositions et dont je ne vais pas forcément faire une édition, et donc il y a des choses que je vais faire pour des livres et qui vont bien marcher sous forme de pages mais qui ne fonctionneront pas, selon moi, pour un projet d’exposition.
Xavier Guilbert : Tu te définirais comment ?
Jochen Gerner : Avant tout, je me définis comme dessinateur-auteur. Mais après, c’est difficile de rentrer plus loin dans les détails, puisque on peut dire plasticien, bédéaste, etc. Mais en fait, dessinateur-auteur, pour moi, c’est ce qui me correspond le plus. C’est-à-dire de travailler par le biais de l’image, du dessin, sur les rapports entre l’écrit et l’image, et ça, ça peut s’adapter à tous les cas de figure de mes interventions. Aussi bien comme dessinateur de presse, puisque je fais toujours des dessins pour la presse, que auteur de bande dessinée, ou alors auteur de séries de dessin pour des lieux d’exposition plus liés au monde de l’art contemporain.
Xavier Guilbert : En ce qui me concerne, je t’ai découvert par le biais des strips que tu faisais pour Les Inrockuptibles, qui ont été repris dans les Courts-Circuits Géographiques. Entre ces travaux et ce qui est exposé ici, il y a deux livres qui me semblent marquer une étape, qui sont tous les deux parus en 2000 : (Un temps.), publié à l’Association et dans lequel tu parles d’une attente dans un aéroport qui t’amène à inventorier tout un tas de choses ; et puis paru au Rouergue, Berlin Jochen-platz — déjà, le titre est intéressant parce qu’il y a cette idée de géographie personnelle, mais on y retrouve aussi une grande thématique de ton œuvre, qui est l’idée d’inventaire, de taxonomie, de classification. Comment en es-tu venu là ?
Jochen Gerner : Sans doute, je suis plus dans une sorte d’observation des choses. Aussi bien des choses du monde dont on nous parle, des gens, toutes sortes de choses : aussi bien du monde végétal, ou géologique, par rapport au titre de cette exposition. Mais c’est vraiment une approche d’observation, un peu comme une sorte de reportage journalistique, ou alors comme un scientifique qui fait des études, et qui regarde au microscope une matière donnée. Plus que comme un auteur — si j’étais auteur de bande dessinée, et que je faisais de la fiction. Je ne fais pas du tout de fiction, je ne dis pas que ça ne m’intéresse pas, mais je ne m’en sens pas la capacité, parce que je ne suis jamais allé dans cette direction-là, je ne me suis jamais entraîné à cet exercice-là. Et j’aime bien travailler à partir de contraintes. Travailler à partir d’une matière première donnée, qui va décider après de la forme du livre. Pour moi, dans la fiction, il y a un peu un aspect démiurge : on invente un monde, qui sort entièrement de notre tête, et je ne m’en sens pas la force et la capacité. Du coup, parfois, quand je fais de la fiction, c’est à partir de scénarios d’autres personnes. Je le fais rarement, et de plus c’est à partir de scénarios de gens que je connais bien, donc je sais que je vais pouvoir m’amuser avec eux à ça. Mais ce qui m’intéresse principalement, c’est vraiment ce travail d’étude, et c’est pour cela qu’il y a cette sorte de classification : j’essaie de tout représenter, que mon sujet d’étude soit aussi bien la bande dessinée elle-même, donc réfléchir sur le médium, qui est à la fois mon outil de travail, que tout autre chose. Que ce soit une photo, un catalogue d’ameublement ou une carte postale — le sujet peut être vraiment très divers. Et même, je peux m’intéresser à des choses qui ne m’intéressent pas. J’ai toujours eu, comment dire ? ce réflexe d’aller vers les choses que je ne connais pas. Principalement, plutôt, pour essayer de faire des découvertes, d’aller vers des territoires — imaginons que je suis quelqu’un qui découvre un pays, je vais plutôt aller vers la zone qui n’a pas encore été explorée, je vais toujours essayer de m’écarter des chemins qui me semblent un petit peu déjà balisés. Il y a toujours ce truc-là d’être dans la découverte — même quand je fais, par exemple, un travail sur Tintin : je vais essayer de chercher qu’est-ce qui peut être nouveau, à découvrir, dans cette œuvre-là, et comment passer de l’autre côté de la page, de l’autre côté du mur. Un peu Alice qui, à travers un anfractuosité, découvre un monde parallèle, moi, j’ai vraiment cette sensation-là. Tout d’un coup, voir des potentialités, des choses dans la matière imprimée — puisque je m’intéresse, plus qu’à l’original, vraiment au support livre, au support imprimé — et par la trame, par les reflets, par les petites choses qui se passent dedans, je me dis qu’il est possible de faire de nouvelles découvertes.
Xavier Guilbert : Tu parlais de Tintin — c’est bien sûr pour TNT en Amérique. C’est un projet qui, selon le quatrième de couverture, commence en 2001 et que tu termines en 2002. On a donc, autour de 200, ces deux grandes tendances qui sont aujourd’hui très présentes dans ton œuvre qui se mettent en place.
Jochen Gerner : Oui, c’est comme si — je suis sorti de l’école des Beaux-Arts en 1993. Et quand on sort de l’école, il faut commencer à travailler pour vivre, répondre à des commandes, des choses comme ça. J’ai rencontré aussi l’Association aussi, j’ai commencé à faire un récit de voyage pour eux. En fait, il y a un certain nombre d’années — je ne suis pas à sortir de l’école, à faire mon premier livre, et hop ! c’est le succès. Ce n’est pas du tout ça qui s’est passé. C’est juste qu’il y a une sorte de temps d’attente, où l’on fait des découvertes, et c’est un temps assez incompressible, avant de savoir vraiment ce que l’on va faire. Et effectivement, en 2000 — et d’ailleurs suite à une discussion avec Olivier Douzou[1] à Bastia, que je lui ai dit : voilà, je pense à une sorte d’étude, je ne sais pas à quoi cela va ressembler, sur Tintin en Amérique, par rapport, justement, à la violence que j’avais décelée dans cet album, par rapport à ce qui était raconté, et faire un parallèle avec l’Amérique : quelque chose de beau, de lisse en apparence, comme la ligne claire, en fait, mais de violent et de plus trouble de manière souterraine. Mais je ne savais pas comment cela aller fonctionner, et donc j’ai commencé à travailler sur les mots, sur la matière textuelle, en recouvrant de noir toute la page, l’une des pages de cet album, pour ne laisser à découvert que les mots qui m’intéressaient. Et finalement, je me suis rendu compte que graphiquement, j’étais en train de faire quelque chose. Sauf que c’était quelque chose de très austère, puisqu’il y avait une page noire, et juste quelques mots isolés. C’était un peu abrupt, comme intervention. Du coup, je me suis demandé s’il n’était pas possible de laisser des petites zones à découvert qui viendraient répondre aux mots que j’avais isolés. De ne pas recouvrir toute la page, mais aussi laisser de petites zones de couleur et découper en négatif des petits visuels, des petits pictogrammes. En faisant cela, je me suis rendu compte que finalement, cela éclairait la page, comme si l’on regardait un paysage de nuit, avec des petites lumières qui petit à petit, s’allumaient comme des néons, comme dans une ville américaine, et en mettant toutes les pages les unes à côté des autres, cela donnait une sorte de ville, un panoramique de Los Angeles ou de New York. Cela m’a intéressé d’axer le projet comme ça. Cela correspondait aussi à mes premières participations à l’OuBaPo, et la réalisation d’une exposition de l’OuBaPo, l’Ouvroir de Bande dessinée Potentielle, à la Galerie Anne Barrault, à Paris, qui est une galerie d’art contemporain. J’ai donc fait connaissance de la galerie à ce moment-là, qui m’a demandé plus tard de faire une exposition de ce travail. A partir de ce moment-là, j’ai fait une réflexion à la fois sur la manière de présenter les dessins, au sein d’une exposition, sur un mur, et en même temps de réfléchir au support livre. Pour moi, dans la bande dessinée, l’important, l’original, «l’œuvre» finale, c’est le livre. C’est le soin apporté à la présentation du livre, aux pages de garde, au dos toilé, au moindre détail présent dans le livre. Plus que pour l’exposition des planches originales, où là il y a plus un intérêt documentaire sur la manière dont est faite une bande dessinée, avec le crayonné, les petites choses dans la marge, ça, c’est très intéressant par rapport à ce que l’on voit au Musée de la Bande Dessinée.
Xavier Guilbert : C’est ce qui fait à mon sens que TNT, dans sa version reliée, est plus l’œuvre aboutie que les planches que l’on va pouvoir voir exposées…
Jochen Gerner : Disons que c’était autre chose. Ce n’est pas du tout le même objet. Là, le livre est vraiment une sorte d’étude, plus par rapport au texte, mais en plus, là les mots ont été changés pour des problèmes de droits, j’ai réécrit tous les mots, pour que ce ne soit pas l’écriture de Hergé, pour ne pas avoir de procès.
Xavier Guilbert : Dans les originaux que j’avais vus, ce qui m’avait marqué, c’est que la seule chose qui restait d’immédiatement reconnaissable, c’était le numéro des pages, avec le cercle. C’était donc pour des questions de droits…
Jochen Gerner : Oui oui, parce que l’écriture manuscrite de Hergé, c’est son dessin aussi. Alors que finalement, ce qui est reproduit ici, ce n’est que la couleur. Et puis, mentalement, l’idée qu’il y a toutes les planches de Hergé sous ce noir. Et encore, pour l’édition, c’est un noir qui a été complètement refabriqué par rapport aux originaux, donc c’est un noir tout plat.
Xavier Guilbert : C’est vrai que sur les originaux, il y a une sorte de transparence.
Jochen Gerner : Oui, avec l’encre de Chine. Et puis il y a la texture du papier, il y a plein de choses en fait. Mais par rapport à l’exposition des originaux, on voit toute cette réflexion sur l’idée de ville et de panorama, alors que là, on l’a beaucoup moins.
Xavier Guilbert : Par contre, ce qui est intéressant, c’est le circuit que l’on observe. Parce que l’on part d’une matière «bande dessinée», qui va exister dans le cadre d’une création d’art contemporain, et qui redevient un livre que l’on peut ranger à côté des Tintin. Puisque la forme est effectivement un format cartonné-toilé, comme l’étaient les Tintin de l’époque, avec un choix au niveau des couleurs des pages de garde qui évoquent cette forme précise. On est dans le détournement, et celui-ci n’est finalement complet que dans la version imprimée.
Jochen Gerner : Oui, c’est ça, ce n’est pas présent dans la version exposée. Mais là-aussi, c’est pour des raisons de droits, j’ai enlevé tous les portraits de Hergé. Donc non seulement je les «volais», puisque j’enlevais tous les tableaux qui étaient présents sur ce papier peint, mais en même temps je résolvais ce problème de droits de reproductions. J’ai redessiné moi-même ce motif-là, on a repris juste les couleurs.
Xavier Guilbert : Pourquoi Tintin ?
Jochen Gerner : Tintin ? Ce n’est pas forcément parce que je suis un fan absolu de Tintin. C’est plus que Tintin, pour moi, c’est important. Je peux être autant admiratif que critique sur certains albums, je ne suis pas fan absolu du tout. Mais c’est plus en tant qu’auteur de bande dessinée, en tant qu’OuBaPien, donc réfléchissant sur le médium «bande dessinée», on ne peut pas se permettre de passer à côté de Tintin. Il faut l’intégrer, comme une sorte de monument visible, et qu’on ne peut pas éviter, et c’est très intéressant. De plus, la ligne claire de Hergé se prête à énormément de détournements, et il y a quelque chose qui est très facile à exploiter. Des choses très intérieures, que l’on peut faire remonter à la surface, ce qui n’est pas forcément possible pour toutes les bandes dessinées.
Xavier Guilbert : Si je pose la question, c’est parce que quand on considère les autres éléments que tu utilises pour ces détournements, il y a une sorte de — je ne sais pas si c’est une désacralisation de Tintin, mais tu as travaillé sur le catalogue IKEA…
Jochen Gerner : IKEA, c’est pareil. Ce n’est pas que je sois fan de IKEA et que je lise le catalogue tous les matins, mais c’est juste que le catalogue IKEA est ce qui se vend le plus de par le monde, plus que la Bible. En fait, la maquette, c’est la même pour tous les pays du monde. J’ai travaillé sur la version américaine. Et ça m’intéresse, parce que voilà, pour le symbole. Hergé, c’est la même chose. Martine, c’est pareil : je ne lis pas Martine, je ne l’achète pour mes enfants, mais c’est quelque chose qui m’intéresse parce que c’est quelque chose qui est présent et important. En plus, c’est plus facile de détourner et de parler de quelque chose qui est, de manière sous-jacente, connu de un petit peu tout le monde, alors que si je travaillais sur quelque chose de très peu connu, très underground, et si même j’en faisais un détournement, ce serait plus difficile pour quelqu’un de voir le chemin que j’ai fait.
Xavier Guilbert : En même temps, il y a aussi le Panorama du Feu ou Abstraction qui partent de petits formats. Là, on est plutôt dans le récit de guerre…
Jochen Gerner : Les récits en question ne sont pas forcément connus, mais on connaît ce mouvement, enfin ce genre littéraire et ce genre de bande dessinée qui est le petit format des années 50 à 70, qui était un genre en lui-même. Même les auteurs ne sont pas cités — pour Abstraction, j’ai détourné une bande dessinée dont je n’ai même pas eu la possibilité de retrouver l’auteur. Il n’était pas du tout crédité dans le récit. Ce qui m’intéressait, c’était de faire le lien avec ce qui se passait aux États-Unis au même moment, avec l’Art Moderne, l’abstraction, l’expressionnisme abstrait, et cette bande dessinée, qui n’avait strictement rien à voir. Sauf qu’il y avait des petits détails dans ce récit, qui est un récit de guerre de la Seconde Guerre Mondiale. C’était une petite bande dessinée qui était parue en 1968, et il y avait des petites infos qui me faisaient penser vraiment directement à une sorte de gestuelle graphique qui était présente dans les toiles américaines de la période après-guerre. Du coup, je me suis dit que ce dessinateur-là, il avait fait ça sans se rendre compte qu’il faisait référence à ces mouvements-là. J’ai alors dupliqué ce petit signe sur toute la case, en essayant de cacher la plupart des choses présentes sur la case, en gardant un mot qui servirait de légende pour cette image abstraite, et donc d’essayer de rétablir une sorte de fil invisible qui existait de manière inconsciente et involontaire de la part de l’auteur original pour construire ce projet. J’ai même fait tout le livre sans mettre d’image, pour que cela ressemble à un catalogue, un petit catalogue de courant artistique, en mettant le titre le plus austère possible : «Abstraction, 1941-1968». 1941, cela correspond à la date de l’histoire racontée, donc une bataille navale de la Seconde Guerre Mondiale, et 1968, à la date de parution de la bande dessinée. C’est ainsi que j’ai construit un petit peu le récit autour de cela. Parfois, on voit un fantôme de l’image précédente — si on plisse les yeux, on voit l’image qui existait auparavant. Travailler sur cette idée du fantôme de l’image cachée, ça m’intéresse énormément. Pour moi, dans beaucoup d’images, dans beaucoup de choses que je peux lire, il y a des choses cachées. Chacun, en lisant une bande dessinée, par exemple, va se construire une sorte d’imaginaire mental, qui sera le sien propre, mais qui sera aussi une sorte d’imaginaire collectif — tout dépend de ce que l’on perçoit dans l’image. En ce moment, je travaille pour une revue d’art, qui s’appelle Art Magazine, et tous les mois je fais une planche de neuf cases, et je prends une bande dessinée — que ce soit Jo, Zette et Jocko, ou le premier Lefranc, ou des choses comme cela, et j’isole, je redessine des petits détails de cette bande dessinée-là, de un centimètre à deux centimètres maximum, et ce sont ces petits détails-là qui me font penser à une œuvre d’art contemporain, ou plus ancienne, existante. C’est-à-dire que quand je lis cette bande dessinée-là, je me dis : «tiens, ça me fait penser à un Morellet», ou «ça me fait penser à un Buren». Alors c’est un peu forcé, évidemment : Jacques Martin, pour son truc, il n’a pas pensé à Morellet, surtout si l’œuvre de Morellet date d’après la bande dessinée en question. Mais c’est plus pour parler de la manière dont on peut réagir, mentalement, faire des liens entre chaque image.
Xavier Guilbert : Sur les aspects de recouvrement, tu abordes ça comment ? Le processus, c’est de l’improvisation, c’est quelque chose que tu prépares, en choisissant ce que tu vas dévoiler ?
Jochen Gerner : Chaque chose, chaque projet se construit en fonction du support, et je ne sais jamais trop à l’avance comment ça va se faire. C’est pour ça qu’il n’y a pas vraiment de constance graphique dans mon travail, puisque chaque chose se construit un petit peu en fonction du support, en fonction de la technique, d’encre, de peinture qui va tenir sur le papier et qui va permettre de laisser plus ou moins de transparence en fonction du projet. On revient au titre de l’exposition : «Géologie de l’imprimé». C’est comme si j’étais un géologue et que je faisais un forage, et que j’allais changer de machine pour le carottage en fonction de la dureté de la pierre. C’est un petit peu ça, en fait. Du coup, je m’adapte en fonction — donc il y a des recouvrements, il y a des semi-recouvrements, il y a des choses qui sont plus une sorte de détournement par le biais du dessin, comme ce que je fais pour la revue d’art ou ce que j’ai fait avec Contre la bande dessinée. Là, je pars d’une matière textuelle, et je fais une sorte d’illustration de cette matière textuelle qui n’est pas de moi, mais qui est une sorte d’accumulation de citations. A chaque fois, il y a un autre type de récit, de construction de la page, de format, qui se décide en fonction vraiment du sujet. Ce ne sont jamais les mêmes formes, les mêmes textures de papier, j’essaye que chaque livre se façonne en fonction du projet que j’essaye de faire.
Xavier Guilbert : C’est intéressant ce que tu dis, parce qu’au départ, j’avais l’impression qu’il s’agissait vraiment de deux directions distinctes. D’une part, ces accumulations, ces inventaires, et de l’autre, les détournements. Alors que pour toi, ce sont des choses qui sont du même ordre ?
Jochen Gerner : Oui, tout participe d’une même sorte de réflexion en fait. Même la bande dessinée sur le temps, qui était une commande du Centre Pompidou pour une exposition sur le temps, pour le catalogue, cette sorte de réflexion mentale où je redessine toutes les thématiques autour du temps, mais c’est aussi un travail d’accumulation, de réinterprétation graphique d’une matière existante. Mais là, il n’y a pas du tout d’idée de recouvrement. Je m’impose souvent des contraintes, comme pour ces projets de dessins faits dans le train, pour un livre qui s’appelle Grande Vitesse. A chaque fois que je prenais le train, j’avais un carnet, et je me mettais à dessiner toutes les choses que je voyais passer par la fenêtre. Et du coup, cela enclenche un certain type de dessin que l’on ne pourrait pas avoir autrement. Cela correspondait aussi à la période où je voyageais beaucoup, entre Nancy et Paris, avant l’arrivée du TGV, et après l’arrivée du TGV : le parcours n’est pas le même, la vitesse n’est pas la même, et ce que je vois n’est pas la même chose. C’est la même idée avec les dessins que je fais au téléphone. Les dessins au téléphone, beaucoup de monde en fait, même ceux qui ne dessinent jamais, ce qui est intéressant, mais ce que je fais en étant au téléphone, l’esprit qui est ailleurs et la main qui dessine, cela développe un type de dessin que je n’ai pas du tout par ailleurs. Après, cela me donne une sorte de matière graphique nouvelle, qui va peut-être me servir pour après, faire du dessin de presse ou un type d’écriture. C’est tellement libéré de toute réflexion, puisque ça part et je découvre le dessin après, c’est assez intéressant de faire cette expérience-là.
Xavier Guilbert : C’est une manière de générer une matière que tu réutilises ensuite. Je crois que c’est dans Lignes ou Branchages, on commence par un listing de tous les types de sonneries de téléphone qui existent, puis il y a les pages du livre et à la fin, on trouve un inventaire de tout ce qui a été représenté dans ces pages. Il y a à nouveau une mise en scène d’un inventaire d’inventaire d’inventaire…
Jochen Gerner : Oui, j’ai exagéré un peu l’idée de catalogue de formes, de formes mentales qui étaient présentes dans ma tête. J’essaie de faire une sorte de listing, j’essaie de comprendre pourquoi j’avais fait toute une page avec un nombre incalculable de vélos, et pourquoi la page d’après il y a des racines, ou — ce sont des choses que je ne contrôle pas. Et après il y avait cette idée de faire un petit dictionnaire imagé avec l’énumération.
Xavier Guilbert : Ce qui est intéressant, c’est qu’au-delà du principe ludique, il y a une sorte de discours implicite qui en ressort, qui est souvent très critique. C’est notamment très présent dans Contre la bande dessinée, où il y a une approche à charge contre un certain discours. Il y a l’accumulation, il y a l’effet d’inventaire, mais derrière, tu touches aussi à l’essence de ce que cela représente. Le fait de mettre côte à côte toutes ces variations finit par les annuler — je pense à la planche du Saint Patron, avec tous les Saint Nicolas dans leur version locale, mais ce qui en ressort, c’est l’essence de Saint Nicolas.
Jochen Gerner : Je veux avoir le discours le plus simple, mais sans moi-même faire une sorte de discours. Je ne suis pas du tout dans la théorie et dans l’analyse écrite, je veux faire cette analyse par le biais du dessin uniquement. C’est pour cela que Contre la bande dessinée, c’était une sorte de collecte de phrases entendues à la radio, lues dans des magazines ou dans des romans, sur la bande dessinée, mais qui donc, globalement, citaient la bande dessinée comme quelque chose de péjoratif. Quand on dit que telle pièce de théâtre, c’est de la bande dessinée, c’est rarement pour dire que la pièce de théâtre est intéressante. Et donc, je citais toutes ces phrases, et en les mettant les unes à côté des autres dans un certain ordre, et en répondant à ces phrases uniquement par le biais du dessin, en faisant un dessin qui essayait d’illustrer ce qui était dit dans cette phrase-là, je répondais finalement à l’attaque, à la critique, à l’ironie, avec une nouvelle ironie qui était celle du dessin. C’est par le biais de la bande dessinée que j’essayais de répondre à cette attaque, mais sans moi-même tenir un discours. J’essaye, en mettant des images les unes à côté des autres, de tenir un discours.
Xavier Guilbert : Il n’y a pas que cela. De mémoire, tu fais un inventaire de toutes les onomatopées de moteurs dans un Michel Vaillant, tu fais aussi un listing de tous les cadres dans un Tintin…
Jochen Gerner : Oui, il y a à la fois une sorte d’hommage à la bande dessinée, mais je ne m’empêche pas d’être critique envers certains tics de la bande dessinée. Ça m’intéresse de ne pas faire un truc tout blanc, tout noir, en disant «je viens défendre la bande dessinée». Je me permets aussi de «critiquer», de me moquer un petit peu de certains dessinateurs, du discours de certains dessinateurs sur la manière de faire de la bande dessinée, qu’il faut construire un personnage comme ça, que l’on assure nos planches à tel prix… Et là, justement, je me suis amusé à redessiner les formes de certaines flammes — comment chaque dessinateur dessine une flamme de bande dessinée, ça peut être intéressant pour faire un comparatif graphique entre différents dessinateurs.
Xavier Guilbert : Les phylactères, aussi.
Jochen Gerner : Oui, mais pour les flammes de bande dessinée, je suis parti d’un petit fait divers où pour une exposition, il y avait toutes les planches exposées qui avaient brûlé, et l’on avait parlé de la valeur d’assurance de ces planches. Du coup, j’ai dessiné toutes les flammes en mettant à chaque fois la valeur d’assurance de la flamme de Bilal, de la flamme d’Uderzo ou de Zep. C’est intéressant d’aborder aussi cette thématique-là de la bande dessinée…
Xavier Guilbert : Tu parlais du choix du titre d’Abstraction, est-ce que pour Contre la bande dessinée tu as eu le même genre de réflexion ?
Jochen Gerner : Oui, «contre la bande dessinée», cela veut dire une sorte d’opposition à la bande dessinée, mais en même temps cela peut dire «tout contre la bande dessinée». C’est-à-dire être au sein de la bande dessinée, et essayer de comprendre comment ça marche. Et puis il y avait aussi le sous-titre, «choses lues et entendues» qui, pour moi, permettait un petit peu de comprendre la logique du titre. C’est vrai que je ne donne pas toujours tous les indices, et que je ne mets pas forcément une préface. Il y a une postface dans «Abstraction», mais je ne donne pas forcément toutes les clés du travail, avec un mode d’emploi pour permettre de comprendre comment s’est fait le livre. Ce n’est pas forcément nécessaire.
Xavier Guilbert : Tous ces procédés d’accumulation, de collecte d’information, sont des procédés qui, j’imagine, prennent du temps. C’est quelque chose qui part d’une intuition, ou est-ce qu’un jour tu te dis que tu vas faire un livre sur le discours entourant la bande dessinée, et brusquement tu sors ton paquet de post-its et tu te mets à ouvrir les oreilles ?
Jochen Gerner : (sourit) Dans mon atelier, il y a le bureau, et puis il y a le mur en face de moi, et il n’y a que des petits bouts de papier, avec de l’écriture, il n’y a aucune d’image. Et ce ne sont que des choses que j’ai envie de faire, aussi bien dans le domaine de l’exposition… C’est comme des post-its, sauf que ce sont des papiers de natures diverses, et des idées de projets. Dans tout ce qui y est présent, il y en a peut-être 10 % que j’ai pu faire, et après, c’est avec le temps, finalement ceux que je ne retiens pas, c’était peut-être parce que ce n’était pas le plus important ou pas le plus judicieux à faire. Par exemple, je travaille depuis que Contre la bande dessinée est sorti — je crois, en 2008 — et depuis j’ai continué à recueillir des phrases. Il y a un autre projet, donc j’ai un classeur comme ça de choses récoltées, car ce sont des choses qu’il faut récolter avec le temps. Et quand je serai prêt, je commencerai à faire un autre projet dans cet esprit-là, mais sous un autre angle. J’aimerais bien faire une sorte de — là, il y a des chapitres, littérature, musique, architecture ; et le prochain ce sera plutôt pharmacie, menuiserie — des thèmes qui n’ont rien à voir avec la bande dessinée. Il y a politique, aussi. J’ai découvert que tous les hommes politiques emploient souvent la phrase extraite de Hergé, «le sparadrap du Capitaine Haddock». Je crois que les références des hommes politiques, c’est Hergé, Iznogoud et Lucky Luke. Et c’est tout. (rires de la salle) Mais ça revient tellement souvent, et c’est tellement toujours Iznogoud, Rantanplan et le sparadrap du Capitaine Haddock que je vais faire quinze pages sur le sparadrap du Capitaine Haddock, avec à chaque fois, une citation d’un homme politique.
Xavier Guilbert : En parlant de politique, tu m’offres une superbe transition. Puisque tu as un strip — je ne sais pas exactement avec quelle fréquence…
Jochen Gerner : C’est un strip tous les jours dans Libération, tous les jours de la semaine. Pas le week-end.
Xavier Guilbert : C’est Yan Lindingre qui scénarise…
Jochen Gerner : Oui, c’est Yan Lindingre, scénariste-auteur de bande dessinée qui habite aussi en Lorraine. J’étais enseignant en même temps que lui dans une école d’art, l’école des Beaux-Arts de Metz. Je l’ai un peu rencontré à ce moment-là, et je lui ai dit, il y a un an et demi, s’il était possible de me prévoir un petit projet d’histoire, de réagir par rapport à ce qui se passait en politique. Et voilà, on fait ça — on a été un peu prévenus au dernier moment par Alain Blaise[2]. On avait prévu tout une sorte de stratégie qui était plutôt tout une sorte de réflexion sur la manière de penser une affiche. Comment la campagne, par exemple, on la prépare, et comment on pense à une affiche. Et quand Alain nous a dit «feu vert, banco !», l’affiche de Sarkozy était déjà sortie. On avait un petit peu préparé les scénarios, et du coup il a fallu repenser plutôt l’idée comme une sorte de cellule de campagne qui réfléchit sur qu’est-ce qu’il faut dire maintenant, comment on réfléchit. Là, on en a quelques-uns en avance, on réfléchit et on s’intéresse un petit peu à ce qui se dit, mais il y a tellement de matière, tellement de richesse, c’est tellement violent, tellement… en fait, on ne peut pas être à leur niveau, c’est impossible. Un jour, Yan m’envoit quelque chose : voilà, par rapport à ce qui s’est passé à Toulouse, on va faire un strip où quelqu’un de la cellule de campagne (de Sarkozy, sous-entendu), donc cette personne dit : «on a résolu cette affaire-là, sans utiliser la police de proximité et sans remplacer un fonctionnaire sur deux.» Je fais mon strip dans la journée ; le soir, je regarde Internet, et Valérie Rosso-Debord, de Nancy, dit exactement ça. Sauf que pour elle ce n’était pas un gag, pour elle c’était sérieux. Mais notre strip tombait un peu à plat… (rires de la salle) … c’était comme si c’était elle qui nous avait donné l’idée. Pareil, il avait prévu un strip, quand était sortie l’affiche «La France Forte», avec le Concordia. Et en fait, le temps que je dessine le truc, il y avait mille affiches, de fausses affiches, qui étaient sorties. Du coup, il n’est même pas paru, ce strip. Mais il y a tellement de choses que l’on pourrait faire dix strips par jour, avec tout ce qui est dit. C’est intéressant, je considère ça comme une matière première aussi, et puis c’est intéressant de travailler avec quelqu’un d’autre, avec cette contrainte-là. Et surtout la contrainte aussi d’avoir des personnages qui sont des personnages semi-fictifs — enfin, je vois à peu près qui est le personnage principal, qui n’est pas forcément connu du grand public, mais qui fait partie de la cellule de campagne, et on dit «notre candidat», mais sans jamais citer de nom.
Xavier Guilbert : Tu reviens ici sur quelque chose de beaucoup plus classique au niveau formel. Il y a des cases, il y a des personnages, il y a des bulles. Alors que comme tu dis, il y a énormément de choses accumulées. Tu pourrais faire quelque chose de plus proche de…
Jochen Gerner : L’intérêt, c’est aussi de temps en temps, de rester dans une sorte de registre comme ça, et de… J’en reviens à ce que disait David B. tout-à-l’heure : c’est-à-dire que les rapports entre image et écrit, c’est tellement riche, il y a tellement de choses à faire et à découvrir, pour moi c’est une potentialité énorme. C’est pour cela que je ne voudrais pas me limiter à la simple structure case-bulle-récit d’un certain nombre de pages. Je pense qu’il y a à inventer des choses au niveau du format. Mon projet, ce serait d’arriver de faire un album normal — pas dans la normalité de Hollande (rire) mais un album qui serait normal en apparence, en couleur, avec des cases, avec des bulles, mais de manière cachée, d’avoir quelque chose de complètement trouble. Et donc je suis en train de travailler sur une sorte de projet comme ça, et essayer de faire croire que j’ai fait un livre «normal». Je suis en train d’y réfléchir.
Xavier Guilbert : Tu parlais de travailler avec quelqu’un — il y a un scénariste, et tu es le dessinateur — mais vous fonctionnez comment ? Est-ce que cela rejoint aussi ton choix de ne pas faire de la fiction, puisque ici, on est dans une sorte de bande dessinée du réel, pour évoquer l’un des thèmes mis à l’honneur par ce Festival…
Jochen Gerner : Je m’intéresse tout autant que lui à ce qui se passe, donc parfois je lui envoie de petites thématiques. Je lui dis «tiens, j’ai vu ça, la méprisance, des choses comme ça, j’aimerais que tu réagisses là-dessus». Et il me dit «oui, j’ai déjà tout noté, je prépare des strips». Et donc, il en a énormément comme ça, on discute dessus, et il en a une vingtaine d’avance. Comme c’est très riche, du coup, quand je lui dis que je vais travailler sur ce scénario-là, il est forcément obligé de le réadapter par rapport à ce qui s’est dit depuis le moment où il a écrit ce scénario. Parce que Sarkozy a sorti de nouvelles insultes… voilà, il a fait un truc sur les tics des insultes de Sarkozy, et puis il en dit trois, quatre, cinq depuis, et on a dû les rajouter à la liste. Il faut toujours réactualiser. Mais j’aime bien ça aussi, de faire des échanges avec quelqu’un, et puis d’essayer d’aller dans une direction à laquelle je ne suis pas forcément habitué. Par exemple, dans le dessin de presse, je ne fais jamais de dessin politique, ce n’est pas trop mon domaine. Mais j’aime bien, tout d’un coup, me dire que je fais une sorte de réflexion politique, mais sans jamais dessiner d’homme politique. Avoir cette contrainte-là de parler de ça, mais de manière différente. Et puis avec des personnages très stylisés, c’est très minimal, avec toujours un peu la même configuration de pièce, la même disposition…
Xavier Guilbert : Tu parlais d’amener cela vers le livre. Or, comme une partie de ton travail est en premier lieu destiné à être exposé, comment est-ce que tu abordes la transition vers le livre ? Je pense en particulier au Panorama du Feu, qui a donné lieu non pas à un livre, mais à un objet assez inhabituel.
Jochen Gerner : En fait, je fais parfois des livres qui ne donnent pas du tout lieu à des expositions. Enfin si, cela peut être exposé, mais dans des expositions plus de bande dessinée. Par rapport à moi, j’alterne un petit peu dans l’année les projets d’exposition et les projets d’édition, mais tout ne fait pas forcément… par exemple, ce que j’ai fait sur le catalogue IKEA n’a pas débouché sur un projet d’édition. Par contre, il y a vraiment des projets dont je sais à l’avance que ce sera tout aussi intéressant de réfléchir à la l’idée de l’exposition, à la manière dont ce sera présenté dans un certain cadre, et puis à la manière dont cela va se construire sous forme d’un objet éditorial. Et quand c’est tout aussi intéressant de l’exposer et de faire un projet éditorial avec, j’essaie de le faire. Après, ce n’est pas toujours possible pour des questions de coût, de priorité ou d’intérêt réel de montrer des choses. Avec l’Association, ce sont souvent des petits tirages, je ne suis pas celui qui va plomber — enfin, je n’espère pas — qui va plomber l’Association. (rire) Je n’exige pas non plus des tirages importants, et si on me dit que ce n’est pas intéressant de faire un livre avec ça, je ne me vexe pas du tout et je le reconnais. Et je les remercie de ne pas avoir mis ça dans les priorités.
Xavier Guilbert : Je parlais du Panorama du Feu, parce que c’est un coffret qui contient une cinquantaine de petits fascicules de quoi, quatre feuilles ?
Jochen Gerner : Il y a six pages en tout, avec la couverture. Donc je reprends — il y a les couvertures qui sont détournées, donc je reprends tout un système de code graphique avec des flammes, ce sont toujours des petites bandes dessinées de guerre. J’ai travaillé sur cette idée-là de récurrence et de violence et de feu sur ces couvertures-là. Et à l’intérieur, c’était plus une logique OuBaPienne : je n’ai pas du tout dessiné, je reprenais des cases qui étaient présentent dans ces bandes dessinées en essayant de construire un nouveau récit. Et là aussi c’était une sorte de réflexion sur quelles étaient les récurrences, les explosions qui revenaient en permanence, les types de visages. Dans ce cas, c’est intéressant, parce que l’on découvre des choses qui reviennent dans une bande dessinée et qui ont été fait au calque. Par exemple, il y a un avion qui revient toujours dans la même position, et on voit qu’il a fait ça à la table lumineuse : à chaque fois le décor change, mais le dessinateur ne s’est pas embêté. C’est à la fois une sorte de réflexion un peu humoristique sur ces aspects, et puis parfois j’ai découvert des auteurs de bande dessinée dont j’ai adoré le dessin et que je ne connaissais pas avant. Par exemple, il y en a un qui s’appelle Méliès, et je ne le connaissais pas du tout. Et deux semaines après l’avoir découvert, je vais voir mon libraire à Nancy, et il me dit : «tiens, il y a quelqu’un qui m’a vendu des originaux de cet auteur-là». Il vendait 10€ les planches, et c’était magnifique. Donc j’en ai acheté… (rire) C’était vraiment une découverte de beauté. Il y avait tout aussi bien des choses tout-à-fait maladroites que des choses très classiques, que je n’appréciais pas forcément graphiquement. Mais je vois toujours de l’intérêt à se pencher sur ça, d’être comme un géologue ou un spéléologue, et de fouiller dans toute cette matière-là.
Xavier Guilbert : Une chose qui m’intéresse dans l’évolution entre TNT en Amérique, et les choses qui sont exposées là-haut comme les Martine, c’est le fait que tu laisses plus transparaître ce qu’il y a dessous.
Jochen Gerner : Mais est-ce qu’on aurait reconnu que c’était Martine si je ne l’avais pas dit ? Parfois, c’est le titre de la série qui donne la clé du travail. Mais je ne pense pas que les enfants qui visitent l’exposition, ou les petites filles qui lisent Martine chez elles, est-ce qu’elles auraient reconnu Martine, je ne suis pas forcément sûr.
Xavier Guilbert : Oui, mais quand tu parles des petits formats, comme celui à la base d’Asbtraction ou pour Bukaland, on ne connait pas non plus. Il y a une référence à un certain univers, mais pas à l’œuvre particulière.
Jochen Gerner : Non non, parfois la référence peut se faire par rapport à une forme de bande dessinée qui se faisait à une époque donnée. Par rapport à Martine, peu importe de savoir quel titre j’ai détourné, c’est plutôt par rapport à un type de dessin, à un type d’édition, plutôt que le récit en particulier. Je m’intéresse aussi à la matière imprimée, à la trame, donc ça apparaît dans le livre. Ça, ce sont les cheveux, on ne voit pas forcément que ce sont des cheveux, parce que je prends la matière comme une sorte de matière graphique abstraite. Et donc ce sera aussi bien les rochers, qu’un bout de ciel, un bout d’herbe, un bout de cheveux. J’essaie que cela devienne quelque chose de complètement différent. Panorama du Feu, on voit très bien que je m’intéresse à la matière «feu», à la matière «explosion», et on arrive à le comprendre. Il y a aussi une autre série, justement, je pense à Bukaland, où là je détourne et je redessine un petit peu, et on voit plus, effectivement, de choses qui sont présentes dans la bande dessinée originale. Mais dans ce qui est exposé, en fait, il y a encore le texte de la bande dessinée d’origine. Au départ, c’était une série de planches pour Lapin, dans laquelle j’avais enlevé tout le texte dans les bulles, et j’avais demandé à Anne Baraou, qui fait aussi partie de l’OuBaPo et qui est scénariste, sans qu’elle ait lu l’histoire de départ, d’inventer un nouveau récit. C’est une sorte de procédé assez courant dans l’OuBaPo, on fonctionne un petit peu en semi-aveugle, et donc elle m’a réécrit tout un récit, très très drôle, qui est paru dans Lapin[3]. Donc, il n’y a pas forcément — ces planches-là n’étaient pas pensées au départ pour un projet d’exposition, c’était vraiment pensé pour Lapin. Ici, elles sont montrées comme ça, comme une sorte de témoignage de choses que j’ai pu faire, mais il n’y a pas forcément toutes les clés.
Xavier Guilbert : Ca correspond à un plaisir de plasticien, le fait de recouvrir ? Il y a cette aspect de laisser sa marque, sur quelque chose d’aussi symboliquement chargé que Tintin…
Jochen Gerner : J’aime bien aller vers le risque. Dès qu’on me dit que c’est dangereux et qu’il ne faut surtout pas faire ça, j’y vais quand même. C’est plus essayer de m’attaquer à quelque chose de sacré, quelque chose qu’il ne faut pas faire. L’idée de dessiner sur des — en plus, pour Tintin, j’ai dû acheter des éditions anciennes, parce que sur les éditions actuelles, l’encre ne tient pas, c’est une sorte de papier glacé. Donc j’ai acheté des éditions assez cher (rire), chez un libraire spécialisé à Paris, et puis je les ai découpée avec mon cutter, et…
Xavier Guilbert : C’est cet élément-là qui est très fort. C’est que le support — tu disais pour Abstraction, le point de départ est que tu tombes sur deux exemplaires de…
Jochen Gerner : Oui, j’avais acheté par hasard deux exemplaires, sans le faire exprès, deux fois le même. Et en fait, pour travailler effectivement sur ces planches, je suis obligé d’avoir deux exemplaires, et en fait, puisque le recto et le verso, je ne peux pas le faire sur la même page. Déjà, en travaillant juste un recto, la page commence sérieusement à gondoler, je n’ai pas du tout droit à l’erreur. Si tout d’un coup je fais une grosse tache d’encre — bon, ça ne se verra pas forcément sur l’édition, mais pour le projet exposé, oui, ça se verra. C’est une sorte de travail d’équilibriste, tout le temps. Après, en ce moment je fais pas mal de recouvrements, mais je ne pense pas faire ça toute ma vie non plus. J’aime bien, à moment donné, changer totalement — comme quand j’ai fait Courts-Circuits Géographiques ou (Un temps.), qui étaient un type d’écriture donnée, sans crayonné, des toutes petites cases avec du texte en-dessous, une sorte de référence aux premières bandes dessinées. C’était aussi une volonté pour moi de me libérer d’une certaine forme d’écriture avec un crayonné au préalable, pour essayer de déstructurer un petit peu mon travail. Moi aussi j’interviens sur mon dessin en essayant de le casser. A moment donné, quand j’ai trop exploré une direction, j’essaie d’aller dans une autre. Là, je me suis acheté une déchiqueteuse, et je… déchiquette mes dessins (rires de la salle). Je ne m’attaque pas seulement aux autres, je fais ça aussi avec mon travail. J’ai contacté un empailleur, et il m’a dit qu’il faut deux kilos de papier, donc de mes dessins, pour empailler une poule. Donc j’attends la poule (rires de la salle). Pour moi, c’étaient des dessins qui n’avaient plus du tout — comme c’étaient des commandes de dessins, ils ne marchaient plus du tout. C’est-à-dire, comme ils étaient liés à un contexte de commande de dessin économique, ils n’avaient plus du tout de force pour moi. Ils étaient en couleur, donc du coup cela fait des confettis en couleur, c’est assez beau, et donc j’attends de recevoir ma poule noire. Peut-être que je ferai un petit zoo après… Disons que la sacralisation n’est pas — je ne sacralise pas mon travail non plus. J’aime bien me remettre en question, et aller dans une autre direction. Le plus important, c’est quand même, à la fois l’image que l’on peut avoir d’une exposition, mais en même temps le livre lui-même. Plus que le dessin original.
Xavier Guilbert : Et donc, au-delà de cette poule, quels sont les directions que tu explores actuellement ? Des projets qui seraient un peu plus faciles à ranger dans une bibliothèque ? (rires)
Jochen Gerner : Je travaille sur un autre projet, toujours pour l’Association, un autre Contre la bande dessinée dont j’ai parlé tout-à-l’heure. Je ne sais pas quand je vais le commencer. Et puis il y a aussi ce projet, vaguement, de détourner Blake et Mortimer, mais sans forcément dessiner Blake et Mortimer. J’aimerais que ça ressemble, dans la forme, vraiment, à un album de Blake et Mortimer. Par le trait, avec cette idée de dessin qui part de la ligne claire, qui est très travaillé, ça m’intéresse de travailler sur ça, et j’aimerais commencer à travailler sur ça assez rapidement. Et puis j’ai un autre projet, pour en finir avec Hergé, de travailler sur la couleur de tous les albums de Hergé. Donc de faire un nuancier, un nuancier Pantone de toutes les couleurs de Hergé.
Xavier Guilbert : On revient à Tintin. Je me souviens d’un article dans l’une des Éprouvettes où tu parlais du travail que tu avais fait avec des élèves sur les couvertures d’albums.
Jochen Gerner : C’était un travail sur L’Oreille Cassée. Parfois, je fais des workshops — enfin, des ateliers dans des écoles d’art. Et là, j’avais demandé aux étudiants de travailler sur L’Oreille Cassée, le truc était de ne jamais redessiner, de ne jamais montrer le trait de Hergé, mais de saisir, de s’emparer d’un petit concept présent dans L’Oreille Cassée, et de le dupliquer sous forme de livret. Et le livret avait une sorte d’homothétie de taille par rapport à l’album d’origine, beaucoup plus petite. A l’intérieur, c’étaient des dessins en noir et blanc, et ils faisaient la petite histoire qu’ils voulaient à partir de ça. Il y en a un qui s’est intéressé aux coiffures dans L’Oreille Cassée, un autre à la course-poursuite qu’il y a dans la montagne, etc. Ils devaient trouver un titre, et la couleur de la couverture du livret, c’était encore quelque chose qu’ils ont pris avec une pipette dans l’album de départ. Comme chacun choisissait sa couleur, cela donnait tout le nuancier de couleurs de L’Oreille Cassée. Et ça, je crois que ç’a été bien apprécié. Il y a eu un projet à un moment donné que dans l’une des salles temporaires du Musée Hergé, ça soit éventuellement exposé. Parfois, si on est un peu dans une sorte de registre plasticien, art contemporain, ça peut éventuellement intéresser la Fondation Moulinsart. Mais je pense qu’il ne faut pas trop les embêter. (rires de la salle)
Xavier Guilbert : A propos, TNT a été reçu comment ? En dehors du fait d’avoir été obligé de réécrire les textes…
Jochen Gerner : Je n’ai eu aucun écho. J’ai juste eu à un moment-donné un journaliste des Inrockuptibles qui voulait faire un article sur Tintin en Amérique qui m’a dit : «oh, j’ai appelé la Fondation Moulinsart pour leur demander ce qu’ils en pensaient», et il m’a dit : «j’ai senti, quand je leur ai appris» — parce que c’est lui qui leur a appris — «tout d’un coup, il y avait des sirènes qui commençaient à — alerte !» (rires) Et tous les agents se sont mis à se renseigner sur le truc. Mais non, je n’ai pas eu du tout de retour. Donc sous-entendu, ça a été apparemment apprécié. J’avais rencontré Joos Swarte, qui a travaillé sur toute l’identité visuelle du musée, je l’avais rencontré à Bastia justement, et il m’a dit que c’était super bien et que ça leur plairait. Je pense que c’est bien, je l’ai fait une fois, mais il ne faut pas trop que je les embête une deuxième fois. (rires de la salle) Non, mais parce qu’en plus il y avait des articles sur ce livre-là, mais ce n’était pas un livre contre Tintin ni pour Tintin, c’était un livre sur Tintin.
Xavier Guilbert : Sur Tintin, dans beaucoup de sens.
Jochen Gerner : Dans les deux sens, mais pour dire qu’il y avait encore énormément de chose à découvrir dans la matière image et texte de Tintin. Donc ça, a priori, ça les intéressait. Tout cet angle-là, ça les intéressait.
Xavier Guilbert : En ce qui me concerne, j’ai vu les planches de TNT exposées dans le cadre de l’exposition Vraoum à la Maison Rouge il y a trois-quatre ans, et ce qui était intéressant, c’est que parmi tous les artistes contemporains, tu étais l’un des rares à prendre la bande dessinée pour en faire de la bande dessinée, et non pas à lui emprunter seulement des codes ou des personnages.
Jochen Gerner : C’est peut-être le fait que je vienne justement du monde de l’édition. Pour moi, c’est une sorte de circuit de que je connais, et que je ne vais prendre vu de l’extérieur. J’arrive un peu dans le milieu de l’art contemporain, mais en ne me détachant pas de l’endroit d’où je viens. D’ailleurs, je ne vais pas à un endroit pour me séparer d’un autre endroit, je reste toujours avec tous mes bagages. L’avantage que l’on peut avoir en tant qu’auteur de bande dessinée, à être exposé dans une galerie d’art contemporain, c’est que l’on emmène avec nous ce bagage, cette idée d’édition. Alors que beaucoup de plasticiens pensent, de manière fort intéressante souvent, l’idée d’exposition, mais ils ont cette sorte de frustration par rapport à l’idée d’édition. Ils essaient toujours d’avoir un catalogue, une chose éditée qui accompagne leur projet, et souvent ce sont même eux qui payent l’édition de ce projet. Nous, on arrive avec cette double réflexion à la fois d’exposition et d’édition, et du coup, à la limite, c’est presque plus facile pour nous. Et par rapport à l’exposition dont tu parles, il y avait beaucoup de choses, c’étaient les dessinateurs de bande dessinée d’un côté, et les plasticiens de l’autre, et on ne voyait pas trop le mélange, en fait.
Xavier Guilbert : J’ai une toute dernière question, qui concerne les dates de ces références. Parce qu’en dehors des couvertures de Soleil et le catalogue IKEA, toutes les références que tu utilises (Tintin, Hergé, Blake et Mortimer, Martine, les petits formats), on est dans des choses qui datent des années 50, 60, 70. Est-ce pour leur statut de «classiques», leur valeur symbolique…
Jochen Gerner : Non, c’est parce que l’ultra-contemporain, ce que l’on voit aujourd’hui, c’est une sorte de mille-feuilles à la fois du présent très proche, et du passé très lointain. Donc je travaille sur ce que je vois autour de moi. Globalement, ce qu’on voit autour de nous, ce sont surtout des choses très anciennes, l’utra-contemporain, c’est assez infime en proportion. Il y a aussi l’idée de travailler sur quelque chose qui a une sorte de résistance au temps, et de maturité. De voir comment on peut regarder quelque chose de connu par le plus de monde. C’est plus risqué de travailler directement sur quelque chose d’ultra-présent, et de prendre du recul. Il y a vraiment cette idée de — si je suis un géologue et que je fais un forage, je m’intéresse aux couches qui sont cachées, et qui sont les plus anciennes. Ce n’est pas que j’ai un amour ou que j’ai un parcours d’historien, je m’intéresse énormément à ce qui se fait actuellement. Mais pour pouvoir comprendre ce qui se fait aujourd’hui, il faut avoir intégré tout ce qui s’est fait avant.
[Entretien réalisé en public dans le cadre du Festival BD à Bastia le 31 mars 2012.]
Notes
- Co-fondateur de la maison d’édition L’Ampoule.
- Directeur artistique de Libération.
- Sous-marin, publié dans Lapin n°42.
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